"Dans la confusion de notre époque quand une centaine de voix contradictoires prétend parler au nom de l'Orthodoxie, il est essentiel de savoir à qui l'on peut faire confiance. Il ne suffit pas de prétendre parler au nom de l'Orthodoxie patristique, il faut être dans la pure tradition des saints Pères ... "
Père Seraphim (Rose) de bienheureuse mémoire

vendredi 7 décembre 2018

Prêtre Gheorghe Calciu-Dumitreasa - Église orthodoxe roumaine "Sainte Croix" Alexandrie VA, USA

(Cette déclaration a été faite en un temps où la Roumanie était encore sous le joug communiste, et où nos gouvernants et nos intellectuels nous vantaient la position de ce pays dans le blog de l'Est)
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C'est par la volonté de Dieu que je me tiens devant vous aujourd'hui. Il y a trois mois, j'étais prisonnier du régime communiste en Roumanie, persécuté et surveillé avec ma famille par des agents de la police secrète, bien que je n'aie rien fait d'autre que de prêcher Jésus Christ dans l'église où je servais. Il y a deux ans, j'étais dans les prisons roumaines et les mêmes agents essayèrent de me détruire. Ils étaient nombreux ; j'étais seul et sans défense. Il n'y avait pas de loi pour les empêcher de commettre un tel crime ; il n'y avait pas de principes moraux pour les arrêter. J'avais la foi, ils avaient la force ; mais encore une fois, ils n'avaient rien parce qu'ils n'avaient pas Dieu. J'avais l'amour et l'aide spirituelle de mes semblables, priant pour moi partout dans le monde ; ils n'avaient que leur haine. Et parce que ce conflit était d'ordre spirituel, ils furent vaincus, malgré toute la puissance matérielle de leur côté. 

Trois mois se sont écoulés depuis que j'ai été forcé de quitter mon pays. J'ai laissé derrière moi une vie de 60 ans avec tout ce que cela comporte : de bonnes actions et des erreurs, des moments de chute et de résurrection, des amis et des ennemis, et un énorme trésor de souffrance que j'apprécie avant tout parce que c'est une souffrance pour le Christ. 

Pour la jeunesse chrétienne en Roumanie, ainsi que pour les non-chrétiens, je suis devenu un symbole de souffrance pour Jésus Christ et un symbole de résistance non-violente contre l'idéologie communiste brutale qui viole l'âme d'un jeune. Si j'y étais resté et si j'avais peut-être souffert le martyre, cela aurait peut-être eu plus d'impact, mais c'est la volonté de Dieu que je vienne ici pour accomplir pour moi Son plan qui se révèle progressivement. 

La mort exerce une certaine fascination. C'est comme un précipice profond qui vous attire et vous repousse à la fois. Elle vous effraie par la destruction physique, mais quand la mort devient intime avec vous, quand pendant des années la mort a été votre compagne, il est difficile de résister à son appel. Au printemps 1981, j'avais un profond désir pour la mort en martyre, mais Dieu ne me l'a pas accordée. Pendant mon enfermement, j'ai reçu la visite spirituelle du Christ, de nombreux saints de l'Église et de certains de mes parents décédés, ma mère en particulier. Ils m'ont parlé en esprit...me réconfortant dans mes souffrances et ma solitude. 

Mais lorsque, expérimentée avec chaque fibre de mon être, lorsque j'étais entourée uniquement par les murs et par la malice déprimante des gardiens - les seuls visages humains que je pouvais voir - la grâce de Dieu ne m'avait-elle pas entourée plus que jamais en liberté, j'aurais dû en venir à penser que le monde n'était fait que de bourreaux et de victimes. Tout était alors intensément "chaud" : la douleur et la foi. J'avais une sensibilité si vive que non seulement les coups et les insultes me causaient de la douleur, mais aussi les mauvaises pensées de mes tortionnaires. 

Quand Daniel le Prophète fut jeté dans la fosse aux lions, Dieu envoya Son ange et ferma la bouche des lions et ils ne lui firent pas de mal parce qu'il fut trouvé irréprochable devant eux (Daniel 6:22). Mais Dieu ne ferma pas la bouche de ses dénonciateurs. Quand je fus jeté dans la fosse aux lions - les prisons communistes - Dieu ne ferma pas la bouche des lions ni celle de mes dénonciateurs, mais Il me sortit de là et me préserva... 

Pendant plus de cent jours, l'administration de la prison d'Aïud tenta de me tuer par la faim, le froid et la terreur. Cela commença à une époque où Nicolae Ceausescu, le chef du parti communiste de Roumanie, voyageait dans toute l'Europe pour assister aux joyeux banquets que lui offraient les présidents, rois et reines d'Europe. Mais rien de ces banquets ne parvint à ce pauvre Lazare. 

