*
Dans ses lettres à l’évêque Ioann de Pskov, l’archimandrite rapportait :
« Les articles de presse regorgent de vexations et calomnies imméritées à
l’encontre de gens bien et bons, d’humiliations faites aux mères de soldats
tombés au combat, à leurs veuves. Voilà leur “lutte idéologique” : chasser
des centaines et des milliers de prêtres et de clercs, et parmi les meilleurs.
Combien viennent nous voir en pleurant parce qu’ils ne trouvent pas de
travail, même en tant que laïcs. Leurs femmes et leurs enfants n’ont pas de
quoi vivre. »
Voici quelques manchettes de journaux nationaux ou locaux de
l’époque : « Le monastère de Pskovo-Petcherski, un foyer de l’obscurantisme
religieux », « Un alléluia dansé à la diable », « Des parasites en soutane »,
« Des hypocrites en soutane ».
Et voici une autre missive adressée à l’évêque de Pskov. Le père Alipi y
décrit un nouvel incident :
« L e mardi 14 mai de cette année 1963, l’hégoumène Irineï, notre
économe, a voulu, comme toutes les années précédentes, faire arroser
et vaporiser le jardin du monastère. Nous recueillons l’eau de pluie et
la neige fondue grâce à un barrage que nous avons construit près de la
tonnelle située au-delà du rempart. Alors que nos gens étaient à l’oeuvre,
six hommes sont arrivés, puis encore deux. L’un d’entre eux avait un mètre
avec lequel ils avaient divisé la terre de l’ancien potager. Il s’est mis à injurier
les jardiniers et à leur interdire de pomper l’eau, affirmant qu’elle ne leur
appartenait pas. Il leur a ordonné de cesser de pomper. Nos gens ont essayé
de poursuivre, mais il a couru vers eux, leur a arraché le tuyau d’arrosage
des mains. Un autre, muni d’un appareil de photo, s’est mis à prendre nos
gens en photo… L’économe a dit à ces inconnus que le supérieur était là et
qu’ils devaient aller s’expliquer avec lui. L’un d’eux s’est approché de moi,
s’écartant des autres, et ils nous ont photographiés ; ils étaient trois. “Qui
êtes-vous et qu’attendez-vous de nous ?” ai-je demandé.
« L’homme au chapeau n’a donné ni son nom ni sa fonction et a répété
que nous n’avions le droit ni à cette eau, ni à la terre sur laquelle nous nous
trouvions. J’ai ajouté : “Si vous interdisez de respirer l’air et de se réchauffer
au soleil parce que le soleil, l’air et l’eau, tout vous appartient, alors que
nous reste-t-il ? Et je lui ai redemandé qui il était et dans quel but il était
venu.”
« Il ne s’est toujours pas nommé. Je lui ai dit :
« “Je m’appelle Ivan Mikhaïlovitch Voronov. Je suis citoyen de l’Union
soviétique, ancien combattant de la Grande Guerre patriotique. Mes
camarades, qui vivent à l’abri de ce rempart, sont des vétérans et des
invalides de la Grande Guerre patriotique ; ils y ont laissé des bras et des
jambes, ils ont été blessés et contusionnés, ils ont arrosé cette terre de leur
sang, ils ont purifié cet air des ténèbres fascistes ; parmi mes camarades il
y a des ouvriers d’usine, des travailleurs des champs, de vieux invalides et
des retraités, de vieux pères qui ont perdu leurs fils dans les combats pour
libérer cette terre et cette eau ; et nous qui avons versé notre sang et sacrifié
nos vies, nous n’aurions pas le droit d’utiliser cette terre, cette eau, cet air,
ce soleil et tout ce que nous avons arraché aux fascistes pour nous-mêmes
et pour notre peuple ? Qui êtes-vous ? Au nom de qui agissez-vous ?”
« Ils évoquèrent en bafouillant des comités de district, des comités de
région, etc.
« En nous quittant, l’homme au chapeau s’exclama : “Ah là là !... mon
père !”
« Je répondis que j’étais le père de ces gens, là-bas, mais que pour lui
j’étais le Russe Ivan qui avait encore la force d’écraser les punaises, les
puces, les fascistes et n’importe quelle racaille. »
*
« A u début de 1975, le père Alipi fut victime d’un troisième infarctus,
nous raconta l’archimandrite Nafanaïl lors du sermon d’anniversaire en
mémoire du supérieur. La pensée de la mort avait été présente à son esprit
bien auparavant. Il s’était fait faire un cercueil qu’il avait béni et placé chez
lui, dans le couloir. Et quand on lui demandait : “Où est ta cellule ?”, il
montrait ce cercueil et disait : “La voilà.”
Au cours des derniers jours de
sa vie, il eut à ses côtés le hiéromoine Feodorit, qui le faisait communier
quotidiennement et en tant qu’aide-médecin le soignait. Le 12 mars 1975,
à deux heures du matin, le père Alipi lui dit : “La Mère de Dieu est là.
