Archimandrite Sophrony, « Lettres à des amis proches », traduit
du russe par Anne-Marie et Athanase Tatsis-Botton, éditions du Cerf, Paris,
2013, 146 p., collection « Intimité du christianisme ».
En 1947, l’archimandrite Sophrony (1896-1993) arriva en France après plus
de vingt ans passés au Mont-Athos. Il s’installa, avec une petite communauté
qui s’était formée autour de lui, « au Donjon », à Sainte Geneviève
des Bois, et fit la connaissance du Père Boris Stark qui desservait la Maison
russe et le cimetière russe situés dans la même ville. Le père Boris devint
alors le confesseur du Père Sophrony
– qui devint lui-même le père spirituel de toute la famille –, et
il fut pour lui un soutien précieux lorsqu’une grave opération le priva d’une
grande partie de son estomac, et le laissa non seulement très affaibli mais
incertain quant à la durée de la vie future. Né en 1909 en Russie, le Père
Boris, après avoir perdu sa mère en 1925, avait rejoint son père en France.
Devenu
prêtre, il décida, en 1952, de retourner en Russie pour exercer son ministère,
successivement à Kostroma, puis à la cathédrale de Kherson, et enfin à Rybinsk
et Iaroslavlj. Le Père Sophrony garda alors jusqu’à sa mort avec le Père Boris,
son épouse Natalia Dimitrievna et leurs quatre enfants des liens affectifs et
spirituels très étroits. Ce volume rassemble soixante lettres qu’il leur
adressa entre 1952 et 1992.
Ces lettres sont d’un grand intérêt. D’une part, le Père Sophrony, s’adressant
à des amis intimes, s’y livre à de nombreuses confidences sur sa vie
personnelle que l’on ne trouve pas ailleurs (son état de santé, son travail, ses
relations aux autres, ses occupations au sein de sa communauté et la façon dont
il perçoit la nature et l’évolution de celle-ci en France, puis en Angleterre
où elle s’est déplacée en se plaçant sous l’omophore du patriarche de
Constantinople après que le projet du Père Sophrony d’aller s’installer en
Russie n’eut trouvé aucun écho auprès des autorités du patriarcat de Moscou…). D’autre
part, il y fait des remarques profondes et souvent inspirées sur la vie
spirituelle et sur l’état du monde actuel.
Citons, à titre d’exemples, quelques extraits, et d’abord ce passage d’une
allocution prononcée à l’intention du clergé au congrès de l’ACER à Nice en
1951 et publiée dans ce livre avant les lettres:
« Quand nous entrons en contact avec le monde dans le
cadre de notre service, nous voyons que c’est terriblement difficile. Nous
ignorons pourquoi Dieu n’a pas daigné nous accorder la force de “guérir toute
plaie chez les gens”, ainsi qu’Il l’a accordé aux saints Apôtres et à nos
saints Pères. C’est comme si, privés de cette force de guérison, nous étions
constamment couverts d’opprobre dans notre service. Quand des gens viennent
nous voir, affligés sous le poids de leurs souffrances et cherchant aide et
consolation auprès de nous, nous donnons le contraire de ce qu’ils attendent.
