James George JATRAS
Analyste, ancien diplomate américain
et conseiller en politique étrangère
auprès de la direction du GOP
(Parti Républicain. Grand Old Party)
au Sénat
Pour les États-Unis, l'ingérence dans les affaires de l'Église orthodoxe n'est qu'un outil de plus contre la Russie.
James George Jatras
Il est probable que peu de personnes qui suivent les affaires internationales pensent que les subtilités de la gouvernance de l'Église orthodoxe soient particulièrement importantes.
C'est le cas du Département d'État américain.
Il y a à peine une semaine (i.e. 20 septembre 2018), le Département d'État, par le biais de la déclaration d'un haut fonctionnaire, l'ambassadeur Michael Kozak, s'est publiquement engagé à ce que Washington reste en dehors de la question controversée du statut de l'Église orthodoxe en Ukraine : "toute décision sur l'autocéphalie est une question interne à l'Eglise." (Sans répéter tous les détails de mes précédents commentaires sur ce que certains peuvent considérer comme une question obscure et périphérique, il y a des raisons de penser que le patriarche Bartholomée de Constantinople pourrait bientôt publier un "tomos" [décret] d'autocéphalie [autonomie] pour l'Église orthodoxe d'Ukraine, prétendant ainsi l'arracher à l'Église orthodoxe russe, dont l'Église orthodoxe ukrainienne canonique, qui n'a pas demandé l'autocéphalie, est une partie autonome).
Surtout pour un gouvernement comme celui des États-Unis, qui prétend n'avoir aucun programme religieux particulier, respecter l'intégrité canonique interne de l'Église orthodoxe en tant que communauté spirituelle était la seule position correcte.
Mais cela n'a pas duré longtemps.
La déclaration de Kozak doit maintenant être considérée comme inopérante. Le 25 septembre, la célèbre théologienne Heather Nauert, porte-parole du Département d'État, a publié la déclaration suivante
Déclaration à la presse
Heather Nauert
Porte-parole du ministère
Washington, DC
25 septembre 2018
Les États-Unis soutiennent fermement la liberté religieuse, y compris la liberté des membres de groupes de gouverner leur religion selon leurs convictions et de pratiquer leur foi librement sans ingérence gouvernementale (sauf celle des USA, bien sûr ! NdT). Les États-Unis respectent la capacité des chefs religieux orthodoxes et des adeptes de l'Ukraine à pratiquer l'autocéphalie selon leurs croyances. Nous respectons le patriarche œcuménique en tant que voix de la tolérance religieuse et du dialogue interconfessionnel (et de soutien aux USA, comme ses prédécesseurs l’ont fait depuis Athénagoras de sinistre mémoire. NdT.).
Les États-Unis maintiennent un soutien indéfectible à l'Ukraine et à son intégrité territoriale face à l'agression russe dans l'est de l'Ukraine et à l'occupation russe de la Crimée ( donnée à L’Ukraine par un décret des communistes en 1954 !). Nous soutenons également l'Ukraine alors qu'elle trace sa propre voie et prend ses propres décisions et associations, sans ingérence extérieure. [c'est nous qui soulignons](l’ingérence américaine n’entre pas en ligne de compte ici, elle est naturelle et acceptable ! NdT)
Sans doute rédigé non pas par Nauert elle-même mais par quelqu'un du Bureau des affaires européennes et eurasiennes (EUR), le communiqué de presse évite d'appeler directement à l'autocéphalie tout en donnant indubitablement l'impression d'un tel soutien, ce qui est exactement ce qui a été rapporté dans les médias, par exemple, "Les États-Unis soutiennent l'offre de l'Église ukrainienne pour l'autocéphalie". Les éloges du Département d'Etat pour le patriarcat œcuménique renforcent cette impression clairement voulue.
Ainsi, le Département d'État doit maintenant être considéré comme partie au déclenchement de violents conflits religieux qui vont bientôt s'emparer de l'Ukraine et provoquer une scission dans le monde orthodoxe rivalisant même avec le grand schisme entre l'Orthodoxie et le catholicisme romain qui a eu lieu en 1054. (Contrairement aux États-Unis, le Vatican a maintenu une position de principe de non-ingérence, ce qui est louable. Le nonce apostolique à Kiev a même publié une déclaration répondant à la position du gouvernement ukrainien qui a faussement revendiqué le soutien à l'autocéphalie : "Afin de corriger partiellement les nouvelles données par les sources gouvernementales officielles concernant la réunion qui a eu lieu hier... la nonciature apostolique en Ukraine souhaite une fois de plus énoncer la position du Saint-Siège sur la question de la création d'une église orthodoxe ukrainienne locale, à savoir qu'il s'agit d'une question interne de l'Église orthodoxe, sur laquelle le Saint-Siège n'a jamais fait et n'a aucune intention d'exprimer une quelconque évaluation, en quelque lieu que ce soit.”)
