Jean-Claude Larchet, vous êtes un des premiers à avoir développé une réflexion théologique sur la maladie, la souffrance, la médecine. Votre livre « Théologie de la maladie » paru en 1991 a été traduit en de nombreuses langues, et en relation avec l’épidémie du covid-19, il va paraître prochainement en traduction japonaise. Vous avez publié aussi une réflexion sur la souffrance : « Dieu ne veut pas la souffrance des hommes », qui a paru également dans divers pays.
Tout d’abord quelle est votre opinion générale sur l’épidémie que nous connaissons actuellement ?
Je n’en suis pas étonné : il y a, depuis des millénaires, environ deux grandes épidémies par siècle, et plusieurs autres épidémies de moindre importance. Leur fréquence s’accroît cependant de plus en plus, et la concentration de population dans notre civilisation urbaine, la circulation favorisée par la mondialisation, ainsi que la multiplicité et la rapidité des moyens de transport modernes les transforment facilement en pandémies. La présente épidémie était donc prévisible, et annoncée par de nombreux épidémiologistes qui ne doutaient pas de sa venue, ignorant seulement le moment précis où elle surviendrait et la forme qu’elle prendrait. Ce qui est surprenant, c’est le manque de préparation de certains États (l’Italie, l’Espagne et la France notamment), qui au lieu de prévoir le personnel médical, les structures hospitalières et le matériel nécessaire pour affronter le fléau, ont laissé se dégrader l’hôpital et laissé externaliser (en Chine, comme tout le reste) la production de médicaments, de masques, de respirateurs, dont on manque aujourd’hui cruellement.
Les maladies sont omniprésentes dans l’histoire de l’humanité, et il n’est pas d’homme qui ne les rencontre pas au cours de sa vie. Les épidémies sont simplement des maladies qui sont particulièrement contagieuses et se répandent rapidement jusqu’à atteindre une part importante de la population. La caractéristique du virus covid-19 est qu’il affecte gravement le système respiratoire des personnes âgées ou fragilisées par d’autres pathologies, et qu’il a un haut degré de contagiosité qui sature rapidement les systèmes de soins intensifs par le grand nombre de personnes atteintes simultanément dans un court laps de temps.
Les Églises orthodoxes ont réagi par étapes, à des vitesses et sous des formes variables. Qu’en pensez-vous ?
Il faut dire que les différents pays n’ont pas été atteints par l’épidémie au même moment ni au même degré, et chaque Église locale a adapté sa réaction à l’évolution de la maladie et aux mesures prises par les États. Dans les pays les plus atteints, la décision d’arrêter la célébration des offices a été prise rapidement, à quelques jours de différence seulement. Ne prévoyant pas un tel arrêt dans l’immédiat, certaines Églises (comme l’Église russe) ont pris des mesures pour limiter la contamination possible au cours des services liturgiques ou de la dispensation des sacrements ; aujourd’hui elles sont contraintes de demander aux fidèles de ne pas venir à l’église.
Ces différentes mesures ont suscité des débats et même des polémiques, de la part du clergé, des communautés monastiques, des fidèles, des théologiens…
Un premier objet de polémique a été la décision de certaines Églises de modifier les modalités de la communion eucharistique.
À cet égard, il faut distinguer deux choses : les à côtés de la communion et la communion elle-même.
Il peut y avoir un risque de contamination par les « à côtés » de la communion : le fait d’essuyer les lèvres de chaque communiant avec un même linge (comme on le fait de manière appuyée dans certaines paroisses de l’Église russe), ou de boire, après la communion, comme c’est la coutume dans l’Église russe également, la « zapivka » (mélange d’eau douce et de vin) dans les mêmes coupes. C’est la raison pour laquelle les mesures prises d’utiliser dans le premier cas des serviettes en papier et dans le deuxième cas des gobelets à usage unique (les uns et les autres étant brûlés ensuite) ne se prête à mon sens à aucune objection.
En ce qui concerne la communion elle-même, plusieurs Églises ont renoncé à la façon traditionnelle de la donner aux fidèles, qui est de l’introduire dans la bouche avec la Sainte Cuiller. Certaines Églises ont préconisé dans verser le contenu dans la bouche ouverte en gardant une certaine distance par rapport à celle-ci, d’autres – comme l’Église russe – ont proposé de désinfecter la Cuiller dans de l’alcool entre deux communiants, ou d’utiliser des cuillers à usage unique qui seront ensuite brûlées. Je crois qu’aucune Église n’a supposé que le Corps et le Sang mêmes du Christ, dont toutes les prières avant et après la communion rappellent qu’il est donné « pour la santé de l’âme et du corps » soit par lui-même un facteur de contamination (on ne trouve cette dernière idée que dans un article – devenu viral sur Internet, c’est pour cette raison que je le cite – de l’archimandrite Cyrille Hovorun, qui est une somme d’hérésies). Mais des doutes sont portés sur la Cuiller elle-même, et cela suscite un débat, certains considérant surtout le fait qu’elle touche la bouche des fidèles, d’autres considérant surtout le fait qu’étant trempée dans le Corps et le Sang du Christ, elle est désinfectée et protégée par eux. Ces derniers notent que les prêtres qui, dans de grandes églises où il y a inévitablement parmi les fidèles des malades de toute sorte, consomment à la fin de la Liturgie le reste des Saints Dons sans jamais contracter de ce fait aucune maladie. Ils notent aussi que, durant les grandes épidémies du passé, les prêtres ont donné la communion aux fidèles contaminés sans être eux-mêmes contaminés. En ce qui concerne ce dernier point, je n’ai pas d’information sûre provenant de documents historiques. En revanche, le commentaire que, dans son « Pidalion » (recueil et commentaires des canons de l’Église orthodoxe), saint Nicodème l’Hagiorite (qui a vécu dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle) fait du canon 28 du 6e Concile Œcuménique, admet que « les prêtres fassent quelque changement dans les périodes de peste » dans leur façon d’administrer la communion aux malades, « en plaçant le Pain sacré dans quelque récipient sacré, afin que les mourants et les malades puissent le prendre avec des cuillères ou quelque chose de similaire », « le récipient et les cuillères devant être placés ensuite dans du vinaigre, et le vinaigre devant être versé dans un creuset de fondeur, ou de toute autre manière possible, plus sûre et canonique ». Cela suppose qu’à son époque (et probablement déjà avant), il était admis que l’on donne la communion par plusieurs récipients et cuillères, et que ceux-ci soient ensuite désinfectés (le vinaigre ayant, par son degré d’alcool et son acidité, des propriétés antiseptiques et antifongiques (qui, entre parenthèses, seraient tout à fait insuffisantes contre le covid-19). C’est sur ce texte, cité également dans le manuel de référence du grand liturgiste russe du XIXe siècle S. V. Boulgakov, que l’Église russe a appuyé les dispositions qu’elle a prises.
