Le mois dernier, lors de la présentation du Patriarche Bartholomée I à Donald Trump, J.D. Vance aurait déclaré que "le patriarche œcuménique est à l'Église orthodoxe ce que le pape est à l'Ecglise catholique".
L'analogie de Vance souligne une fissure profonde et croissante au sein de l'Église orthodoxe : la perception que l'ancienne primauté de Constantinople se transforme en quelque chose d'inconfortablement proche de la suprématie papale catholique romaine. Les critiques qualifient ceci de "papisme grec", arguant que le patriarcat œcuménique (EP) n'est plus satisfait d'une primauté d'honneur et d'amour, mais cherche un contrôle administratif sur les églises autocéphales qui composent la communion orthodoxe.
Au cœur de ce débat se trouve le canon 28 du Conseil de Chalcédoine, promulgué en J.-C. 451. Il se lit comme suit :
[...]car les Pères ont à juste titre accordé des privilèges au trône de la Rome antique, parce que c'était la ville royale. Et les cent cinquante évêques les plus pieux, actionnés par la même considération, ont donné des privilèges égaux au plus saint trône de la Nouvelle Rome, jugeant à juste titre que la ville qui est honorée par la souveraineté et le Sénat, et jouit de privilèges égaux avec l'ancienne Rome impériale, devrait en matière ecclésiastique aussi être magnifiée comme elle l'est, et se classer à côté d'elle.
Ce canon élève non seulement Constantinople au statut de "Nouvelle Rome", mais ancre l'ecclésiologie orthodoxe elle-même. Pendant des siècles, il a été utilisé dans des débats avec les catholiques romains, qui affirment la primauté du pape comme un droit divin, institué par le Christ. Les orthodoxes répliquent que les privilèges de Rome dérivaient de sa stature impériale. Sa primauté est une question de droit ecclésial. Cela dépend de circonstances mondaines, pas d'un mandat éternel.
Les implications de cette distinction sont profondes. Lorsque le Grand Schisme a coupé l'Orient de l'Occident en 1054, la théologie orthodoxe a soutenu que la primauté de Rome était transférée à Constantinople. L'épître de Saint Paul aux Romains offre ici un avertissement brutal :
Mais si quelques-unes des branches ont été retranchées, et si toi, qui était un olivier sauvage, tu as été enté à leur place, et rendu participant de la racine et de la graisse de l'olivier, ne te glorifie pas aux dépens de ces branches. Si tu te glorifies, sache que ce n'est pas toi qui portes la racine, mais que c'est la racine qui te porte. Tu diras donc: Les branches ont été retranchées, afin que moi je fusse enté. Cela est vrai; elles ont été retranchées pour cause d'incrédulité, et toi, tu subsistes par la foi. Ne t'abandonne pas à l'orgueil, mais crains; car si Dieu n'a pas épargné les branches naturelles, il ne t'épargnera pas non plus.(Romains 11:17-21)
La primauté, donc, n'est pas immuable. Si Rome pouvait la perdre par le schisme et l'hérésie, Constantinople pourrait le faire par l'orgueil ou le discordance.
L'enchevêtrement perçu par le Patriarcat de Constantinople avec le pouvoir américain, relation qui remonte à des décennies et qui menace maintenant d'éroder son autorité spirituelle, aggrave ces tensions théologiques. Le Patriarche Athénagoras, prédécesseur de Bartholomée, a incarné cette dynamique. En 1942, en tant qu'archevêque d'Amérique, il a écrit à un agent du renseignement américain :
J'ai trois évêques, trois cents prêtres et une grande et vaste organisation. Chacun sous mes ordres est sous les vôtres. Vous pouvez les commander pour tout service dont vous avez besoin. Il n'y aura pas de questions et vos instructions seront exécutées fidèlement.
Athénagoras a fièrement positionné le patriarcat comme un allié dans les efforts de Washington dans la guerre froide, considérant l'hégémonie américaine comme divinement ordonnée pour répandre la liberté.
Ce modèle persiste. Plus récemment, Vance lui-même a accusé Bartholomée d'avoir accepté des fonds du Département d'État des États-Unis en échange de l'octroi de l'autocéphalie à l'Église orthodoxe schismatique ukrainienne (OCU) en 2019, décision qui a brisé l'unité orthodoxe.
Plus tôt ce mois-ci, une conversation sur fil a révélé que l'ancien ministre grec de la Défense Panos Kammenos a assuré à une figure de la mafia crétoise que la nomination d'un évêque en Crète dépendait uniquement de l'approbation américaine. De tels incidents dépeignent le patriarcat œcuménique non pas comme un berger spirituel, mais comme un pion géopolitique, dévoué aux caprices de Washington.
Tragiquement, la récente visite de Sa Sainteté aux États-Unis a souligné le nouveau rôle du patriarcat œcuménique en tant qu'acteur politique, agent de la politique étrangère américaine.
Personne ne propose de dépouiller le patriarcat œcuménique de sa primauté. Pourtant, Bartholomée doit reconnaître que son autorité n'est pas celle d'un monarque de droit divin, mais plutôt une « primauté d'amour » (comme St. Ignace l'a appelée). Cette primauté est basée sur le consentement de ses collèguse évêques et est enracinée dans la révérence pour le Saint-Siège de Constantinople.
En s'offrant comme garçons de courses du Département d'État, pour les États-Unis, les patriarches œcuméniques risquent de gaspiller cette bonne volonté et peuvent forcer leurs collègues évêques à retirer leur consentement.
Le fiasco ukrainien en est l'exemple. Accorder l'autocéphalie à l'OCU a suscité une condamnation généralisée - et pas seulement de la part de Moscou et de ses alliés, comme le prétendent les défenseurs du patriarcat œcuménique. Les évêques et les politiciens grecs ont exprimé leur indignation face à la persécution de l'Église orthodoxe canonique (UOC) d'Ukraine, y compris les saisies de monastères et la révocation de la citoyenneté de son primat, le Métropolite Onuphre. Un archevêque grec a déploré anonymement : "Nous savons tous qu'Onuphre est lésé... Cependant, les équilibres géostratégiques ne nous permettent pas de le dire ouvertement."
Même feu le Métropolite Kallistos Ware, voix modérée et érudite peu soupçonné d'être réactionnaire, a critiqué l'intervention de Bartholomée en Ukraine comme une grave erreur, exhortant à une résolution panorthodoxe et exprimant l'alarme face à la violence contre l'Eglise canonique. Sa position souligne que le contrecoup transcende les rivalités russo-ukrainiennes. Elle frappe l'éthique collégiale de l'orthodoxie.
En substance, la stratégie de Bartholomée - abusant du peu d'autorité qu'il a déjà, et espère que, ce faisant, il pourra convaincre ses frères évêques de lui en céder davantage - est une pure folie. En agissant en tant qu'intermédiaire de Washington, il aliène les évêques mêmes dont le consentement soutient sa primauté.
Si le patriarcat œcuménique veut préserver même son rôle symbolique, il doit se débarrasser de la géopolitique américaine et remédier à ses faux pas en Ukraine. L'Orthodoxie prospère sur la conciliation, pas sur la coercition. Le patriarcat œcuménique ignorera l'avertissement de Paul - et l'exemple de Rome - à ses risques et périls : même les branches les plus vénérables peuvent être taillées.
Version française Claude Lopez-Ginisty
d'après

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