L'accueil triomphal de leur président a convaincu les gardes que Ceausescu était estimé dans le monde libre et précieux pour la Roumanie, et donc, quiconque n'acceptait pas ses décisions devait être tué. Et j'étais l'une de ces personnes. Leur extermination commença le 20 juillet et se termina après le 1er novembre 1980. Pendant dix jours, je fus isolé dans une cellule sans fenêtre, sans air, avec une veste et un pantalon déchirés, sans boutons, sans ceinture et avec de la nourriture une seule fois par jour. Le soir, une planche de bois était abaissée du mur et je pouvais me reposer pendant six heures. Les 18 heures, il me restait à les passer sur le sol en béton de la cellule. Au bout de dix jours, ils me remirent dans ma cellule habituelle pendant deux jours, puis ils m'isolèrent de nouveau pendant dix autres jours. Ce jeu de la mort dura plus de cent jours. 

Le garde qui m'avait été assigné était le secrétaire du parti de la prison. Empoisonné par l'endoctrinement communiste, il m'insultait avec des mots si sales et humiliants que je préférais être battu plutôt que d'écouter ses insultes. Rien n'était saint pour lui, personne n'était épargné par ses insultes, ni moi ni mes parents, ni ma femme, ni mon fils, ni mon sacerdoce, ni même Dieu. 

Deux fois par jour, je me rendais aux toilettes à pied pour vider la "tineta" (un bol en bois ou en argile qui servait de seau à latrines  / tinette). Ces marches furent les pires tortures que j'ai subies. Je fus insulté, frappé et parfois poussé ; il est arrivé que le contenu de la "tineta" se répande sur le béton et je fus contraint de le nettoyer à mains nues. 

Pendant mon internement, j'ai servi la Sainte Liturgie tous les dimanches et jours fériés de l'Église. Au début, les gardes m'insultaient et me battaient pour me forcer à abandonner. J'ai tenu bon et ils m'ont enfin laissé faire. Pour eux, j'étais fou, mais ma folie était celle dont parlait saint Paul : "Car la prédication de la croix, c'est à ceux qui périssent la folie ; mais pour nous qui sommes sauvés, c'est la puissance de Dieu. Car il est écrit : Je détruirai la sagesse des sages, et je réduirai à néant l'intelligence des prudents" (l Corinthiens 1:18-19). 

C'était dimanche et j'étais isolé. C'était un des jours sans nourriture et je ne pouvais pas servir la Divine Liturgie parce que je n'avais pas de pain. La Liturgie orthodoxe est célébrée avec du pain et du vin, et le moment central est celui où l'Esprit Saint descend et transforme le pain et le vin en Corps et Sang du Christ d'une manière réelle mais invisible - à partir de ce moment notre attitude envers le Saint Calice est humble, aimante et craintive, comme inspirée par la Présence du Sauveur. En prison, nous n'avions pas de vin, mais nous avions du pain et par nécessité admis par ces circonstances extrêmes, mon service était complet. 

Ce dimanche-là, j'ai demandé au Seigneur de m'aider à oublier ma tristesse devant l'impossibilité de servir la Sainte Liturgie par manque de pain. Néanmoins, une pensée me vint à l'esprit : demander du pain au gardien. 

Le garde maléfique était de service et je savais que ma demande le mettrait en colère ; il m'insulterait et il ruinerait la paix que j'avais dans mon âme pour ce jour saint. Mais la pensée persista et devint si forte que je frappai à la porte en fer de la cellule. Quelques minutes plus tard, la porte fut violemment ouverte et le garde furieux me demanda ce qui se passait. Je lui demandai un morceau de pain, pas plus d'une once, pour servir la Sainte Liturgie. 

Ma demande lui parut absurde ; elle était si inattendue que sa bouche s'ouvrit avec étonnement. Il partit en claquant la porte aussi violemment qu'il l'avait ouverte. Beaucoup d'autres prisonniers affamés lui demandèrent du pain, mais je fus le premier à demander du pain pour servir la Divine Liturgie. 

J'ai regretté mon impulsion. 

Vingt minutes plus tard, la porte de ma cellule s'ouvrit à moitié et le gardien me donna tranquillement la ration pour une journée entière : quatre onces de pain. Il ferma la porte aussi silencieusement qu'il l'avait ouverte - et si je n'avais pas tenu le pain, j'aurais pensé que tout cela n'était qu'illusion. 

Ce fut le Saint Sacrement le plus profond et le plus sublime que j'aie jamais vécu. Le service dura deux heures et le gardien ne me dérangea ou ne m'insulta pas comme à d'autres moments ; toute la durée, la section d'isolement fut paisible. 

Plus tard, après que j'eus terminé la liturgie et que le parfum de la prière était encore dans ma cellule, la porte s'ouvrit tranquillement et le gardien murmura : 

"Père, ne dis à personne que je t'ai donné du pain, ou tu vas causer ma perte." 