Je pense pour ma part que celui qui a une foi suffisante pour communier avec confiance avec la cuiller ne court aucun risque, et que les Églises qui ont pris des dispositions spéciales l’ont fait, dans le meilleur des cas, en ayant en vue les fidèles ayant une foi plus faible et ayant des doutes. Les Églises ont en quelque sorte suivi le précepte de saint Paul qui dit : « J’ai été faible avec les faibles, afin de gagner les faibles » (1 Corinthiens 9, 22). Il faut rappeler que la communion n’a pas un effet magique : comme pour tous les sacrements, la grâce est donnée en plénitude, mais la réception de la grâce est proportionnelle à la foi du récepteur (les Pères grecs utilisent le mot grec « analogia » pour désigner cette proportionnalité) à tel point qu’il est même dit par saint Paul, et rappelé, dans les prières avant la communion, que celui qui communie indignement peut en devenir malade d’âme et de corps (1 Corinthiens 11, 27-31), ou peut communier « pour sa propre condamnation ».
En tout état de cause, chaque Église locale est souveraine pour prendre, par économie, toutes les dispositions utiles dans chaque circonstance particulière.
Le deuxième objet de polémique a été la fermeture des églises et l’arrêt des services liturgiques.
Il faut noter tout d’abord que la plupart des États n’ont pas ordonné la fermeture des églises, limitant seulement leur accès à quelques personnes, puis les visites à des individus isolés ; mais les mesures de confinement ont rendu tout déplacement et toute visite impossibles. Dans la plupart des Églises locales, cependant, la célébration des Liturgies continuent avec le prêtre, un chantre, éventuellement un diacre et un servant (sauf en Grèce, où cela a été proscrit même dans les monastères, ce qui est paradoxal s’agissant d’un pays à l’identité orthodoxe forte et où l’Église bénéficie d’une reconnaissance officielle par l’État).
Des extrémistes ont développé des théories complotistes, voyant derrière les décisions des États la volonté de certains groupes d’influence de détruire le christianisme. Ils ont établi un parallèle avec la période des persécutions dans les premiers siècles, appelant les chrétiens à la résistance et citant les martyrs en exemple. Ces positions sont évidemment excessives et le parallèle avec l’époque des persécutions abusif. On ne demande pas aux chrétiens de renoncer à leur foi et d’adorer un autre dieu. Les églises ne sont pas fermées, et les limites posées à leur fréquentation sont provisoires. Les États n’ont fait que leur devoir pour protéger la population en prenant la seule mesure dont on dispose – le confinement – pour limiter la contagion, pouvoir soigner au mieux ceux qui sont malades et limiter le nombre de décès.
J’ajouterai qu’une église n’est pas un endroit magique, totalement à l’abri du monde environnant, où l’on ne pourrait contracter aucune maladie, surtout si celle-ci est hautement contagieuse. C’est vrai que dans les temps anciens, lors d’épidémies, on avait une attitude différente : les gens se rassemblaient dans les églises et les processions se multipliaient. Ce que l’on oublie, c’est que les églises devenaient des mouroirs. Ainsi, pendant les grandes épidémies qu’a connu l’empire byzantin, il n’était pas rare de trouver des centaines de cadavres entassés dans les églises.
L’Église a le devoir de protéger la santé et la vie de ses fidèles, mais de protéger aussi ceux qu’ils pourraient contaminer à l’extérieur, et de ne pas compliquer le travail des soignants, qui, si le système est saturé, risquent de ne plus pouvoir traiter tout le monde, de devoir faire des tris, autrement dit d’abandonner et de laisser mourir les personnes les plus fragiles. En outre, s’il y a trop de morts en même temps, on ne peut plus leur assurer des obsèques : nous avons tous été attristés de voir, en Italie, une file de camions de l’armée conduisant des dizaines de morts directement au crématorium, sans aucune présence familiale ni religieuse possible… En Chine, on a brûlé à la chaîne des milliers de cadavres, et c’est seulement plusieurs semaines plus tard que les familles peuvent venir récupérer les cendres de leurs parents défunts sur des palettes où s’entassaient les urnes funéraires.
Les communautés monastiques (y compris celles du Mont-Athos) ont toutes pris la décision, en fermant leurs portes, de protéger leurs visiteurs et pèlerins contre une contamination mutuelle, mais aussi de protéger leurs membres, ce qui leur permet de continuer à célébrer la Liturgie et d’accomplir une de leurs tâches essentielles, dont nous avons particulièrement besoin en cette période : prier pour le monde.
