L’archimandrite Sofian (Boghiu), appelé Serge au saint Baptême, est né en 1912 dans une famille de pieux chrétiens qui vécut dans le district de Bălți en Moldavie. À l’âge de 14 ans, il entra au skite de Rugi, dans le district de Soroca, et y resta onze ans comme novice. En 1932, il entra à l’école monastique du monastère de Cernica, près de Bucarest. En 1937, il prononça ses vœux monastiques, en 1939, il fut ordonné diacre. De 1940 à 1945, il étudia à l’Académie des Beaux Arts de Bucarest, de 1942 à 1945, à la faculté théologique de la même ville. Ordonné prêtre au monastère Antim de Bucarest, il devint son higoumène et, en 1954, il fut nommé higoumène du monastère de Plumbuita, à Bucarest également. En 1958, il fut arrêté et condamné à 15 ans de travaux forcés pour avoir participé au mouvement spirituel « Buisson ardent » (« Rugul Aprins »). Au bout de six ans, il fut libéré lors de l’amnistie générale prononcée par le régime. Libéré, il fut néanmoins placé sous étroite surveillance des services secrets. Iconographe professionnel, il orna 25 églises et monastères en Roumanie et aussi le monastère Deir el Harf, au Liban, la cathédrale de Homs et l’église de Hama en Syrie. Le père Sofian était l’un des pères spirituels roumains renommés et était appelé « l’apôtre de Bucarest ». Il s’endormit dans le Seigneur le 14 septembre 2002 au monastère de Căldăruşani, à l’âge de 90 ans.
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Nous nous trouvons, avec l’aide de Dieu, à la fin de la troisième semaine de carême. Les saints Pères, et nous suivons leur enseignement, nous rappellent constamment que le carême ne signifie pas seulement l’abstinence de la nourriture grasse, de la viande et des produits laitiers. Certains croyants observent très strictement le carême, et c’est bien qu’ils le fassent, mais ce n’est pas suffisant. Au carême physique, à savoir l’abstinence de la nourriture – nous devons toujours ajouter ce qui constitue son autre aspect, ce qui est le plus important en lui – l’abstinence du mal. Il faut jeûner de tout son être, afin que les yeux, l’esprit, la bouche, les mains et les jambes, tout s’abstienne du mal. Si l’on réussit à réunir ce carême de l’âme à celui du corps, ce sera ce que Dieu veut de nous. Mais si nous observons seulement le jeûne corporel, et ne nous soucions pas de l’autre, à savoir celui de l’âme, notre jeûne devient alors inutile : nous peinons, mais ne recevons pas de récompense.
Il nous faut bien réfléchir à cela, car chacun a besoin de Dieu. Il y a certaines circonstances dans la vie, lorsque les hommes ne peuvent réellement nous aider, et nous nous tournons alors, dans notre esprit et notre cœur, vers le ciel et crions : « Seigneur, aide-nous ! » Et Dieu nous aide, si nous nous tenons sur Sa voie. Mais si nous suivons notre propre volonté et ne faisons que du mal, si nous disons ce qu’il ne faut pas, et n’accomplissons que le mal, Dieu n’écoute pas alors notre prière, comme le dit le saint Apôtre Jacques . Vous ne recevez pas d’aide et restez inexaucés parce que vous priez mal, vous demandez ce qui en réalité ne vous est pas utile, ou vous le demandez à Celui que vous avez méprisé jusqu’au dernier moment. Lorsque cela t’est nécessaire, tu implores Dieu dans la prière, et tu retournes ensuite à ta vie habituelle, le plus souvent une vie dans le péché.
Aussi, il serait bien de tourner notre attention sur les passions qui bouleversent et troublent notre vie intérieure. En étant troublés nous-mêmes, nous troublons aussi ceux qui nous entourent, et notre vie se transforme souvent en enfer : toute notre vie terrestre avec des scandales dans la famille, au travail, partout, avec tous les conflits possibles en raison de l’ambition, de la colère, des nerfs brisés et ainsi de suite. Pour cette raison, il sera bon, en ces jours de carême, que celui qui peut observer le jeûne corporel l’accompagne du jeûne de l’âme, de la prudence envers tout ce qui trouble notre vie intérieure et extérieure.
