Isidore de Péluse, « Lettres, tome III, Lettres 1701-2000 ». Texte critique, traduction et notes par Pierre Évieux avec la collaboration de Nicolas Vinel. Collection « Sources chrétiennes » n° 586, Paris, Cerf, 2017, 488 p.
Saint Isidore de Péluse est l’auteur de 2000 lettres que la collection « Sources chrétiennes » publie peu à peu. Ce troisième volume comporte les lettres 1701 à 2000, tandis que le volume 1 (n° 422, 1997) comportait les lettres 1214 à 1413 et le volume 2 (n° 454, 2000) les lettres 1414 à 1700. Il reste donc à publier plus de la moitié de cette vaste correspondance.
Cette édition a été préparée par Pierre Évieux, mais son décès en 2007 a exigé pour le présent volume la collaboration de Nicolas Vinel.
Le tome 1 comporte une remarquable introduction de Pierre Évieux (180 pages), dans laquelle il livre un résumé de ses savantes recherches sur l’auteur, qui ont été intégralement exposées dans un livre de référence (Isidore de Péluse, « Théologie historique », Paris, Beauchesne, 1995).
Alors que beaucoup de spécialistes avaient dans les décennies précédentes douté de l’attribution de ce corpus de lettres à Isidore de Péluse et avaient même douté de l’existence du Pélusiote, les recherches de Pierre Évieux ont établi avec de solides bases argumentaires la réalité de l’une et de l’autre.
Né vers 355, issu d’une famille aisée et pieuse, Isidore passa par toute la formation grecque classique (incluant notamment la connaissance des poètes, des orateurs antiques et des philosophes); cela explique à la fois sa vaste culture (on disait de lui qu’il était tout une bibliothèque) et la grande qualité de son style. Après avoir été formé à Péluse puis à Alexandrie où il se perfectionna dans l’art de la rhétorique, il obtint la chaire de sophiste à Péluse. Vers 385, il embrassa la vie monastique au désert de Nitrie, où il s’imprégna de la spiritualité des Pères du désert, ce qui valut à certains de ses enseignements de figurer parmi les Apophtegmes de la collection alphabétique, et se traduit dans ses lettres par des références aux cadres classiques de la spiritualité de cette époque fondatrice de l’ascétique chrétienne orientale, qui fut aussi son âge d’or. Après quelque temps, il retourna à Péluse où il fut ordonné prêtre par l’évêque Ammonios qui lui confia les fonctions de didascale. Les mœurs de certains membres du clergé étaient alors très dégradées. Isidore multiplia les remontrances (on en trouve de nombreuses traces dans sa correspondance), et finit, par entrer en conflit avec le nouvel évêque du lieu, Eusèbe, qui le chassa du presbyterium. Il se retira alors (vers 413) dans un monastère situé à environ 20 km de la ville, où il termina sa vie dans l’ascèse et la prière, tout en continuant sa correspondance. Il mourut aux environs de 435-440.
Les 2000 lettres écrites par Isidore s’adressent à 426 destinataires, appartenant à divers milieux: 172 clercs (à qui sont adressées 1239 lettres); 63 moines (150 lettres), 138 laïcs (549 lettres), parmi lesquels 104 sont dans l’administration impériale (413 lettres) et 34 sont impliqués dans la vie municipale (136 lettres); à noter que l’on trouve au moins 24 païens parmi les destinataires. On peut comprendre à partir de là que ces lettres apportent une foule de renseignements sur la situation de l’Église et de la société de l’époque, et qu’elles abordent les sujets les plus divers, répondant le plus souvent aux questions de correspondants dont les conditions sont différentes et le niveau spirituel variable. Isidore traite volontiers de questions exégétiques, mais, en rapport avec la situation et les interrogations de son milieu, il aborde le plus souvent des thèmes ascétiques et moraux. La théologie est peu présente dans ces lettres, mais Isidore manifesta aussi sa compétence dans ce domaine: contemporain du concile d’Éphèse, il fut en correspondance avec saint Cyrille d’Alexandrie, et Sévère d’Antioche mentionne ses positions.
Les lettres d’Isidore se caractérisent par leur brièveté (elles n’ont parfois que quelques lignes). Leur style est sobre et concis, jusqu’à prendre la forme de maximes, ce qui lui donne souvent une forme percutante, mais ne l’empêche pas d’être d’une grande élégance et de manifester un grand sens de la mesure. L’intelligence s’y conjugue avec une haute qualité spirituelle. Elles sont empreintes d’une profonde sagesse, reflet de celle des Pères du désert, mais intégrant aussi dans une perspective chrétienne le meilleur de la sagesse antique, stoïcienne en particulier.