Le fait qu’il soit devenu pour un certain temps impossible de communier pose un grave problème à certains fidèles. Là encore certains extrémistes voient l’effet réussi d’un complot anti-chrétien…
Je ne partage pas ces théories complotistes en tant qu’elles mettent en cause des hommes ou des organisations, d’autant que, comme je l’ai dit, les épidémies sont récurrentes et cycliques dans l’histoire de l’humanité ; je pense néanmoins que dans cette épidémie et dans ses conséquences, le diable est à l’œuvre ; je vous dirai pourquoi dans la suite de notre entretien.
En ce qui concerne la privation de communion on peut dire plusieurs choses. Ceux qui sont habitués à communier chaque semaine (ou plus) et tirent de la communion de grandes forces pour leur vie, souffrent beaucoup de cette situation et on les comprend. À titre de consolation, on peut rappeler que sainte Marie d’Égypte, dont nous commémorons solennellement la vie sainte le cinquième dimanche du Grand Carême, n’a communié qu’une seule fois dans sa vie, juste avant sa mort, et qu’à son époque (cela est rappelé dans sa Vie que nous lisons à l’église à l’occasion de cette commémoration), la coutume était que les moines vivant en communauté se retirent individuellement dans le désert au début du Grand Carême, et ne reviennent au monastère que le Jeudi Saint pour recevoir la communion. On peut rappeler aussi que beaucoup de Pères retirés dans le désert ne communiaient, au plus, qu’une fois par an. Nous sommes par la force des choses soumis au même éloignement de la communion pendant ce Grand Carême, et pouvons ainsi, grâce aussi au confinement dans notre appartement (qui est devenu pour beaucoup, dans notre monde de mouvement incessant et d’occupations extérieures, aussi austère qu’un désert) partager un peu leur expérience. Nous pouvons en tirer certains bénéfices. Tout d’abord aujourd’hui, dans la diaspora surtout, la communion est devenue fréquente (alors qu’il y a quelques décennies, dans les pays orthodoxes, elle était au contraire rare), à tel point qu’il y a un risque qu’elle se banalise. Il y a quelques années, j’avais parlé de cela avec Mgr Athanase Jevtić, qui m’avait dit qu’il est utile de jeûner périodiquement de la communion, afin de retrouver le sens de sa gravité, et de s’approcher d’elle en en ressentant véritablement le désir et le besoin. Ensuite, on peut rappeler que les effets de la communion ne se dissipent pas après l’avoir reçue. Ses effets sont proportionnels à la qualité de notre réceptivité, et cette réceptivité concerne non seulement notre état de préparation à la communion, mais notre état à son égard après l’avoir reçue. Pour nous aider, l’Église nous fournit une série de prières avant la communion et après la communion. Je connais plusieurs pères spirituels qui incitent leurs enfants spirituels à lire chaque jour les prières après la communion jusqu’à la communion suivante, de manière à garder la conscience « des dons précieux qui ont été reçus » et à continuer à actualiser la grâce qu’ils nous ont apportée.
Par rapport à l’impossibilité de participer aux services liturgiques, que peut-on dire ?
Je pense qu’il est possible de les célébrer chez soi sous les formes prévues en l’absence de prêtre, en lisant notamment les Typiques à la place de la Liturgie, bien qu’évidemment ils ne puissent pas complètement la remplacer, et même qu’il y manque l’essentiel : la célébration du Saint Sacrifice qui ne peut être accomplie que par un prêtre. Beaucoup de fidèles ont les textes liturgiques à la maison (notamment le Petit euchologe prévu précisément pour une célébration domestique, en cas d’absence de prêtre) ; sinon la plupart des textes sont trouvables sur Internet. On peut aussi développer la pratique de la Prière de Jésus : au Mont-Athos, les petites communautés ou les ermites qui vivent dans les « déserts » et n’ont pas de prêtre, remplacent les offices par une quantité donnée d’invocations adressées au Christ, à la Mère de Dieu et aux saints. Saint Éphrem de Katounakia, se référant à saint Jean Chrysostome, disait : « Les gens dans le monde qui n’ont pas la possibilité de se rendre à l’église ni le samedi, ni le dimanche peuvent à ce moment-là faire de leur âme un autel en disant la Prière. »
Il est possible aussi, dans les pays orthodoxes, de suivre la Liturgie transmise en direct à la télévision ou sur Internet, comme le font habituellement beaucoup de personnes âgées ou de malades qui ne peuvent se déplacer. Cela ne remplace pas une participation réelle, avec une présence physique au sein de la communauté, mais l’on peut néanmoins s’associer à la célébration et éprouver le sentiment d’une identité d’appartenance et d’action communautaire en une même période de temps, la communauté ecclésiale s’étendant au-delà du visible et des personnes présentes (c’est ce que l’on appelle « la communion des saints »).
Dans une interview récente, la métropolite de Pergame, Jean Zizioulas, condamnant la décision de certaines Églises de fermer les églises et d’arrêter les célébrations, affirmait que lorsque la Liturgie n’est plus célébrée, il n’y a plus d’Église. Qu’en pensez-vous ?