Sans aide visible, dans la plupart des cas, notre parole n’est pas reçue. Bien
plus, elle paraît cruelle. Nous appelons à la patience et à l’espoir. Et nous
nous attirons cette réponse: “C’est facile de dire de patienter, mais on
voudrait vous y voir, quand les souffrances deviennent insupportables. C’est
facile de dire de ne pas désespérer, mais comment garder espoir quand on voit
partout confusion, ruine et détresse?” Dans la tristesse de mon cœur, j’ai
souvent pensé que si ceux qui viennent à nous constatent que nous ne pouvons
pas faire de miracles pour les aider, nous serons dans l’opprobre jusqu’à la
fin de nos jours. Et cela, non parce que notre parole n’est pas véridique ou qu’elle
est pervertie, mais parce que, privée de signes visibles, elle n’est recevable
que par peu d’élus. Qui ouvrira l’ouïe spirituelle des gens, qui leur donnera
la vision spirituelle pour qu’ils puissent voir et entendre la lumière et la
beauté de la parole prêchée par l’Église, au point que leurs âmes soient
détournées de tout le reste? Détournées, je ne veux pas dire haineuses ou
hostiles, mais conscientes de l’incommensurabilité entre tout ce qui est du
monde et la parole du Christ. Et nous, dans notre folie, nous osons dire que
nous vous prêchons, à vous et à tout le monde, cette parole-là, cette parole du
Christ qui donne la vie éternelle. […] Ne vous étonnez pas que nous soyons si
peu nombreux, que les fruits de nos prédications soient quantitativement si
négligeables. La grandeur de notre parole n’en est pas diminuée et la vérité n’en
souffre pas dans son essence même. La parole de Dieu s’adresse à l’homme libre,
avec douceur et sans violence; l’homme peut l’accepter ou la refuser. Méprisés,
rejetés, persécutés, nous nous renfermons dans nos coins et préférons le
silence. Nous voyons que le monde suit ses propres voies. Le cœur des gens s’ouvre
avidement pour recevoir chaque semence de méfiance, d’inimitié, de haine, d’hostilité,
et reste sourd et aveugle aux appels de l’Église: aimer son prochain. Mais l’ingratitude
des gens devient particulièrement criante quand ils masquent leur inimitié et
leur mensonge derrière le nom du Christ et leur pratique religieuse. »
Extrait de la lettre 20 :
« J’ai toujours pensé (quand j’étais encore un
“artiste”) et je pense encore que l’art le plus haut est l’art de vivre. Les
gens manifestent souvent de grands dons de maîtrise de soi, et quand ils se
plongent dans leur travail créateur ils vont jusqu’à maîtriser de très subtils
mouvements de doigts (chez les musiciens), à peser avec précision le moindre
mot (chez les poètes et les écrivains), à trouver des nuances de ton à peine
perceptibles (chez les peintres). Mais voilà, dans la vie presque tous ces
“artistes” s’avèrent tout à fait incapables de maîtriser non seulement les plus
insignifiants détails de leur vie intérieure, de leurs émotions ou du fil de
leurs pensées, mais même de tenir en bride leurs passions les plus grossières.
Ainsi l’art de vivre (c’est-à-dire de se dominer à chaque
instant, en tout lieu, quoi qu’on fasse et vis-à-vis de tous) est
indiscutablement le plus noble des arts ; et sans aucun doute le plus
indestructible, car il accompagnera l’homme jusqu’au-delà de la mort, dans la
vie éternelle. Comme vous le savez, je prêche cet art de vivre parce que cela
fait partie de mon ministère, tout en étant bien conscient de ma complète
incompétence. Pour moi il est clair que toute la souffrance du monde ne peut
être attribuée au Créateur. Bizarrement, les gens ne choisissent pas le
meilleur, mais la médiocrité. Je ne dis pas le pire, mais la médiocrité. Mais
on y est bien à l’étroit, dans cette médiocrité, quand on s’y cramponne sans
vouloir laisser son cœur se dilater. Ainsi toute notre vie se passe à lutter
contre l’étroitesse du cœur des gens. Et, à dire vrai je suis souvent au bord
du désespoir. Les gens, même ceux qui sont bons, gentils, intelligents ou
instruits, ne sont pas capables de vivre en bonne entente, et alors le tissu de
la vie se déchire à chaque pas. On ne peut le raccommoder, ce tissu vivant, que
par une tension extrême de tout l’amour qu’on donne aux autres. Et quand on a
tout donné sans avoir pu rétablir l’ intégrité, le cœur est dans une grande
souffrance et tout l’être avec lui.
Voilà, je vous confesse l’état où se trouve le plus souvent
mon âme actuellement, c’est-à-dire dans ma vieillesse, quand ma force a faibli
et que je vois arriver la fin de ma vie sans avoir atteint ce que je cherche et
ai toujours cherché. Visiblement, cela n’aura pas lieu sur terre. Et notre
départ d’ici-bas sera inévitablement lié à la tristesse devant l’état du monde.
