Saint Séraphim de Vyritsa
C'est un forçat!
Les Dementievs, la mère (il semble que son nom
était Maria) et sa fille Tatiana faisaient partie des enfants spirituels de
saint Séraphim. C’était une famille de commerçants, le père de famille tenait
un magasin de thé, où, avant la révolution, un véritable Chinois ouvrait la
porte aux clients.
Dementiev avait profondément sondé les secrets de l'art
du thé, raison pour laquelle il avait voyagé à la fois en Inde et en Chine.
Dans l’ardeur de la NEP, [1] ils envoyèrent Dementiev en des endroits qui
étaient sous bonne garde, en tant que membre de la classe oisive. Certes, ils
changèrent d'avis plus tard, car la jeune Union soviétique devait mettre en place un
commerce de thé.
Les gens du NKVD vinrent vers sa femme: "Où est votre mari?" Elle haussa seulement les épaules: "Vous l’avez arrêté, vous êtes ceux qui
devraient le savoir." Et c'est ainsi qu'il disparut dans les camps du nord,
emportant avec lui les secrets de sa maîtrise de thé dans le permafrost.
Mais sa veuve restait pour élever la petite
Tanya. Et elle l'éleva. La fille grandit, devenant brillante, belle, et croyante.
Après la guerre, un jeune homme commença à
courtiser Tanya. Son nom était Nicolas. Candidat au doctorat des sciences de
l'ingénierie, chercheur principal dans un institut de recherche scientifique
sérieux, il travaillait pour la Défense. Il lui fit la cour magnifiquement et
avec tact. Chaque fois qu'il la voyait, il lui apportait des fleurs et
parfois d'autres cadeaux. Il était poli et attentionné; en général, il lui téléphonait tous les jours, il était le prétendant des prétendants. Ils fixèrent une date
de mariage pour un proche avenir.
Mais Maria, la mère de Tatiana, décida, avant cela,de faire
un voyage chez saint Séraphim non pas tant pour avoir
des conseils que pour avoir une bénédiction, afin que tout aille bien pour le
jeune couple.
Elle se dirigea vers le Père Séraphim et demanda:
" Batiouchka, Tu ne me bénis pour donner à
ma fille en mariage ? "
" Avec qui? "
" Avec une bonne personne. "
" Quel genre de bonne personne ? "
" Une bonne personne. Un ingénieur dans un
institut de Défense. Et il est prêt à se marier".
Et elle dit son nom et son prénom. En entendant
cela, saint Séraphim soupira et fit un geste de la main :
" Matouchka, à quoi penses-tu?
Comprends-tu à qui tu donnes ta fille ? C'est un forçat! Un forçat! Quel
mariage? Quel couronnement? [2] Son avenir est sur la route de Vladimirka. [3] La Grande Voie vers la Sibérie est en magasin pour lui."
Maria quitta Vyritsa en se sentant complètement
confuse. D'une part, on ne pouvait pas désobéir à Batiouchka; d'autre part,
elle ne voulait pas perdre un bon gendre. Mais parmi les paroles [de saint Séraphim]
les mots, "c’est un forçat" la frappaient. Elle essayait de se
rappeler le visage et le comportement de Nicolas. Qu'y avait-il à leur sujet
qui était d’un forçat? Son apparence semblait entièrement bien intentionnée...
Elle revint de Vyritsa à Leningrad. Elle n'allait pas à dire quoi que ce soit à
sa fille pendant un certain temps.
Et puis quelque chose d'étrange commença à se
produire. Avant, Nicolas avait appelé tous les jours, et il venait voir Tatiana
presque tous les jours. Mais maintenant, il n'appelait pas pendant une journée
entière, puis deux, puis trois et enfin toute une semaine... Maria et Tatiana commencèrent
à s'inquiéter: qu'est-ce que ce silence signifiait juste avant le mariage? Pourrait-il vraiment avoir changé
d'avis et avoir peur de s’engager? Quelle insulte à la mariée! Ou bien s'était-il
passé quelque chose? Elles appelèrent l'appartement où il vivait.
Elles ne
comprirent pas, elles entendirent quelques réponses étranges: " Qui
êtes-vous? Qu'est-ce que vous lui voulez?" Elles se rendirent à son
appartement et entendirent: "Il ne vit plus ici." Et les locataires agissaient
quelque peu étrangement et ne les regardaient pas dans les yeux.
Enfin Maria décida de franchir une étape,
elle se rendit au lieu de travail de Nicolas. Là, ils l’accueillirent encore
plus étrangement qu’à son domicile. Tout le monde l'évitait comme la peste. Ils
ne voulaient pas donner de réponse claire à ses questions. Enfin, le vieux
chef du personnel se sentit désolé pour elle, et il l’invita à son bureau et lui
raconta ce qui suit:
Il s'avère que quelques temps auparavant la
défense de thèse de doctorat de Nicolas avait eu lieu. La thèse fut brillante.
Tout le monde le complimenta, jusqu'à ce que ce soit au tour d’un vieux
professeur de s’exprimer. Il se leva et dit: "Amis et collègues. Je ne
m'inquiète pas, je n'ai que peu de temps à vivre. Je dois vous dire la vérité
sur cette thèse. Elle est plagiée. Elle a été copiée à partir du travail que j'ai supervisé de
notre ancien collègue A.M.!"
Tout le monde fut horrifié.
A.M. avait été arrêté en vertu de l'article 58. [4] Mais la preuve du plagiat
était lourde et l'affaire ne put être ignorée. Comme le sujet était sur un
projet militaire secret, les principaux points qui avaient été volés par Nicolas,
le cas a suscité l'intérêt des autorités compétentes. Et il s'est avéré que Nicolas,
avait pris connaissance du texte de la thèse d’A.M., avait rédigé un rapport
contre lui pour les autorités, et avait volé son travail et son invention également.
Et ils arrêtèrent Nicolas pour cela. Ainsi s'accomplit la prophétie de saint Séraphim, "C'est un forçat."
Version française Claude Lopez-Ginisty
d'après
Notes:
[1] NEP - Nouvelle politique économique: la
politique de l'Union soviétique de 1922 à 1928, qui a permis une certaine
quantité du capitalisme, pour tenter de sauver l'économie.
[3] Vladimirka - la route de Vladimir, c'est la voie par laquelle les
condamnés de l'Etat étaient envoyés en Sibérie.
[4] Article 58 de l'URSS : "activité contre-révolutionnaire."