Sa position se comprend par sa doctrine personnaliste qui donne le primat au relationnel, et qui identifie de ce fait la Liturgie avec la synaxe (l’assemblée des fidèles) plus qu’avec le sacrifice eucharistique lui-même. En fait, la Liturgie continue à être célébrée dans toutes les Églises (dans les monastères, mais aussi en très petit comité dans beaucoup d’églises). Et c’est cela qui est important. La valeur de la Liturgie ne dépend pas du nombre de participants présents, ni la valeur et la porté du Saint Sacrifice du nombre de Liturgies célébrées. Lorsque des centaines de milliers d’églises célèbrent simultanément la Liturgie, elles actualisent (c’est là le sens du mot « anamnèse », qui désigne le cœur de la Liturgie) l’unique sacrifice du Christ. S’il n’y avait plus qu’une seule Liturgie qui soit célébrée, y compris par une seule des Églises locales, cet unique Sacrifice serait célébré également, avec la même portée, car il s’étend à tout l’univers. En ce qui concerne les fidèles, il faut rappeler que la Liturgie de saint Basile, que nous célébrons pendant ces dimanches du Grand Carême, prévoit explicitement leur absence éventuelle, une prière demandant à Dieu de se souvenir de « ceux qui sont absents pour de justes raisons », ce qui les associe d’une certaine manière aux fidèles présents et à la grâce qui leur est dispensée.
Comment vivre le confinement ? Cela pose apparemment des problèmes à nos contemporains…
Nous avons la chance que la quarantaine imposée par l’État coïncide en partie avec la « sainte quarantaine » du Grand Carême. C’est la tradition, pour nous orthodoxes, pendant cette période, de limiter nos sorties, nos activités de loisir et notre consommation ; c’est la tradition aussi de profiter de cette période de calme et de plus grande solitude, pour faire retour en nous-même, augmenter nos lectures spirituelles et prier davantage. Pour tout cela, nous avons l’expérience des années passées ; il faudra seulement prolonger l’effort de quelques semaines.
Globalement, le confinement est une bonne occasion d’expérimenter l’hésychia chère à la spiritualité orthodoxe, état fait de solitude et surtout de calme extérieur et intérieur, de se reposer ainsi du mouvement incessant, du bruit et du stress liés aux conditions de vies habituelles, et de ré-habiter notre demeure intérieure, ce que les Pères hésychastes appellent « le lieu du cœur ».
Le confinement permet aussi au couple et aux enfants d’être ensemble plus souvent que d’habitude, et c’est bénéfique pour tous. Certes cela ne va pas toujours de soi, car certains ne sont pas habitués à la vie commune sur une longue durée, mais ce peut être justement l’occasion de la renforcer positivement.
Ce retour sur soi et sur la vie conjugale et familiale ne doit pas pour autant être un oubli des autres. L’aumône, qui fait partie des pratiques habituelles du carême, peut prendre la forme d’une assistance plus soutenue et régulière aux personnes que nous connaissons et qui souffrent de maladie, de solitude ou d’inquiétude excessive. Pour cette activité, les moyens de communication modernes ont du bon…
Je note que beaucoup de nos concitoyens doivent s’inventer des activités sportives en appartement. Pendant le carême, nous avons l’habitude de faire des grandes prosternations. Nous pouvons les multiplier (les moines ont pour règle d’en faire au moins 300 par jour, certains d’entre eux en font jusqu’à 3000 !). Le patriarche Paul de Serbie, qui en a fait chaque jour jusqu’à l’âge de 91 ans (seule une blessure au genou a pu l’arrêter !), disait, fort de ses études de médecine et de son bon état de santé, que c’est la meilleure gymnastique que l’homme puisse faire pour se maintenir en forme…
Venons-en maintenant, si vous le voulez bien, à des questions plus théologiques. Tout d’abord à qui ou à quoi peut-on rapporter l’épidémie actuelle et les maladies en général ?
Une épidémie est une maladie contagieuse qui se répand. On peut en dire tout ce que l’on dit de la maladie, sauf que le caractère massif qui s’impose à une région, à un pays ou au monde entier, comme c’est le cas actuellement, suscite des questions supplémentaires. Il n’est pas étonnant, dans le discours religieux, de voir ressurgir le thème de l’Apocalypse, de la fin du monde, ou l’idée d’un châtiment divin pour les péchés des hommes, avec des allusions au déluge (Gn 6-7), au sort de Sodome et de Gomorrhe (Gn 19), à la peste qui décima le camp de David après le recensement (2 Sm 24, 15-15) ou aux sept plaies d’Égypte (Ex 7-11). Des mises au point s’imposent donc.
Selon la conception orthodoxe développée par les Pères à partir de la Bible, le péché ancestral (que l’on appelle dans la tradition occidentale le péché originel) a eu, sur le plan physique, trois effets : la passibilité (dont la souffrance est une forme majeure), la corruption (dont la maladie est la forme principale) et la mort, qui résulte de cette dernière. Le péché d’Adam et d’Ève a consisté à se séparer de Dieu, ce qui a eu pour conséquence la perte de la grâce qui leur assurait l’impassibilité, l’incorruptibilité et l’immortalité. Adam et Ève étant les prototypes de l’humanité, ils ont en conséquence transmis à leurs descendants leur nature humaine altérée par les effets délétères de leur péché ; le désordre qui a affecté la nature humaine a affecté également la nature tout entière, car l’homme, séparé de Dieu, a perdu son statut de roi de la création, et a privé les créatures de la grâce qu’il leur transmettait en tant que médiateur. Alors qu’à l’origine la création était entièrement bonne, telle que Dieu l’avait créée (selon ce que nous dit le chapitre 1 de la Genèse), le mal s’est introduit en elle comme en l’homme, un mal qui n’est pas seulement moral, mais physique, et se traduit par du désordre qui affecte l’ordre initial de la création, et des processus de destruction de ce que Dieu a établi. La Providence de Dieu a empêché, comme le note Vladimir Lossky, la création d’être entièrement détruite, mais la nature est devenue un champ de bataille où s’affrontent en permanence le bien et le mal. Les organismes vivants se battent constamment pour éliminer des microbes, bactéries ou virus, ou des altérations génétiques (dues au vieillissement ou à des facteurs environnementaux) qui cherchent à les détruire, jusqu’à ce que, affaiblis par l’âge, qui diminue leurs défenses immunitaires, ils soient finalement vaincus et meurent. Des bactéries ou des virus peuvent n’affecter pendant des millénaires que des espèces animales, ou être conservés par elles sans les affecter, et tout d’un coup se transmettre à l’homme. C’est ce qui s’est passé pour les différentes espèces de virus qui ont provoqué des épidémies au cours des dernières décennies.