Nous en donnons ci-dessous quelques exemples, tiré du volume 3 qui vient de paraître:
Lettre 1779, à Nil
« Le juste tombera sept fois » (Pr 24, 16) n’est pas dit au sens premier, mais parce que celui qui lutte en respectant la Loi tombe nécessairement, tel un athlète. Or cela n’est pas forcément la cause d’une défaite, mais souvent d’une victoire: beaucoup, dans leur chute, ont déséquilibré ceux qui semblaient stables en projetant, par le pied, tout le corps au sol et en arrachant la victoire. Voilà pourquoi on ne dit pas seulement qu’il tombera, mais on ajoure aussi qu’il se relèvera, pour annoncer son couronnement. L’homme qui, même quand il chutera, se redressera vite, considère-le comme excellent.
Lettre 1795, à Léontjos
La vertu est si loin d’être prise en défaut par les vicissitudes de l’existence que, en leur appliquant des rênes adaptées, elle garde la direction qui convient. En effet, elle associe la parcimonie à la richesse, la mesure à la gloire, la modestie au pouvoir et le courage à la pauvreté. Si donc elle triomphe des revirements de situation, si elle acquiert ici-bas une renommée vénérable et qu’elle doive la conserver dans l’au-delà, pourquoi ne l’embrassons-nous pas?
Lettre 1803, à Cyros, prêtre
Bien que le sacerdoce soit plus éminent et plus digne que toute royauté, ceux qui l’ont reçu ne doivent pas pour autant se croire au-dessus des autres, mais estimer que la douceur mêlée d’intelligence en est l’ornement le plus convenable et le plus approprié, en songeant qu’il est supérieur à toute distinction et toute dignité humaines, que c’est par la grâce et la disposition divines qu’ils l’ont reçu en vue d’aider les autres, et qu’ils ne sauraient avoir le droit de l’outrager par la tyrannie.
Lettre 1806, à Harpocras, sophiste
Quand une armée allie la prudence, la discipline et l’ordre à un général vertueux, alors elle paraît redoutable à ses adversaires et remporte souvent les trophées avant l’assaut, car les ennemis cherchent à négocier et envoient des ambassadeurs. Dès lors, puisque routes ces qualités, dont nous aurions besoin contre les démons, nous font défaut (au lieu de nous liguer contre eux, nous nous liguons avec eux les uns contre les autres), notre défaite n’a rien d’étonnant: ce qui serait étonnant, c’est plutôt que, sans rien faire de ce qui convient aux vainqueurs, nous soyons dignes la victoire.
Lettre 1840, à Hirakléios
Combien de gens, pour avoir désiré plus, ont tout perdu? Pour avoir accumulé le superflu, combien ont perdu même le nécessaire? Pour avoir outrepassé les limites légitimes, combien ont été dépouillés d’une fortune moyenne? Il faut donc retrancher le superflu, afin d’être riches du nécessaire: la plus grande richesse, ce n’est pas d’avoir la richesse, mais de ne pas en avoir besoin.
Lettre 1847, à Paul
Il faut garder sa langue bienveillante et noble: puisqu’il s’agit d’extraire de l’abîme du vice ceux qui y ont sombré, et qu’il semble parfaitement absurde que la personne censée en relever d’autres chute elle-même, elle sera fondée, autant que possible, à voiler la turpitude de leurs actes par la noblesse de ses mots, pour éviter de salir sa propre langue en voulant les réprimander, et de se souiller elle-même en souhaitant les débarrasser d’une souillure. Si tu déclares qu’il est impossible de toucher l’auditeur en disant les choses avec noblesse, je déclare pour ma part que l’homme qui méprise un reproche modéré fait encore moins de cas d’un reproche immodéré et brut : si la douceur de la voix et la noblesse des mots sont sans utilité, il y a peu de chances que l’exposition brute des actes soit utile.
Lettre 1859, à Théodore, Augustale.
Le signe d’un tempérament d’homme d’État n’est pas, comme tu le crois, la vanité et l’orgueil, mais la douceur, l’affabilité et un comportement clément envers tous. La première attitude est celle d’une bête sauvage et d’un serpent, la seconde est propre à commander et très utile aux sujets. En effet, ce n’est pas l’orgueil, mais la prudence des chefs qui règle les affaires des sujets. L’un est dangereux pour eux-mêmes et pour leurs subordonnés, l’autre est sûre pour tous: pour les uns, s’ils amènent le pouvoir à se faire plus proche du peuple ; pour les autres, s’ils changent la clémence des chefs en une affection supérieure il la crainte.
Lettre 1901, à Stratégios, moine
Celui qui constate en philosophe que la nature des choses n’est rien de plus que le courant d’un fleuve, une fumée dispersée dans l’air et une ombre fuyante – voire moins que cela –, ne saurait être ni exalté par les événements heureux ni accablé par les malheurs: au milieu de ces changements, il gardera son esprit inchangé. En effet, celui qui ne s’attache pas aux bonheurs présents ne sera pas non plus affligé s’ils disparaissent.
Jean-Claude Larchet