N’interprétez pas ces paroles comme un signe, chez moi, de
pusillanimité. Non. C’est plutôt du chagrin, de la pitié. C’est lassant de
passer toute sa vie à lutter contre l’ignorance crasse, les mauvais penchants
des gens. C’est lassant, parce que les gens ne
veulent pas le bien, ni la lumière. L’expérience des siècles a montré tous
les méfaits des divisions et des batailles. Il semble qu’il serait possible...
qu’il serait grand temps... de comprendre que si les gens unissaient leurs
forces ils pourraient vivre sans manquer de rien. Mais la passion de dominer,
de commander s’est tellement enracinée dans le cœur des hommes que c’est
justement cet état qui leur semble tout à fait normal. »
Extrait de la lettre 31 :
« Que la joie d’attendre la venue du Jour sans Déclin
du Christ ne vous quitte pas, et que la véritable inspiration, qui n’est autre
que l’Esprit Saint lui-même, demeure constamment avec vous et vous enveloppe
plus encore que l’air terrestre. Ce souhait est d’autant plus ardent maintenant
que dans le monde entier naissent et se multiplient les « préhommes », des
brutes trop souvent incapables d’accepter la naissance donnée par l’Esprit,
donnée d’en haut : ils restent des “préhommes” jusqu’à la fin de leurs jours et
sont privés de la conscience d’être des fils de Dieu, incapables de dire comme
il faut la prière du Seigneur, le “Notre Père”. Le monde devient un zoo géant.
Et nous devons constamment élever nos voix vers Dieu pour qu’Il envoie à ce
monde, qui périt dans l’étau du désespoir et de l’absence de sens, une nouvelle
révélation – ou plutôt de nouveaux miracles (pas d’ordre technique, bien sûr),
afin de réveiller la conscience de ces « “préhommes” et qu’ils naissent à une
vie humaine authentique. Le Starets [Silouane] et beaucoup d’autres
ascètes ont prié pour le monde pendant des décennies, et cette prière est sains
fin. Mais le Christ a vaincu, et sa victoire demeure pour l’éternité. »
Extrait de la lettre 35 :
« J’ai décidé de laisser mes “enfants”, comme je les
appelle, pour qu’ils se préparent à mon départ inévitable, c’est-à-dire à
lutter seuls pour leur existence, et aussi pour pouvoir me reposer, me
retrouver moi-même loin de l’incessant remue-ménage. Me croiras-tu (je sais que
tu me croiras parce que tu passes aussi par cette épreuve), il m’arrive très
souvent de ne pas avoir le temps de ranger ma chambre, de manger normalement au
calme ou de me faire un emploi du temps vivable. Je me donne à tous et à chacun
– et surtout à ceux qui souffrent, qui ont désespérément besoin d’aide, qui
sont écrasés par une solitude pesante, par des maladies, par un travail
au-dessus de leurs forces ou par leurs imperfections. C’est d’eux que je me
soucie en premier. C’est vers eux que je porte d’abord mon cœur et mon
attention. Viennent ensuite les inévitables “affaires” de ce monde: toutes les
questions officielles et administratives liées à notre existence. Ensuite, il y
a l’accueil des nombreux visiteurs qui, pour la plupart, viennent de loin et
méritent donc toute notre sollicitude. Enfin il y a ma correspondance […]. Tu
sais aussi que la correspondance d’un prêtre est plus que toute autre complexe
et exigeante, parce que tous ceux qui s’adressent à lui le font en espérant
qu’il soit attentif à tous leurs
problèmes, qu’il partage leurs chagrins, et ainsi de suite. Il suffit souvent
de la moindre imprudence, de la moindre négligence pour qu’une personne soit
mortellement blessée de cette inattention, et même soit induite en tentation
pour longtemps. Tout ceci exige beaucoup de force intérieure. Je m’étonne
parfois moi-même d’avoir porté ce fardeau pendant tout ce temps. Je ne peux
pourtant pas me vanter d’avoir une bonne santé. Depuis mon opération, pendant
presque toutes ces années, j’ai dû prendre des somnifères le soir (c’est-à-dire
à une ou deux heures du matin) pour pouvoir commencer l’office à six heures.
Souvent, j’ai dû me contenter de quatre heures de sommeil. Parfois je réussis à
me reposer un peu l’après-midi, mais parfois je m’écroule sur mon lit
totalement épuisé.
Tu ne diras pas, comme d’autres, que je me plains: les gens
ne permettent pas à un prêtre d’exprimer la moindre difficulté car ils
attendent qu’il les aide, alors que lui-même doit porter tous leurs fardeaux,
et même, si c’est la volonté de Dieu, les fardeaux du monde entier. Je les
comprends ; à ceux qui exigent trop (et seulement à ceux-là) j’écris que je ne
peux pas suivre, que je n’ai pas assez de force, afin qu’ils prennent un peu
moins mal une éventuelle négligence de ma part. »
Jean-Claude Larchet