Qu’Elle est belle ! Donnez-moi de la peinture, nous allons la dessiner.” On
lui en a donné, mais ses mains ne lui obéissaient plus tant elles s’étaient
usées à transporter de choses vers la ligne du front, pendant la Grande
Guerre patriotique.
À quatre heures du matin, l’archimandrite Alipi
mourut, doucement et paisiblement. »
Dans ces années-là, l’archimandrite soviétique, qui avait des appuis
fidèles et dévoués dans les cercles militaires et dans les hautes sphères,
recevait la visite d’une foule de peintres, de savants, de politiciens et
d’écrivains. Il prenait une part très active à la vie de certains d’entre eux
et non seulement sur le plan matériel, mais en tant que prêtre, pasteur
spirituel. Mais eux aussi, gens aux diverses destinées, des plus grandes aux
plus ordinaires, l’affermissaient, spirituellement parlant.
Dans les archives
de l’archimandrite Alipi conservées au monastère de Pskovo-Petcherski,
se trouve le fragment d’un manuscrit d’Alexandre Soljenitsyne. C’est
une courte prière et un principe de vie auquel ce grand supérieur s’était
toujours lui-même soumis :
« Comme il m’est léger de vivre avec Toi, Seigneur !
Comme il m’est simple de croire en Toi !
Quand mon esprit est fissuré par le doute ou abattu
quand les gens les plus intelligents
ne voient pas plus loin que le soir de ce jour
et ne savent pas que faire demain,
Tu m’envoies la claire certitude
que Tu existes et que Tu veilleras
à ce que les voies du bien ne soient pas toutes obstruées.
Dans la cordillère de la gloire terrestre,
je regarde surpris ce sentier
que je n’aurais jamais pu découvrir seul,
ce chemin étonnant à travers le désespoir
d’où j’ai pu
envoyer à l’humanité le reflet de Tes rayons.
Et Tu me donnes le temps qu’il faut
pour que je continue à le faire.
Et celui que je n’aurai pas,
c’est que Tu l’auras imparti à d’autres. »
Le père Rafaïl prend le thé
Les gens considéraient le père Rafaïl de façons différentes. Certains ne
pouvaient tout simplement pas le voir. D’autres, bien plus nombreux,
affirmaient qu’il avait complètement transformé leur vie. Par exemple,
le hiéromoine Vassili (Rosliakov), un des trois jeunes moines assassinés à
Pâques 1993 à Optino-Poustyn, disait : « C ’est au père Rafaïl que je dois
d’être moine, à lui que je dois d’être prêtre, en fait, je lui dois tout ! »
Quel était le secret du charisme du père Rafaïl ? À quoi se consacraitil,
en dehors de l’habituelle célébration des offices du dimanche et autres
jours de fête à laquelle est tenu un prêtre de village ? Il n’est guère difficile
de répondre à cette question. Ceux qui le connaissaient diront que le père
ne faisait que prendre le thé. Avec tous ceux qui venaient le voir. Un point
c’est tout. Non ! Parfois, il réparait aussi sa Zaporojets noire pour pouvoir
aller rendre visite à l’un ou l’autre et prendre le thé. Et c’est vraiment tout !
Du point de vue du monde extérieur, il ne faisait strictement rien.
Certains le traitaient de fainéant. Mais, visiblement, le père Rafaïl avait
conclu un pacte spécial avec le Seigneur. Car tous ceux avec qui il buvait le
thé devenaient des chrétiens orthodoxes. Tous sans exception ! De l’athée le
plus endurci jusqu’à l’intellectuel complètement déçu par la vie de l’Église,
en passant par le criminel invétéré. Je ne connais personne qui ne l’ait
fréquenté sans renaître de façon radicale à la vie spirituelle.
À vrai dire, le père Rafaïl ne savait pas faire de sermon en bonne et due
forme. Il était au mieux capable de dire : « Euh…, hum !... Frères et soeurs
orthodoxes… Bonne fête ! »
Un jour, nous le lui reprochâmes et le persuadâmes de prononcer un
sermon, le jour de la fête patronale. Il s’y attela avec enthousiasme, mais
pour un si piètre résultat que tout le monde faillit mourir de honte, alors
qu’il se sentait très content de lui.