Nul doute que l'imprimatur officiel des États-Unis sera pris à la fois par Kiev et par le Phanar (le quartier d'Istanbul, anciennement Constantinople, où se trouve le patriarcat œcuménique) comme un feu vert pour faire avancer le schisme imminent. Cela conduira inévitablement à la violence - qui sera bien sûr exclusivement imputée aux Ukrainiens fidèles à l'Église canonique et à la Russie.
Le plan de jeu pour de telles saisies a été exposé par le faux "patriarche Philarète" Denysenko la semaine dernière à Washington, dans ses remarques au Conseil Atlantique. Il a précisé que, suite à la reconnaissance attendue de l'autocéphalie par Constantinople (qui revendique étrangement une telle autorité), les membres des paroisses ukrainiennes peuvent choisir la juridiction à laquelle ils souhaitent adhérer par un vote des deux tiers. Cela ouvre la porte à l'emballage de l'appartenance supposée à une paroisse par des personnes qui n'ont aucun lien avec elle et qui ne sont peut-être même pas des croyants orthodoxes, qui mettront alors "démocratiquement" en minorité les véritables paroissiens. Quant aux établissements monastiques, c'est simple selon Denysenko : le gouvernement ukrainien va s'en emparer. Le ministère ukrainien de la culture a déjà commencé à dresser un inventaire des biens appartenant à l'Église canonique orthodoxe ukrainienne en vue de leur saisie forcée par les autorités de l'État, qui les remettra aux schismatiques denysenkoïtes.
Il ne faut pas supposer que la déclaration de Nauert signifie que le gouvernement américain ou le Département d'État s'est soudainement intéressé à la théologie et à l'ecclésiologie. Il s'agit plutôt d'un nouveau tournant dans ce qu'il faut toujours garder à l'esprit (et que les fonctionnaires de Kiev n'oublient certainement jamais) : que personne à Washington ne se soucie vraiment de l'Ukraine ou des Ukrainiens en tant que tels. Ils n'ont d'importance que dans la mesure où les responsables américains pensent que maintenir l'Ukraine hors de l'orbite de la Russie signifie empêcher Moscou de retrouver son statut de superpuissance.
À cette fin, le fait d'attirer fermement l'Ukraine dans le camp occidental de l'OTAN (la déclaration de Bucarest de 2008 selon laquelle l'Ukraine, ainsi que la Géorgie, deviendront membres n'a jamais été annulée) et l'Union européenne présentent à la Russie une vulnérabilité sécuritaire insoluble. Le président ukrainien Petro Porochenko a insisté à plusieurs reprises sur le fait que l'Ukraine deviendra "membre à part entière de l'OTAN et de l'Union européenne".
Ainsi, le désir d'autocéphalie de M. Porochenko n'a rien à voir avec les valeurs spirituelles et tout à voir avec le fait de donner une claque à la Russie : "Nous aurons une église ukrainienne indépendante dans le cadre d'une Ukraine indépendante. Cela créera une indépendance spirituelle par rapport à la Russie". Sa rivale pour la présidence, la première et ancienne première ministre, Ioulia Tymochenko, la soutient pour la même raison. Si cela entraîne des effusions de sang, tant pis...
La décision du Département d'État de s'impliquer dans une affaire religieuse qui ne concerne pas les États-Unis est également étroitement politique et reflète la schizophrénie de l'administration Trump concernant la Russie. Les déclarations de Trump en 2016, selon lesquelles il voulait améliorer les liens avec Moscou, ont terrifié les dirigeants de l'après-Maïdan à Kiev, qui étaient ouvertement dans le camp d'Hillary. Lorsque Trump a gagné à l'improviste, ils ont eu peur qu'il passe un accord avec Moscou par-dessus leur tête.
Cependant, avec l'accession à des postes politiques d'influence de personnalités fortement anti-russes, dont beaucoup de partisans recyclés de Bush et même certains avec des références "Never Trump", les responsables ukrainiens ont de bonnes raisons de penser que ce danger a été largement écarté. L'hostilité envers la Russie semblant permanente et s'approfondissant, ils pensent que Washington est de retour là où ils veulent.
Vu sous cet angle, l'incitation à la dissension religieuse n'est qu'un autre élément de la boîte à outils.
Version française Claude Lopez-Ginisty
D’après
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