L’une des passions qui sévit constamment dans notre vie est la colère et, la main dans la main avec elle, les disputes, les conflits, qui vont parfois très loin. Comme conséquence de la colère, si nous ne parvenons pas à nous réconcilier le jour même avec celui avec lequel nous nous sommes querellés, une passion très dangereuse s’installe en nous : la rancune. Et tu gardes en toi cette rancune, tu ne peux prier, tu restes en esprit en dialogue constant avec celui avec lequel tu t’es disputé. En fait, l’autre aussi t’en veut et ressent également de la colère. Il détourne ses yeux de toi, il lui est pesant ou désagréable de te regarder, car tu l’as offensé, et toi-aussi.
Cette passion, appelée rancune, est le fruit diabolique de la colère. Je vais vous lire ce qu’écrit à son sujet St Jean Climaque. Ce grand psychologue spirituel, ce moine, vécut entre le VIème et VIIème siècle, et a analysé l’âme et la personne humaine, comme aucun psychiatre de nos jours ne l’a fait, en saisissant les nuances subtiles de la vie des hommes, et pour cette raison, il s’arrêta sur la passion dont nous parlons maintenant : la rancune. Il dit ce qui suit en commençant son 9ème discours :
« Les saintes vertus ressemblent à l’échelle de Jacob, et les vices opposés à la sainteté, aux chaînes dont fut délivré Pierre, le coryphée des Apôtres. Car les vertus, en conduisant chacune à la suivante, portent celui qui les choisit jusqu’au ciel ; mais il est de la nature des vices de s’engendrer et de se tenir les uns les autres » . Parce que tu fais le mal, tu trompes, hais, voles, accomplis beaucoup d’autres passions, puis elles t’étreignent, telles des chaînes, et tu deviens semblable à un véritable esclave. Si tu fais le bien, accomplis les vertus, alors, comme le disent les saints Pères, ton intérieur est libéré de ce poison des passions, tu es de plus en plus rayonnant, tu deviens plus calme et tu sens que tu pries, tu sens que Quelqu’un te protège, tu sens que tu as un Maître qui en tout temps peut t’aider.
« Et puisque nous venons d’entendre la stupide colère nous dire que le ressentiment est son propre rejeton, il est sans doute opportun d’en dire maintenant quelque chose » (ch. 1). Le ressentiment est la fin à laquelle amène la colère, elle est le fruit de la colère, « le gardien des péchés, la haine de la justice, et il est opportun d’en dire maintenant quelque chose » (ch. 2) car, comme le cancer dévore les cellules de notre corps, de même la rancune dévore les vertus, les bonnes œuvres, tant les nôtres que celles des autres.
« … La haine de la justice, la ruine des vertus, le poison de l’âme, le ver rongeur de l’intellect, la honte de la prière ». Pourquoi la honte ? Parce que tu pries afin que Dieu te pardonne, et toi-même tu ne pardonnes pas ! Et il doit être honteux pour toi de demander que Dieu te pardonne, lorsque tu es toi-même fâché avec ton prochain.
« …Le tarissement de la supplication… », parce que lorsque tu pries, tu demandes que Dieu tarisse ta supplication. Tu n’as pas le droit d’être pardonné, si tu ne pardonnes pas toi-même.
« … L’aliénation de l’amour ; c’est un clou enfoncé dans l’âme, un sentiment désagréable aimé dans la douceur de l’amertume, un péché continuel, une iniquité toujours en éveil, une malice de toutes les heures » (ch. 2). Cela veut dire que le ressentiment est « une sombre et triste passion, c’est un de ces vices engendrés par un autre, mais n’ont pas eux-mêmes de progéniture. C’est pourquoi nous n’avons pas l’intention de nous étendre longuement sur ce sujet » (ch. 3).
« Celui qui a apaisé la colère a éteint le ressentiment ; car des enfants ne peuvent naître que si leur père est vivant » (ch. 4). Tant que la colère vit en nous, le ressentiment continue. Aussi, avec les autres saints Pères, saint Jean Climaque dit à un autre endroit : « Dans un conflit, lorsque tu es en colère après quelqu’un, ne donne pas à ta volonté le premier mot, garde-le ». Si tu es en colère et exaspéré et tu dis le premier mot, tu en diras un autre, tu en ajouteras encore un plus méchant, et le conflit éclatera comme un feu, comme un incendie, et il sera déjà difficile de l’éteindre. Le conflit sera de plus en plus aigu, il brûlera, et cette colère, cette dispute et cette haine continueront, et tu ne pourras plus réparer ce qui a été fait le même jour.
