De Grégoire à Jean, évêque de Constantinople.
« Votre Fraternité se
souvient de la paix et de la concorde dont, jouissait l'Église lorsqu'elle fut
élevée à la dignité sacerdotale. Je ne comprends donc pas comment elle a osé
suivre l'inspiration de l'orgueil, et essayé de prendre un titre qui peut
occasionner du scandale dans l'esprit de tous les frères.
J'en suis d'autant
plus étonné, que je me souviens que vous aviez pris la fuite pour éviter
l'épiscopat. Pourtant, vous voulez l'exercer aujourd'hui comme si vous aviez
couru au-devant, sous l'empire de désirs ambitieux. Vous qui disiez bien haut
que vous étiez indigne de l'épiscopat, vous y avez à peine été élevé que,
méprisant vos frères, vous avez ambitionné d'avoir seul le titre d'évêque.
Pélage, mon prédécesseur, de sainte mémoire, avait adressé à Votre Sainteté des
observations fort graves à ce sujet. Il a rejeté, à cause du titre orgueilleux
et superbe que vous y avez pris, les actes du synode que vous avez assemblé
dans la cause de notre frère et coévêque Grégoire, et il défendit de
communiquer avec vous, à l'archidiacre que, selon l'usage, il avait envoyé à la
cour de l'empereur. Après la mort de Pélage, ayant été élevé, malgré mon
indignité, au gouvernement de l'Église[1],
j'ai eu soin d'engager Votre Fraternité, non par écrit mais de vive voix,
d'abord par mes envoyés[2],
et ensuite par l'entremise de notre commun fils le diacre Sabinien, de renoncer
à une telle présomption.
J'ai défendu à ce
dernier de communiquer avec vous si vous refusiez d'obtempérer à ma demande,
afin d'inspirer à Votre Sainteté de la honte de son ambition, avant de procéder
par lesvoies canoniques, si
la honte ne vous guérissait pas d'un orgueil aussi profane, aussi coupable.
Comme avant de faire l'amputation il faut palper doucement la plaie, je vous
prie, je vous supplie, je demande avec le plus de douceur qu'il m'est possible
que Votre Fraternité s'oppose à tous les flatteurs qui lui donnent un titre
erroné, et qu'elle ne consente pas à s'attribuer un titre aussi insensé
qu'orgueilleux. En vérité, je pleure ; et, du fond du cœur, j'attribue à mes
péchés que mon frère n'ait pas voulu revenir à l'humilité, lui qui n'a été
établi dans la dignité épiscopale que pour ramener les âmes des autres à
l'humilité; que celui qui enseigne aux autres la vérité n'ait voulu ni
l'enseigner à lui-même, ni consentir, malgré mes prières, à ce que je prisse ce
soin. »
« Réfléchissez donc,
je vous en prie, que, par cette présomption téméraire, la paix de l'Église
entière est troublée, et que vous êtes ennemi de la grâce qui a été donnée à tous en commun. Plus vous croîtrez
en cette grâce, plus vous serez humble à vos yeux ; vous serez d'autant plus
grand que vous serez plus éloigné d'usurper ce titre extravagant et
orgueilleux. Vous serez d'autant plus riche que vous chercherez moins à
dépouiller vos frères à votre profit. Donc, très-cher frère, aimez l'humilité
de tout votre cœur ; c'est elle qui maintient la concorde entre les frères, et qui conserve l'unité dans la sainte
Église universelle. »
« Lorsque l'apôtre
Paul entendait certains fidèles dire : Moi,
je suis disciple de Paul, moi d'Apollo, moi de Pierre, il ne pouvait voir
sans horreur déchirer ainsi le corps du Seigneur, en rattacher les membres
à plusieurs têtes, et il s'écriait : Est-ce
Paul qui a été crucifié pour vous ? ou bien avez-vous été baptisés au nom de
Paul? S'il ne voulait pas que les membres
du corps du Seigneur fussent rattachés par parties à d'autres têtes qu'à celles
du Christ, quoique ces têtes fussent des apôtres, vous, que direz-vous au
Christ, qui est la tête de l'Église universelle, que lui direz-vous au dernier
jugement, vous qui, par votre titre d'universel, voulez-vous soumettre tous ses
membres? Qui, dites-le-moi, je vous prie, qui imitez-vous par ce titre pervers,
si ce n'est celui qui, méprisant les légions des anges qui étaient ses
compagnons, s'efforça de monter au faîte pour n'être soumis à personne et être
seul au-dessus des autres; qui dit : Je
monterai dans le ciel; j'élèverai mon trône au-dessus des astres du ciel; je
placerai mon siège sur la montagne de l'alliance, dans les flancs de l'Aquilon.
