"Dans la confusion de notre époque quand une centaine de voix contradictoires prétend parler au nom de l'Orthodoxie, il est essentiel de savoir à qui l'on peut faire confiance. Il ne suffit pas de prétendre parler au nom de l'Orthodoxie patristique, il faut être dans la pure tradition des saints Pères ... "
Père Seraphim (Rose) de bienheureuse mémoire

lundi 27 février 2017

Jean-Claude LARCHET/ Recension: Bertrand Pinçon, « Le livre de Job »


Bertrand Pinçon, Le livre de Job, collection « Mon ABC de la Bible », Cerf, Paris, 2016, 146 p.

Le livre de Job est sans doute le plus fascinant des livres de la Bible, premièrement par sa force intrinsèque et le destin extrême de son héros (un homme au plus haut point prospère devenu au plus haut point miséreux), deuxièmement parce qu’il renvoie à l’expérience de la souffrance et du sentiment d’abandon que chaque personne peut éprouver, troisièmement parce qu’il représente le paradoxe, a priori incompréhensible, voire révoltant, du juste souffrant. Sa rédaction comportant plusieurs couches, la difficulté de sa forme s’ajoute à celle de son contenu, raison pour laquelle il a suscité à diverses époques de nombreux commentaires proposant à chaque fois une approche exégétique renouvelée.
Ce petit livre, dû à Bertrand Pinçon, docteur en théologie biblique de l’Université de Strasbourg, professeur d’exégèse de l’Ancien Testament et doyen de la Faculté de théologie de l’Université catholique de Lyon, est le bienvenu malgré l’abondante littérature déjà existante. Écrit dans un style simple, il aborde les aspects relatifs à la composition du livre: l’identité de son héros, la date et le lieu de la rédaction, le contexte historique et le message général du livre, son style en forme de drame et de tragédie, le détail de sa structure et le résumé de son contenu, avant d’en proposer une analyse répartie en ses différents thèmes : 1) La foi à l’épreuve du mal ; 2) Sens et non-sens de la souffrance ; 3) La survivance de l’espérance ; 4) Le lieu de la vraie sagesse ; 5) Dieu plus grand que notre mal ; 6) La création et son Créateur. Les deux derniers chapitres concernent la réception du livre de Job dans différents contextes religieux et non religieux, et les œuvres qu’il a inspirées dans l’art, la littérature et la musique.


Citons l’introduction de l’auteur, qui fait bien apparaître les enjeux, toujours actuels, de ce grand texte biblique:
« Ne dit-on pas “pauvre comme Job”? La formule est connue pour désigner une personne en situation de précarité extrême et à qui la vie n’a pas réussi. Cette expression trouve son origine dans un des livres de la Bible qui met en scène le personnage de Job, un homme soudainement affecté par une souffrance inexpliquée et qui, pourtant, tient bon dans l’épreuve. Par la gravité du sujet qu’il aborde, le livre de Job ne laisse personne indifférent. En le lisant, on ne manque pas d’être tout à la fois séduit et dubitatif par l’intrigue qui se déploie au long des quarante-deux chapitres du livre. On est séduit par les réactions humaines de cet homme affronté au désarroi le plus total et par les questions existentielles qu’il pose au fil de l’œuvre: à quoi bon vivre si c’est pour vivre ainsi? Face à un tel drame, à quoi peut servir le réconfort des proches? Et Dieu dans tout cela? Où est-il? Et que fait-il? Cependant, à y regarder de près, on ne manque pas de s’interroger aussi sur la manière dont ce livre traite de l’expérience du mal: en dépit du malheur qui le ronge jusque dans son corps, et malgré les révoltes qu’il exprime, Job tient bon dans la foi. À aucun moment il ne rejette Dieu. Au contraire, il s’adresse à lui et l’interpelle, parfois vigoureusement. Il en vient même à le mettre en demeure de s’expliquer ouvertement. Si bien que malgré le désespoir qui le gagne, Job persiste à afficher une apparente sérénité enracinée en son Dieu qui ne peut pas l’abandonner, malgré son silence.
Le livre aborde un sujet universel sans référence explicite à un quelconque fait historique, ni même à l’histoire biblique de l’alliance de Dieu avec son peuple Israël. Le thème de l’œuvre est, principalement, le problème du mal et, avec lui, celui de l’énigme de la souffrance des êtres innocents. À partir de ce thème central, le livre traite de quelques-uns des grands sujets de l’existence humaine: le caractère aléatoire de notre existence, les inégalités constatées entre les situations personnelles, le silence persistant de Dieu et sa souveraine liberté, le sens de la vie en ce monde quand elle doit intégrer son lot de souffrances et la mort… À travers ces sujets qui nous concernent tous, c’est essentiellement la relation tumultueuse que l’homme blessé entretient avec son Dieu qui est envisagée comme fil rouge de cette œuvre de la Bible. Dans le livre de Job, il ne s’agit donc pas seulement d’une méditation sur la souffrance imméritée d’un innocent mais, bien davantage, d’une réflexion de fond sur le drame de la foi en Dieu vécue par un juste qui souffre.