Vous pointez la culpabilité des premiers parents dans ce processus. Les péchés de leurs descendants, nos propres péchés, jouent-ils un rôle dans ce processus ? Les prières que l’on trouve dans le Grand Euchologe (livre officiel de prières de l’Église) pour les temps d’épidémie, mais aussi les discours de certains évêques, prêtres ou moines, mettent en cause les péchés de tous, voient dans ce qui arrive une sorte de punition à cause d’eux, et invitent à faire pénitence…
Selon la conception orthodoxe (qui diffère sur ce point de la conception catholique du péché originel) la faute même d’Adam et d’Ève est personnelle et ne se transmet pas à leurs descendants ; seuls ses effets se transmettent. Cependant leurs descendants, depuis les origines jusqu’à nos jours, ont, comme le dit saint Paul dans le chapitre 5 de l’épître aux Romains, péché d’une manière semblable à celle d’Adam, se sont faits ses imitateurs, et ont confirmé son péché et ses effets par leurs propres péchés. Il y a donc une responsabilité collective dans les maux qui affectent le monde déchu, qui justifie que l’on puisse mettre en cause le péché et appeler à la pénitence. Cependant cela s’applique à un niveau général, pour expliquer l’origine et la subsistance des maladies et d’autres maux, et non à un niveau personnel pour expliquer qu’elle advienne à telle personne en particulier ou à tel groupe de personnes. Si certaines maladies sont rattachables à des fautes personnelles ou à des passions personnelles (par exemple des maladies liées à un excès de nourriture ou de boissons alcoolisées, ou des maladies sexuellement transmissibles), d’autres surviennent indépendamment de la qualité spirituelle des personnes qu’elles affectent. Les enfants malades ne sont coupables d’aucune faute ; les saints n’échappent pas aux maladies et ont souvent plus de maladies que d’autres qui ont une conduite moralement désordonnée. Parfois les épidémies fauchent des monastères entiers ; par exemple une épidémie de peste a frappé, après la Pâque 346, les monastères de la Thébaïde, et a tué un tiers des « pères du déserts » qui y vivaient, dont saint Pachôme le père du monachisme cénobitique, le successeur qu’il avait désigné, et près de cent moines dans chacun des grands monastères de la région. Pendant les grandes épidémies de peste du passé, les observateurs chrétiens étaient bien obligés de constater que la maladie frappait les gens de manière aléatoire pour ce qui concernait leur qualité morale ou spirituelle. La question du rapport de la maladie à un péché d’une personne ou à un péché de ses parents a été posée au Christ, qui a répondu à ses disciples à propos de l’aveugle-né : « Ni lui ni ses parents n’ont péché… ». La maladie a donc un rapport originel, principiel, et collectif au péché, mais n’a que dans une minorité de cas un rapport actuel et personnel. Je pense donc que la question du péché et de la pénitence dans les prières ou les sermons peut être abordée, mais doit l’être de manière discrète. Les personnes qui souffrent de maladie n’ont pas besoin que l’on ajoute à leur souffrance des accusations de culpabilité, mais ont besoin qu’on les soutienne, les console, les soigne avec compassion, et qu’on les aide aussi à assumer spirituellement leur maladie et leur souffrance de sorte qu’elles puissent les faire tourner spirituellement à leur avantage. Si la pénitence à un sens, c’est en tant que retournement, changement d’état d’esprit (sens du mot grec metanoia). La maladie suscite une série d’interrogations auxquelles nul n’échappe : pourquoi ? Pourquoi moi ? Pourquoi maintenant ? Pour combien de temps ? Que vais-je devenir ? Toute maladie constitue une interpellation d’autant plus vive et plus profonde qu’elle n’est pas abstraite ni gratuite, mais qu’elle s’inscrit dans une expérience ontologique. Cette interpellation est bien souvent cruciale. Car la maladie remet toujours plus ou moins en question les fondements, le cadre et les formes de notre existence, les équilibres acquis, la libre disposition de nos facultés corporelles et psychiques, nos valeurs de référence, notre relation aux autres, et notre vie elle-même, car la mort s’y profile toujours plus nettement que d’ordinaire (c’est le cas en particulier pour cette épidémie qui emporte, de manière imprévisible et rapide des personnes, surtout âgées, mais aussi plus jeunes sans qu’elles aient toujours des pathologies graves par ailleurs). La maladie est une occasion pour chaque personne de faire l’expérience de sa fragilité ontologique, de sa dépendance, et de se tourner vers Dieu comme celui qui peut aider à la surmonter, sinon physiquement (car il y a, en réponse à la prière, des guérisons miraculeuses), du moins spirituellement, et permet de lui donner un sens par lequel on se construit, et sans lequel on ne fait que se laisser aller à la destruction.
Il n’est pas rare pourtant que l’on trouve, dans les prières mêmes du Grand Euchologe ou dans d’autres (par exemple des canons et des acathistes), ainsi que dans les discours du clergé qui se sont récemment multipliée sur Internet, l’idée que cette épidémie serait envoyée par Dieu (ou par ses archanges ou anges) pour réveiller les hommes, les amener à se repentir et à se convertir, dans un monde devenu complètement matérialiste et totalement oublieux de Dieu…
Comme je viens de le dire, je suis d’accord pour dire que cette épreuve (comme toute épreuve dans la vie) est l’occasion d’une remise en question, d’une prise de conscience, et d’un retour à Dieu et à une vie plus spirituelle.