"Comment pourrais-je dire ça à quelqu'un, monsieur le sergent-chef ? Tu as agi comme un ange de Dieu - parce que le pain que tu m'as donné est devenu le Corps du Christ. Ce faisant, tu as servi à mes côtés, et ton acte est maintenant consigné pour l'éternité. ' 

Sans répondre, il ferma tranquillement la porte en me regardant jusqu'au dernier moment. Après cela, il ne m'insulta jamais plus et pendant ses huit heures de service, je passais un moment d'isolement des plus paisibles. 

J'ai raconté ce double aspect de mon enfermement - la souffrance et la consolation divine - pour vous faire comprendre que Dieu équilibre secrètement nos vies. Si nous avons Dieu, nous ne nous effondrerons jamais à cause de la douleur de ce monde. Au cours de nos souffrances les plus atroces, nous découvrons soudain des oasis de lumière et de joie sacrée. 

Dans son journal, l'écrivain russe F.M. Dostoïevski a écrit prophétiquement ce qui se passerait au cours de ce siècle : "Mon peuple descendra à des profondeurs telles qu'ils profaneront les saints autels avec leurs bottes ensanglantées, avec leurs mains blasphématoires ils prendront le Saint Calice avec le Sang de Dieu en lui et cracheront dedans pendant qu'ils tueront le prêtre devant la Sainte Table et, insatisfait même de cela, ils écraseront le calice sur le sol et feront des tirs dans le Saint Sang mais alors la Croix triomphera et mon peuple retournera à Dieu ". 

Si la première partie de cette prophétie a été accomplie, pourquoi la deuxième partie ne serait-elle pas accomplie ? Les gens qui ont tourné leur veste sous la terreur communiste reviennent à la foi, les jeunes tournent leurs yeux vers le Christ. 

Si le monde nous opprime, alors Jésus nous réconforte ; si les puissances terrestres nous tuent, Jésus nous donne la couronne de martyr ; si les rois nous jettent dans la fosse aux lions, le Fils de Dieu ferme la bouche des animaux ; si nous sommes tristes, notre joie est Jésus. Nous ne sommes pas seuls et nous ne sommes pas abandonnés... 

La souffrance a plusieurs visages et il est très difficile de les décrire tous ici. Je connais un prêtre orthodoxe, le P. Gavrila Stefan, dont la vie est consacrée au Golgotha. Il a été défroqué en 1971. Depuis lors, il vit dans la pauvreté et la terreur avec sa femme et ses huit enfants, dont l'aîné a 16 ans. Il a été arrêté et relâché plusieurs fois et son seul espoir est la Pitié Divine. Pendant que j'étais en prison, il a rendu visite à ma famille à plusieurs reprises, et après chaque visite, la police secrète l'a arrêté parce qu'il lui était interdit d'entrer à Bucarest. Lors de sa dernière visite, peu avant ma libération de prison, il a dit à ma femme une chose terrible : "Madame, il y a trois jours j'ai tué nos derniers moutons. C'était à l'été 1984, alors que sa femme était au huitième mois de grossesse. Comment vivent-ils maintenant ? Que mange leur nouveau-né ? 

Là où la douleur est grande, grande est aussi la miséricorde de Dieu, parce que Dieu ne donne jamais à un homme plus qu'il ne peut supporter. 

En 1978, avant la fête de Pâques, j'ai prêché aux jeunes dans l'église. J'ai prononcé une série de sermons intitulée "Sept paroles aux jeunes". En conséquence, mes hiérarchies, sur ordre de l'autorité suprême communiste - Nicolae Ceausescu - m'ont exclu de l'Eglise et m'ont remis entre les mains de la police secrète. J'étais découragé et terrifié à l'idée même d'être emprisonné et peut-être même de mourir en prison. Je suis allée voir ma sœur aînée qui avait alors environ 70 ans, une femme simple qui a toujours été en contact avec la sagesse de l'âme roumaine. Quand j'ai fini de me plaindre, elle m'a dit : 

"Mon cher, je vais te raconter une histoire d'ici, de la campagne. Tu es instruit et tu en comprendras le sens. 

"Quand Dieu créa le monde, Il créa aussi la tristesse, la souffrance et la détresse ; et Il les déposa sur une grande pierre et la pierre se brisa ; Il les déposa sur un grand arbre et l'arbre se dessécha ; et finalement Il les déposa sur l'homme et l'homme les porta. Et toi aussi, mon frère, tu porteras tes souffrances." 

Et c'est ce que j'ai fait. La preuve, c'est que je suis ici devant vous et que je vous ai raconté ce sage conte de fées roumain. 

Version française Claude Lopez-Ginisty
d'après

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