Mais quand des gens tourmentés et épuisés venaient le voir et qu’il
buvait avec eux du thé à sa table de campagne recouverte d’une toile
cirée, il se métamorphosait complètement. Un homme ordinaire n’aurait
tout simplement pu endurer cet afflux permanent de visiteurs souvent
capricieux, entêtés, ayant subi de multiples vexations et accumulé une foule
de problèmes et des questions sans fin. Mais le père Rafaïl supportait tout
et tout le monde. Le mot « supporter » ne convient d’ailleurs pas. Personne
ne lui pesait. Et il passait du bon temps à prendre le thé, à se souvenir
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d’un événement intéressant survenu au monastère de Pskovo-Petcherski, à
parler des ascètes de jadis, des startsy de Petchory. Au point qu’on n’avait
plus envie de quitter sa table et son thé. Même s’il est vrai que la seule
conversation ne peut transformer des gens qui se sont irrémédiablement
égarés dans notre monde froid ou en eux-mêmes, ce qui est plus terrible
encore. Pour cela il faut leur faire découvrir une autre vie, un autre univers
où triomphent sans partage, non plus l’absurdité, les souffrances et une
cruelle injustice, mais la foi, l’espoir et l’amour tout-puissants. Et il ne suffit
pas de le leur faire découvrir, en le montrant de loin et en les y attirant,
mais il faut conduire l’individu dans cet univers-là, le prendre par la main
et le placer devant Dieu. Et alors seulement il reconnaîtra soudain Celui
qu’il connaît et aime depuis longtemps, son unique Créateur, Sauveur et
Père. Et c’est alors seulement que la vie peut véritablement changer.
Toute la question est de savoir comment pénétrer dans ce monde
prodigieux. Aucun procédé humain ordinaire ne le permet. Aucun pouvoir
terrestre. Aucun « piston ». Aucune somme d’argent. Le contre-espionnage
ou les services secrets sont impuissants à vous aider à l’entrevoir. Et avoir
fait des études au séminaire et obtenu les titres de prêtre et d’évêque ne
garantit même pas d’y déambuler majestueusement.
Et pourtant on pouvait y accéder paisiblement en étant aux côtés du
père Rafaïl dans sa Zaporojets noire. Il se révélait aussi tout à coup à
ceux qui se trouvaient à la maison paroissiale et prenaient le thé avec lui.
Pourquoi cela arrivait-il ? Tout simplement parce que le père Rafaïl était
capable de vous guider génialement à travers ce monde-là. Dieu était Celui
pour Lequel il vivait et avec Qui il existait lui-même à chaque instant. Et
vers Qui il menait chacune des personnes qui lui était envoyée dans sa
modeste isba paroissiale.
Voilà ce qui attirait irrésistiblement les gens chez le père Rafaïl. Et en
assez grand nombre, surtout les dernières années. Le père Ioann lui envoyait
aussi des jeunes et quelques guides spirituels moscovites. Il accueillait tout
le monde et personne ne se sentait de trop.
Il retournait à l’envers la vision habituelle que beaucoup s’étaient faite
du monde. Il savait, de la façon presque insouciante qui le caractérisait (il
ne fallait pas qu’il soit pris trop au sérieux) donner des réponses si précises,
si inattendues aux questions de ses interlocuteurs qu’on en avait parfois le
souffle coupé, tant se révélait soudain la vérité de la vie ! Cela pouvait se
manifester dans les plus petits détails.
Un jour, nous prîmes en autostop un homme qui voulait aller à Pskov.
Au lieu de remercier le père Rafaïl, ce farfelu se mit en colère et injuria les
prêtres autant qu’il put :
– Vous, les popes, vous êtes tous des filous ! De quoi vivez-vous ? Vous
embobinez les vieilles !
Le père Rafaïl, écoutait, l’air bon enfant, comme d’habitude, ces insultes,
mais tout à coup il lança :
– Essaye un peu d’embobiner une vieille femme. Elle est âgée, elle a
beaucoup vécu, va l’embobiner ! Tu répètes ce que tu n’as pas arrêté
d’entendre aux réunions du parti et ton disque est rayé.
Le voyageur fut très frappé par cette idée :
– Mouais !... Si on voulait embobiner ma femme… Ou, mettons, ma
belle-mère !...
Il ne lâcha plus le père Rafaïl de tout le trajet, lui posant toutes sortes de
questions, particulièrement sur les choses de l’Église qu’il ne comprenait
pas, sur les fêtes et les traditions des anciens qui lui restaient obscures.
Au moment de se quitter, le père Rafaïl l’invita à venir prendre le thé à la
paroisse.
Un autre jour, le père longeait le cimetière lorsqu’il entendit au-delà
du mur une femme qui criait, hurlait et poussait des lamentations sur
une tombe. Ceux qui l’accompagnaient furent tout retournés par l’horrible
sensation d’impasse que traduisaient ces cris.
– Quels terribles pleurs verse cette servante de Dieu…, dit l’un.
Mais le père rétorqua :
– Non, ce n’est pas une servante de Dieu ! Ce n’est pas une orthodoxe
qui pleure ainsi. Un chrétien ne peut éprouver un aussi terrible désespoir.
Il était capable, sans méchanceté, mais en visant juste, de dire à un
prêtre :
– Tu as une drôle de gueule aujourd’hui ! Tu as trop regardé la télé, hier,
c’est ça ?
Il pouvait aussi répondre à une jeune fille qui lui demandait quel prêtre
il valait mieux aller voir pour se confesser :
– Choisis le plus gros ! Il sera conscient de son défaut et recevra mieux
ta confession.
EDITIONS DES SYRTES
14 Place de la Fusterie
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