J’en ai parlé en ce qui concerne les individus. Mais il est évident – et il y a dans la presse beaucoup d’article pour le noter – que cette épidémie remet aussi en cause les fondements, l’organisation et le mode de vie matérialiste et consumériste de nos sociétés modernes, les faux sentiments de sécurité qu’elles ont tiré des progrès de la science et des techniques ; elle montre aussi les illusions du transhumanisme, car comme le disent actuellement les spécialistes, de nouveaux virus ne cesseront d’apparaître et les épidémies vont non seulement se maintenir, mais se multiplier dans l’avenir, laissant souvent l’homme impuissant (pensez que l’on n’a pas encore pu trouver de vaccin ni de remède pour les simples rhumes, qui affectent chaque année une grande partie de la population, et qui sont dus à un virus de la famille des coronavirus).
Mais avec tout le respect que j’ai pour les prières ou les clercs, auxquels vous faites allusion, je suis choqué par leur façon de concevoir Dieu et son action vis-à-vis des hommes. On est là dans une façon de voir qui était courante dans l’Ancien Testament mais que le Nouveau Testament a changée. Il y avait dans l’Ancien Testament l’idée que les justes étaient prospères parce qu’ils étaient récompensés par Dieu, tandis que les pécheurs étaient en toute justice châtiés par toutes sortes de maux. Le Nouveau Testament a mis fin à cette « logique », et sa façon de voir est préfigurée par Job. Les discours du clergé auxquels vous faites allusion ressemblent à ceux des amis de Job, qui correspondent à ce syllogisme : « Tu as toutes sortes de malheurs, donc Dieu t’a puni, et s’il t’a puni c’est parce que tu es pécheur. » Job refuse cette idée que Dieu ait pu le punir. Le Nouveau Testament nous révèle un Dieu d’amour, un Dieu compatissant et miséricordieux, qui a en vue de sauver les hommes au moyen de l’amour, et non au moyen de châtiments. L’idée que Dieu aurait répandu ce virus dans le monde ou l’aurait fait répandre par ses anges ou archanges (comme on le lit effectivement dans certains textes) me paraît quasiment blasphématoire, même en se référant à une pédagogie divine qui utiliserait le mal en vue du bien, et ferait donc par là, étrangement, du mal un bien. Dieu est pour nous un Père, nous sommes ses enfants. Quel père, parmi nous, aurait l’idée d’inoculer un virus à ses enfants dans un but prétendument pédagogique ? Quel père ne souffre pas au contraire de voir ses enfants tomber malades, souffrir et risquer de mourir ?
Certains théologiens attribuent les causes de la maladie, de la souffrance et de la mort à Dieu, parce qu’ils craignent que, à la manière des manichéens, si on ne les attribue pas à Dieu, on puisse considérer qu’il y a à côté de Dieu, principe du bien, un principe du mal qui lui soit concurrent et qui limite donc la toute-puissance qui est l’un de ses attributs essentiels. Mais si tout vient de Dieu, il faut aussi admettre qu’il est la cause non seulement des épidémies, mais aussi des guerres, des génocides, des camps de concentration, et qu’il a mis au pouvoir Hitler, Staline ou Pol-Pot pour en faire des instruments de sa prétendue justice et éduquer les peuples…
En fait, selon les Pères, les maux n’ont qu’une source, le péché, lui-même causé par un mauvais usage que l’homme a fait de son libre-arbitre. Ils sont aussi un effet de l’action du diable et des démons (anges déchus pour avoir également fait un mauvais usage de leur libre arbitre), dont le pouvoir, à la suite du péché du premier homme, a pu s’installer dans le monde : l’homme ayant cessé d’être « le roi de la création », Satan a pu devenir « le prince de ce monde ».
Dans ce qui arrive à présent, c’est l’action du diable qu’il faut pointer, et non celle de Dieu et secondairement aussi la faute de celui qui, en Chine, ayant consommé ou touché un animal porteur du virus (ce fut aussi le cas dans toutes les épidémies précédentes), a transmis l’effet de sa faute à toute l’humanité comme Adam a transmis à toute l’humanité l’effet de son péché.
Ce que vous venez de dire pose plusieurs questions. Tout d’abord certains disent que Dieu a créé tous les microbes, tous les virus et que la mort elle-même est incluse dans la création depuis l’origine, et que, comme le dit la Genèse, tout ce que Dieu a créé est bon.
C’est effectivement une idée que l’on trouve chez certains théologiens catholiques modernes (par exemple Teilhard de Chardin et son disciple Gustave Martelet), et qui a été reprise par certains théologiens orthodoxes (par exemple Jean Zizioulas, métropolite de Pergame, et tout récemment, l’archimandrite Cyrille Hovorun). Ils ont une conception naturaliste, qui se calque en partie sur celle de la science moderne. Notre foi orthodoxe est différente : les Pères sont unanimes à affirmer que Dieu n’a pas créé la mort, et que celle-ci est une conséquence du péché, de même que la maladie et la souffrance, qui n’appartenaient pas à la condition paradisiaque originelle, et qui seront d’ailleurs abolies dans la condition paradisiaque future, dans le Royaume des cieux.
La question de savoir si la maladie, la souffrance et la mort sont des maux, appelle quant à elle une double réponse.
