13.
Le père Sébastien
faiblissait de plus en plus. Désormais il parlait moins avec les visiteurs et
ne recevait pas tous ceux qui venaient le rencontrer. Mais il raccourcit la
durée des conseils spirituels qu’il donnait et s’adressait à plusieurs
visiteurs regroupés.
Afin d’éviter
toute fatigue superflue, on veillait à ce que les visiteurs ne s’attardent pas
chez le père Sébastien ou l’on refusait simplement l’accès des visiteurs. Un roulement
fut instauré parmi nous pour monter la garde devant la chambre du prêtre.
Nous pensions que
ces mesures seraient temporaires et que le père Sébastien se rétablirait
rapidement. Mais il n’en fut rien. C’est à cette période que j’entrepris de
tenir un journal de bord relatant les paroles du père Sébastien et tout ce qui
avait trait à lui.
24 février. Durant les quatre premiers jours du
grand carême où on lit le canon de Saint André de Crète, le père Sébastien
n’autorise pas à préparer des repas chauds. Même le thé est froid. Il n’y a pas
de repas au réfectoire. Sur la table, sont posés des carafes avec du kvas, des
assiettes avec du pain noir en tranches, du chou, des cornichons salés, des
oignons crus. Aux personnes souffrant de maux d’estomac, le père Sébastien
donnait uniquement des pommes de terre et des oignons cuits.
13 mars. Un jeune
moine-diacre : le père Paul, est arrivé de Kiev pour rencontrer le père
Sébastien. Durant toute la quatrième semaine, il a célébré en tant que diacre,
et s’est efforcé à tout moment d’être auprès du père Sébastien, qu’il estime,
du reste, comme nous tous ici.
16 mars. Le père Paul était omniprésent durant l’office. Il
lisait, servait à l’autel, chantait dans la chorale, s’entretenait avec le père
Sébastien dans sa chambre.
21 mars. Le père André est venu d’un village voisin en quête
d’une aide pour chanter dans son église, car il était seul. Le père Sébastien
choisit une femme de notre chorale et le père Paul qui refusa, rappelant qu’il
était venu de Kiev exclusivement pour être aux côtés du père Sébastien et qu’il
préférerait retourner à Kiev plutôt que de se rendre dans un village.
Cette attitude
chagrina le père Sébastien qui se vit obligé de rappeler au père Paul son vœu
d’obéissance. Alors, le père Paul s’excusa, demanda la bénédiction, courut dans
sa chambre et prit uniquement l’icône que lui avait remise son père, alors
qu’il était encore enfant et qu’il avait décidé de devenir moine.
Nous avons tous
essayé d’infléchir la décision du père Sébastien, argumentant que le père Paul
était indispensable dans notre église. Le père Sébastien se taisait et ne
sortit de sa chambre qu’un peu avant les vigiles, pour boire du thé. Il ne
parla à personne.
Le lendemain,
durant les vigiles de la fête des Quarante martyrs de Sébaste, le père
Sébastien était troublé. Il s’énerva lorsqu’on lui demanda des détails sur le
déroulement de l’office des vigiles (lire ou chanter « gloire à Dieu au
plus haut des cieux ») ou lorsqu’on voulut le retenir d’encenser lui-même l’église.
23 mars. Fête de
Sainte Marie d’Égypte où est lue sa vie. Le père Sébastien a lu seul la
moitié du canon de Saint André de Crète, de façon distincte. De Sibérie, on a
amené une possédée.
24 mars. Durant
toute la liturgie, la possédée a poussé divers cris d’animaux et les deux
femmes qui l’accompagnaient sont sorties plusieurs fois de l’église avec elle.