Jusque-là, la justice et la droiture étaient considérées par les sages de la Bible comme des vertus à promouvoir parce qu’assurant le bonheur sur terre des êtres humains. Le juste et le sage sont récompensés par Dieu pour leur conduite tandis que le méchant et l’impie sont réprouvés. C’est ainsi qu’était présentée jusque-là la sagesse traditionnelle d’Israël dans le livre des Proverbes: “L’homme de bien attire la faveur du Seigneur mais l’homme malintentionné, celui-ci le condamne” (Pr 12, 2). Mais qu’en est-il du juste terrassé par le mal? Telle est la question posée au fil du livre de Job. Cette problématique n’est pas nouvelle dans la Bible. D’autres livres de l’Ancien Testament avaient déjà eu à traiter de cette question en reconnaissant un rôle positif joué par la souffrance comme valeur de purification chez le prophète Isaïe: “Je tournerai la main contre toi, j’épurerai comme à la potasse tes scories, j’ôterai tous tes déchets” (Is 1,25) ou bien comme appel à la conversion, telle celle de l’épouse infidèle selon les belles paroles du Seigneur par l’entremise du prophète Osée: “C’est pourquoi je vais obstruer son chemin avec des ronces, je l’entourerai d’une barrière pour qu’elle ne trouve plus ses sentiers; elle poursuivra ses amants et ne les atteindra pas, elle les cherchera et ne les trouvera pas. Alors elle dira: je veux retourner vers mon premier mari, car j’étais plus heureuse que maintenant” (Os 2,8-9). Il est toutefois des cas où, dans l’Ancien Testament, la souffrance humaine est prise en compte pour elle-même. Ainsi sont reconnus quelques renversements de situations: les puissants qui chutent et les pauvres qui sont relevés; le Seigneur qui fait mourir et vivre, qui fait descendre au Shéol et en ramène, qui appauvrit et qui enrichit (cantique d’Anne, mère Samuel en 1 S 2, 4-7) sans oublier le thème du prophète incompris et du serviteur souffrant (ls 52, 13 – 53, 12).


C’est sur cet arrière-fond de remise en cause d’une justice automatiquement récompensée que le livre de Job apporte l’originalité d’une pensée critique renouvelée. C’est la raison pour laquelle cette œuvre de sagesse, qui ne répond à aucune catégorie connue de la littérature biblique, mérite d’être parcourue. »
Il est regrettable que l’auteur n’ait pas vu en Job, comme l’ont vu les Pères de l’Église, une préfiguration (typos) du Christ, qui fut par excellence le Juste et l’Innocent souffrants, et qu’il n’ait pas montré non plus comment le message du livre de Job préfigure aussi la rupture que le Nouveau Testament introduit par rapport à l’Ancien en ce qui concerne le lien entre la vertu et la prospérité matérielle, ou entre le péché et la souffrance ou d’autres misères liées à l’existence terrestre (voir notamment Jn 9, 1-3). Selon la logique de l’Ancien Testament, il y a un lien de cause à effet : l’homme juste, vertueux, est récompensé par Dieu par une prospérité qui s’étend à tous les domaines (de la santé, de la réussite sociale, de la richesse, de la fécondité et de la prospérité familiales), tandis que l’homme injuste reçoit dans les malheurs qu’il subit le juste salaire de son injustice. Le Nouveau Testament rompt avec cette logique, soulignant que les fruits de la justice et de la vertu ne se mesurent pas en biens de ce monde, mais sont de nature purement spirituelle et peuvent s’acquérir en Christ, qui nous en a acquis la grâce, à travers l’expérience même de la maladie, de la souffrance, de la pauvreté, du mépris par les autres, et même de l’apparent abandon de Dieu (déréliction) dont la plupart des saints ont fait l’expérience. J’ai développé tous ces points, en m’appuyant aussi sur une analyse du livre de Job, dans mon livre Dieu ne veut pas la souffrance des hommes.
Jean-Claude Larchet

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