Sur le plan physique tout d’abord, ce sont incontestablement des maux, car ce sont, comme je l’ai dit précédemment, des désordres, des perturbations introduites dans le bon fonctionnement des organismes vivants créés par Dieu. Même d’un point de vue naturaliste, pour un être vivant c’est la santé et la vie qui correspondent à l’état normal, la maladie, les infirmités et la mort qui constituent un état anormal. La maladie, comme je l’ai dit plus haut, est une forme de corruption, c’est un processus de détérioration, de destruction, d’annihilation, et la souffrance un élément qui accompagne ce processus et qui témoigne que quelque chose dans notre corps « ne va pas bien ». Le caractère proprement diabolique des maladies apparaît très clairement dans certaines d’entre elles : par exemple les maladies auto-immunes, où les organes utilisent les ressources de l’organisme pour s’autodétruire (c’est une sorte de suicide) ; le cancer, qui à partir d’une altération génétique, produit des tumeurs absurdes (qui ne jouent aucun rôle sensé dans l’organisme) qui n’ont d’autre but que leur propre accroissement au détriment des autres organes qu’elles vampirisent et détruisent peu à peu, en utilisant, contre les thérapeutiques mises en œuvre contre elles, toutes les ressources que l’être vivant a accumulées, depuis des millions d’années, pour se développer et se protéger ; le virus actuel qui, comme d’autres de la même famille, s’infiltre dans les cellules des poumons et secondairement d’autres organes vitaux, les envahit (comme un ennemi un pays), les colonise et empêche leur fonctionnement ou le perturbe gravement, jusqu’à provoquer la mort.
Sur le plan spirituel, la maladie, la souffrance et la mort restent des maux par leur origine première (le péché), mais peuvent être approchés et vécus spirituellement d’une manière constructive, et devenir en cela des biens, mais des biens spirituels seulement. À l’occasion de la maladie et de la souffrance, où à l’approche de la mort, l’homme, je l’ai déjà dit, peut se tourner vers Dieu, se rapprocher de lui, et développer diverses vertus (c’est-à-dire des dispositions permanentes, autrement dit des états, qui l’assimilent à Dieu et l’unissent à lui). Saint Grégoire de Nazianze dit qu’à travers la maladie beaucoup d’hommes sont ainsi devenus des saints.
Si le Christ est mort pour nous, c’est pour vaincre la mort et nous permettre à la fin des temps, de ressusciter comme il l’a fait lui-même. Mais sa passion et son agonie sur la croix ont aussi un autre sens, que l’on ne souligne pas assez : en souffrant et en mourant, il a aboli le pouvoir de la souffrance et de la mort ; il nous a donné, si nous nous unissons à lui et recevons ainsi la grâce qu’il nous a acquise, de ne plus craindre la souffrance et de nous améliorer spirituellement à travers elle, et de ne plus craindre la mort, mais de mettre notre espérance dans la vie éternelle, si bien que nous pouvons dire avec saint Paul dans le chapitre 15 de la première épître aux Corinthiens : « Ô mort, où est ta victoire ? Ô mort, où est ton aiguillon ? »
Une autre question est posée par vos propos d’avant : pourquoi Dieu, s’il est bon et tout-puissant, n’abolit-il pas la maladie et la souffrance en ce monde, et pourquoi subsistent-elles alors que le Christ les a vaincues pour toute l’humanité qu’il a assumée en sa personne ?
Cela constitue une objection forte des athées, et suscite souvent le doute parmi les croyants.
La réponse des Pères est que Dieu a créé l’homme libre, et respecte le libre arbitre de l’homme jusque dans ses conséquences. Parce que le péché se perpétue dans le monde, ses conséquences continuent à affecter la nature humaine et le cosmos tout entier.
Le Christ a supprimé la nécessité du péché, a mis fin à la tyrannie du diable, a rendu la mort inoffensive, mais Il n’a supprimé ni le péché, ni l’action des démons, ni la mort physique, ni en général les conséquences du péché, afin de ne pas forcer et nier les libres volontés qui en sont la cause. Sur le plan physique, le monde déchu reste soumis à sa propre logique. C’est pourquoi aussi la maladie affecte différemment les uns et les autres, et cela est particulièrement frappant lors d’une épidémie : selon leur propre constitution physique individuelle, elle touche les uns et épargne les autres, elle affecte légèrement les uns, gravement les autres, elle fait mourir les uns et laisse les autres en vie, elle tue des adolescents et épargne de grands vieillards.
C’est seulement à la fin des temps que se fera la restauration de toutes choses et qu’apparaîtront « un ciel nouveau et une terre nouvelle, où l’ordre et l’harmonie de la nature détruits par le péché seront rétablis dans une nature élevée à un mode d’existence supérieur, où les biens acquis par le Christ dans son œuvre rédemptrice et déificatrice de notre nature seront pleinement communiqués à tous ceux qui se seront unis à lui.
L’homme qui vit en Christ dans l’Église, où se trouve la plénitude de la grâce, reçoit les « arrhes de l’Esprit », connaît spirituellement les prémices des biens à venir. À ce plan spirituel, le péché, le diable, la mort et la corruption n’ont plus sur lui de pouvoir, ne peuvent l’affecter ; il est spirituellement libre à leur égard. Mais l’incorruptibilité et l’immortalité, si elles lui sont ainsi assurées, ne deviendront réelles pour son corps qu’après la Résurrection et le Jugement, tout comme la déification de tout son être ne trouvera son plein accomplissement qu’à ce moment ultime (cf. 1 Co 15, 28).