Elle était faible, son visage était tourmenté. À la fin de l’office, elle était
couchée dans un coin de l’église car elle ne tenait pas sur ses jambes. Le soir,
il y a eu peu de fidèles à l’église. Une fois tout le monde sorti, le père
Sébastien attendait encore dans sa chambre. Il ne restait que la possédée et
une des femmes qui l’accompagnaient, quand soudain, le père Sébastien revêtu de
ses vêtements sacerdotaux alors qu’il n’avait pas célébré, ouvrit les portes
royales. Alors la possédée se leva et s’avança vers lui en poussant toutes
sortes de cris d’animaux. Arrivé à quelques pas de lui, par trois fois, elle
poussa des cris semblables à ceux du coq. Et par trois fois, le père Sébastien
resta serein, déclarant : « Je ne reconnais pas le cri du coq ».
La deuxième fois, les cris poussés par la possédée faiblirent. La troisième
fois, ils se turent. Aussi, la possédée déclara : « Tu es
Josué ».
– Non je suis le
père Sébastien. Demain tu reviendras te confesser et communier.
25 mars. Le père Sébastien n’a pas célébré. Il est resté
dans l’autel. La possédée s’est tenue tranquille durant toute la liturgie, elle
a communié, le soir, elle est repartie chez elle.
31 mars. Jeudi. À trois heures du matin, le père Sébastien
a réveillé Véra : – Je me sens très mal, comme je n’ai jamais été. Mon âme
va sortir de mon corps. Véra est venue me chercher. J’ai fait une piqûre au
père Sébastien et je lui ai donné des médicaments. Il respirait très
difficilement et commençait à étouffer. On lui a donné vite de l’oxygène et je
l’ai mis sous perfusion. Sa température était normale (38,6° C).
Le père Sébastien
était dans un état semi-conscient. Il respirait régulièrement, mais faiblement.
Je suis restée près de lui, prenant son pouls, faisant des piqûres.
À 10 heures, il a
ouvert les yeux et parlé.
À midi, il a
demandé à manger. Sa température a encore baissé.
2 avril. Samedi de Lazare. Depuis le soir, le père
Sébastien dormait paisiblement. À trois heures du matin, il a fait appeler le
père Alexandre. Le père Sébastien était rayonnant. Qu’a-t-il dit au père
Alexandre ? Nous n’en savons rien, sinon qu’il lui a demandé de le
confesser et de communier dès que le père Alexandre irait à l’autel.
Après la
communion, le père Sébastien a entonné : « Le Christ est ressuscité
des morts, par la mort il a terrassé la mort ». Et il a fait venir trois
jeunes filles de la chorale pour chanter les tropaires de Pâques et les
stichères avant les matines. Puis le père Sébastien a déclaré :
– Vous n’avez jamais fêté Pâques comme
vous le ferez cette année.
Alors le père
Alexandre a dit :
– Mon père vivez
encore un peu. Vous êtes si utile, non seulement à Karaganda, mais à toute l’Église
orthodoxe.
Quand la chorale
a eu fini de chanter, le père Sébastien a demandé des œufs peints. Comme Véra
lui rappelait que ce n’était pas encore Pâques, le père Sébastien sourit et dit :
– Je sais que nous sommes le samedi de
Lazare. Je ne me trompe pas de semaine. Mais pour moi, aujourd’hui c’est
Pâques. Peins-moi trois œufs seulement.
– Tout de suite,
dit Véra, et elle s’exécuta.
Dans la journée,
le père Sébastien se sentit « léger », couché dans son lit, il
récitait la liturgie. Il était serein et parlait peu. Son visage était
lumineux. Un peu avant 18 heures, il but du thé et demanda à aller à l’église.
Il célébra les vigiles à très grand peine, se reposant fréquemment. Il n’oignit
que très peu de fidèles (le père Alexandre oignit les autres), retourna dans sa
chambre et se coucha, épuisé.
Le 3 avril. Dimanche des Rameaux. De nouveau, au
cours de la nuit, le père Sébastien a réclamé les canons de Pâques et les
hirmi. Il a demandé également que l’on peigne des œufs. Le matin, il s’est
senti mieux et a célébré la liturgie. Il a donné lui-même la communion à une
partie des fidèles. Puis il est allé se reposer dans son fauteuil dans l’autel.