« S’il t’arrive, après beaucoup de luttes, d’être encore incapable d’extraire cette épine (celle du ressentiment), prosterne-toi devant ton ennemi, même si ce n’est qu’en parole. Peut-être, par la suite, auras-tu honte de ton longue hypocrisie à son égard, et en arriveras-tu, stimulé par la brûlure de ta conscience, à l’aimer d’une parfaite charité » (ch. 11).
« Tu sauras que tu es entièrement débarrassé de cette infection, non pas simplement si tu pries pour celui qui t’a offensé, ni si tu échanges avec lui des présents, ni si tu le conviens à ta table, mais seulement si, apprenant qu’il est tombé dans quelque malheur spirituel ou corporel, tu souffres et pleures sur lui comme sur toi-même » (ch. 12). C’est l’attribut de l’amour, dont parle l’apôtre Paul dans le chapitre 13 de la première épître aux Corinthiens : souffrir avec ceux qui souffrent, même s’il est ton ennemi. Si tu souffres avec lui et pries pour lui alors qu’il est dans un grand malheur, tu guériras et lui et toi-même.
« L’hésychaste rancunier est une vipère, cachée dans un trou et qui porte au-dedans d’elle-même un poison mortel » (ch. 13).
« Le souvenir des souffrances de Jésus guérit l’âme du ressentiment, par l’extrême confusion où la met l’exemple de Sa mansuétude » (ch. 14).
« Les vers naissent dans le bois pourri, et le ressentiment s’installe chez ceux qui ne sont doux et paisibles qu’en apparence » (ch. 14). Tu te conduis bien, tu souris, mais tu te souviens du mal, qui pénètre ton intérieur. Le psalmiste dit : « Leurs paroles sont plus douces que l’huile, mais ce sont des traits acérés » (Ps. 54,33). Ainsi, cette paix mensongère dans ton âme, n’est en fait qu’une quelconque politesse… Tu souris, mais tu es toujours prêt à enfoncer le poignard dans le cœur de l’autre.
« Celui qui l’a rejeté (le ressentiment), a trouvé le pardon, mais celui qui s’y attache est exclu de toute compassion (de Dieu). Certains, pour obtenir le pardon, se livrent avec ardeur aux travaux et aux sueurs, mais l’homme qui oublie les offenses les surpasse. Car elle est vraie, cette parole : « Pardonnez promptement, et il vous sera abondamment pardonné » (cf. Matth. 6, 14-15).
Ainsi, le secret se renferme dans ce qui suit : se réconcilier avec son ennemi le jour même. « Que le soleil ne se couche pas sur votre colère » nous conseille la Sainte Écriture (Éph. 4,26). Que le soleil ne se couche pas sur notre colère, et alors le ressentiment sera expulsé de nous et les relations entre toi et moi et les autres seront remises en ordre.
« L’oubli des offenses est l’indice d’une sincère pénitence. Mais celui qui garde de l’inimitié et croit se repentir est semblable à un homme qui dort et rêve qu’il court » (ch.17). Peut-être avez-vous eu de tels songes : vous vous êtes vu courant à toute vitesse, effrayés par quelque chose, et, en vous réveillant vous étiez dans votre lit. De même celui qui veut garder en lui le mal qu’on lui a fait: il semble qu’il s’est repenti, et en apparence il est devenu doux, mais il entretient l’inimitié en lui. Il est semblable à celui qui a l’impression de courir pendant son sommeil.
« J’ai vu des hommes pleins de ressentiment exhorter les autres à l’oubli des offenses, et, confondus par leurs propres discours, se libérer de leur passion » (ch. 18). Il est plus facile de parler que de faire.
« Que personne ne regarde ce sombre vice comme une passion inoffensive, car souvent il gagne même les hommes spirituels » (Ch. 19).
Et le dernier paragraphe, en bref : « C’était le neuvième degré. Qui l’a atteint peut demander désormais avec confiance au Dieu sauveur le pardon de ses péchés ».
Amen.
Version française Bernard Le Caro
d'après
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