Dans cette attente, le christianisme se montre soucieux de soulager la souffrance des hommes et de guérir les maladies, et il a toujours encouragé les moyens mis en œuvre pour cela…
L’amour du prochain est avec l’amour de Dieu la principale vertu prônée par le christianisme. L’amour du prochain implique compassion, volonté de l’aider en tout, de le consoler, de le soutenir, de le soulager de ses souffrances, et de soigner ses maladies, de le garder en bonne santé. Les miracles accomplis par le Christ et les Apôtres ont montré l’exemple. C’est pourquoi le christianisme, dès l’origine, a reconnu le bien-fondé de la médecine, n’a pas hésiter à intégrer les médecines « profanes » pratiquées dans la société où il est né et s’est développé, et a même été à l’origine de la création d’hôpitaux. Pendant des siècles, en Orient et en Occident, et jusqu’à une époque relativement récente, les infirmières ont été des religieuses (en Allemagne, on continue à appeler les infirmières « Schwester », sœurs !). Dans l’épidémie actuelle, tous chercheurs, les médecins, les soignants, les ambulanciers, mais aussi tous les agents techniques et le personnel chargé de l’entretien témoignent d’un dévouement et d’un esprit de sacrifice, allant jusqu’à mettre en péril leur santé et leur vie qui sont en tout point conformes aux valeurs chrétiennes. Toutes les Églises les bénissent, et nous devons fortement les soutenir par nos prières.
Puisque vous avez dit qu’en quelque sorte la nature déchue suit sa propre logique, nos prières peuvent-elles avoir un effet sur cette épidémie, pour la ralentir ou y mettre fin ?
Notre devoir est de prier Dieu pour qu’il fasse cesser cette épidémie. Mais il faudrait pour que cela advienne que tous les hommes se tournent vers lui et lui en fasse la demande. Sinon, par respect pour leur libre choix, il n’imposera pas sa toute-puissance à ceux ne veulent pas le reconnaître et demander son aide. C’est la raison pour laquelle l’action divine ne s’est pas manifestée pour arrêter les grandes épidémies du passé. Dieu en revanche a répondu à la demande de petits groupes unis et a arrêté miraculeusement des épidémies localisées. De même des brèches dans la logique du monde déchu ont été faites de tout temps en faveur de personnes particulières par l’intervention de Dieu, de la Mère de Dieu ou des saints. Mais par définition les miracles sont des exceptions à l’ordre commun et habituel. Le Christ lui-même n’a pas opéré de guérisons collectives, mais toujours des guérisons individuelles, et toujours, il faut le souligner, en rapport avec un but spirituel et une action spirituelle concomitante (le pardon des péchés) liée à la vie et au destin d’une personne. Cela me donne l’occasion de rappeler que de même que la maladie peut être, spirituellement, tournée à notre profit, la santé conservée ou retrouvée est inutile si nous n’en faisons pas spirituellement un bon usage. L’une des questions que nous pose l’épidémie actuelle est aussi : qu’avons-nous fait jusqu’à présent de notre santé, et qu’en ferons-nous si nous survivons ?
En ce qui concerne les guérisons miraculeuses accomplies par le Christ, on voit qu’elles ont été accordées parfois à la demande des personnes qu’il a guéries, parfois à la demande de leurs proches. Cela nous rappelle qu’il est important de prier pour nous-même, afin d’obtenir protection et guérison, mais aussi pour nos proches, et plus largement pour tous les hommes, comme le font tous les saints qui prient pour le monde entier parce que dans leur propre personne ils se sentent solidaires de tous.
Les prières de toute sorte ont fleuri sur les sites orthodoxes au cours de ces dernières semaines. Quelle(s) prière(s) recommandez-vous particulièrement ?
Toute prière est bonne, car elle nous rapproche de Dieu et de notre prochain. On peut s’adresser au Christ, à la Mère de Dieu et à tous les saints, car, comme me le disait saint Païssios l’Athonite au cours d’une de mes rencontres avec lui, chaque saint peut guérir toutes les maladies et les saints ne sont pas jaloux entre eux.
Je reste malgré tout un peu sceptique par rapport à certaines formes de piété qui frisent la superstition, mais qui sont inévitables en de pareilles circonstances : on a par exemple ressorti récemment des oubliettes une sainte Corona ; on verra sans doute prochainement lui adjoindre saint Virus (évêque de Vienne au IVe siècle).
Pour ma part, j’aime beaucoup et j’utilise plusieurs fois par jour la prière composée par le patriarche Daniel de Roumanie, qui est à la fois courte, simple et complète. J’en ai très légèrement modifié le texte :
" Seigneur, notre Dieu, qui es riche en miséricorde et qui avec une diligente sagesse guides notre vie, écoute notre prière, reçois notre repentir pour nos péchés, mets un terme à cette épidémie.
Toi qui es le médecin de nos âmes et de nos corps, accorde la santé à ceux qui sont atteints par la maladie, en les faisant promptement se lever de leur lit de douleur, pour qu’ils puissent Te glorifier, Toi le Sauveur miséricordieux.
Préserve de toute maladie ceux qui sont en bonne santé.
Préserve-nous nous-mêmes, tes indignes serviteurs, ainsi que nos parents et nos proches.
Bénis, fortifie et garde, Seigneur, par Ta grâce, tous ceux qui, avec amour pour les hommes et esprit de sacrifice, soignent les malades dans leurs maisons ou dans les hôpitaux.
Éloigne toute maladie et souffrance de Ton peuple, et apprends-nous à apprécier la vie et la santé comme des dons qui viennent de Toi.
Accorde-nous, Seigneur, Ta paix et remplis nos cœurs d’une foi inébranlable dans Ta protection, d’espérance en Ton aide et d’amour pour Toi et pour notre prochain.
Car c’est à Toi qu’il appartient de nous faire miséricorde et de nous sauver, ô notre Dieu, et nous Te rendons gloire : Père, Fils et Saint-Esprit, maintenant et toujours et dans les siècles des siècles. Amen."