Aussitôt après la fin de la liturgie, il a demandé à regagner son logis.
Après le
déjeuner, il reste couché jusqu’à la prière qu’on lit avant d’aller dormir. Le
soir, il n’est donc pas allé à l’église.
4 avril. Lundi Saint. On a conduit le père Sébastien à la
liturgie des Présanctifiés. Il était faible et ne parvenait pas à revêtir les
vêtements sacerdotaux. Il est resté assis dans son fauteuil, dans l’autel.
Après l’office, je lui ai demandé comment il se sentait :
– Je ne souffre
pas, me dit-il. Je me sens seulement faible.
Je lui dis que
j’avais reçu une lettre de mon frère qui habite Moscou, et j’ajoutai : il
dit qu’il est content de me savoir près de vous pour Pâques et qu’à la maison
tout va bien. À dire vrai, je voulais que le père Sébastien prie pour mon
frère, et c’est pourquoi je lui parlais de cette lettre que j’avais reçue.
Alors il me
regarda, se signa et dit doucement :
– Sauve-le, Seigneur,
aie pitié de lui et garde Ton serviteur Vladimir, non seulement dans cette vie,
mais pour le siècle à venir. Accorde-lui la joie éternelle et la vie sans fin.
Puis il ajouta
quelque chose, mais je n’ai pas entendu. Je pleurais. Le père Sébastien me bénit
deux fois et je le quittai.
Le matin, on a
conduit le père Sébastien à l’église. Apprenant qu’il y avait un enterrement,
il a voulu le célébrer lui-même. Il n’a pu qu’entonner les ecphonèses et lire
l’Évangile. Le père Alexandre a terminé l’office funèbre. À la fin, le père Sébastien
lui a demandé d’envoyer au plus vite un télégramme à Osokarovka pour rappeler
le diacre-moine Paul à Karaganda.
8 avril. Vendredi Saint. Le matin, on a conduit le père
Sébastien aux heures royales et, jusqu’aux vêpres de la mise au tombeau, il
s’est reposé dans sa chambre à l’intérieur de l’église.
Durant les
vêpres, il se tenait à l’autel et avait revêtu ses vêtements sacerdotaux. Il
tenait avec peine un grand cierge allumé. Tandis que les fidèles s’inclinaient
devant le tombeau du Christ, le père Sébastien est resté debout près des portes
royales et il observait.
On lui a apporté
son déjeuner dans sa chambre à l’église, jusqu’à l’office de l’ensevelissement.
Après quoi, il est demeuré à l’église et y a passé la nuit. À plusieurs
reprises, au cours de la nuit, nous sommes allés le trouver. Il dormait
paisiblement.
9 avril. Samedi Saint. Le père Sébastien est resté dans
sa chambre. Après la liturgie, il a revêtu son mandyas et son klobouk puis il
est sorti faire ses adieux. Il a évoqué sa pénible et grave maladie. Il nous a
adressé tous ses vœux pour la fête de Pâques qui approchait et il a dit :
– Je vous quitte et je quitte cette vie
terrestre. Mon heure est venue. Je vous demande de vivre en paix. La paix et
l’amour, c’est ce qu’il y a de plus important. Si vous les possédez, cela vous
suffit. Vous aurez toujours la joie dans votre esprit.
Nous attendons
les matines de Pâques. Pâques : le salut de l’âme pour la joie sans fin,
que l’on atteint uniquement grâce à la paix, l’amour, la souffrance, la prière
du cœur sincère. Ayez toujours en vous un amour paisible et silencieux, pour ne
jamais regarder quelqu’un « de travers ». Ayez un regard droit.
Soyez toujours
prêts à donner une réponse gentille. Ayez toujours une conduite gentille.
Agissez avec du cœur. Ceci est ma dernière volonté. Pardonnez-moi.
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Le père Sébastien
s’est incliné, a chancelé, puis tout doucement, est retourné à l’autel et a
demandé qu’on le conduise dans sa chambre. Nous sommes tous restés à l’église
et nous pleurions.
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