Je monterai au-dessus des nuées; je serai semblable au Très-Haut? »
« Que sont vos
frères, tous les évêques de l'Église universelle, si ce n'est les astres du
ciel ! Leur vie et leur enseignement brillent, en effet, à travers les péchés
et les erreurs des hommes, comme les astres à travers les ténèbres de la nuit.
Lorsque, par un titre ambitieux, vous voulez vous élever au-dessus d'eux, et
rabaisser leur titre en le comparant avec le vôtre, que dites-vous, si ce n'est
ces paroles : Je monterai dans le ciel ;
j'élèverai mon trône au-dessus des astres du ciel ? Tous les évêques ne
sont-ils pas les nuées qui versent la pluie de l'enseignement, et qui sont
sillonnées par les éclairs de leurs bonnes œuvres ? Votre Fraternité, en les
méprisant, en s'efforçant de les
mettre à ses pieds, que dit-elle, si ce n'est cette parole de l'antique ennemi
: Je monterai au-dessus des nuées ?
Pour moi, quand je
vois tout cela à travers mes larmes, je crains les jugements secrets de Dieu ;
mes larmes coulent avec plus d'abondance, mes gémissements débordent de mon
cœur, de ce que le seigneur Jean, cet homme si saint, d'une si grande
abstinence et humilité, séduit par les flatteries de ses familiers, a pu
s'élever jusqu'à un tel degré d'orgueil, que, par le désir d'un titre pervers,
il s'efforce d'être semblable à celui qui, en voulant être orgueilleusement
semblable à Dieu, perdit la grâce de la ressemblance divine qui lui avait été
accordée, et qui perdit la vraie béatitude, parce qu'il ambitionna une fausse
gloire. Pierre, le premier des apôtres, et membre
de l'Église sainte et universelle ; Paul, André, Jean, ne sont-ils pas les
chefs de certains peuples ? et cependant tous sont membres sous un seul chef. Pour tout dire en un mot, les saints avant la loi, les saints sous la loi, les saints sous la grâce, ne forment-ils pas tous
le corps du Seigneur ? Ne sont-ils pas membres de l'Église? et il n'en est
aucun parmi eux qui ait voulu être appelé universel.
Que Votre Sainteté reconnaisse donc combien elle s'enfle en elle-même
lorsqu'elle revendique un titre qu'aucun n'a eu la présomption de s'attribuer
! »
« Votre Fraternité le
sait, le vénérable concile de Chalcédoine n'a-t-il pas donné honorifiquement le
titre d'universel aux évêques de ce
siège apostolique dont je suis, par la volonté de Dieu, le serviteur ? Et
cependant aucun n'a voulu permettre qu'on lui donnât ce titre; aucun ne
s'attribua ce titre téméraire, de peur qu'en s'attribuant un honneur
particulier dans la dignité de l'épiscopat, il ne semblât la refuser à tous les
Frères.
«... Le Seigneur,
voulant rappeler à l'humilité les cœurs encore faibles de ses disciples, leur
dit : Si quelqu'un veut obtenir la
première place parmi vous, il sera le plus petit de tous; ce qui nous fait
connaître clairement que celui qui est véritablement élevé est celui qui
s'humilie dans ses pensées. Craignons donc d'être du nombre de ceux qui
cherchent les premières places dans es synagogues, les salutations sur la place
publique, et qui aiment à être appelés Maîtres parmi les hommes. En effet, le
Seigneur a dit à ses disciples : Ne vous
faites pas appeler Maîtres, car vous n'avez qu'un Maître, et vous êtes tous
frères. Ne vous faites pas non plus appeler Pères, car vous n'avez qu'un Père. « Que diriez-vous
donc, très-cher frère, au terrible jugement à venir, vous qui désirez
non-seulement être appelé Père, mais Père
universel du monde? Prenez donc garde aux mauvaises suggestions ; fuyez
tout conseil de scandale. Il est
nécessaire, il est vrai, que les
scandales arrivent ; mais pourtant, MALHEUR à celui par qui le scandale arrive!
Par suite de votre titre criminel et plein d'orgueil, l'Église est divisée, et
les cœurs de tous les frères sont scandalisés.
«... J'ai cherché,
une fois et deux fois, par mes envoyés et par d'humbles paroles, à corriger le
péché qui est commis contre toute l'Église; aujourd'hui, j'écris moi-même. Je
n'ai rien omis
de ce que l'humilité
me faisait un devoir de faire. Si je ne recueille de ma correction que du
mépris, il ne me restera que la ressource d'en appeler à l'Église. »
*
Père Vladimir Guettée
*
[1] Selon saint Grégoire, tout évêque prend part au
gouvernement de l'Église, l'autorité résidant dans l'épiscopat.
[2] L'évêque de Rome avait des envoyés à la cour de
Constantinople depuis que cette ville était la résidence des empereurs.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire