Un jour, un groupe de visiteurs, soviétiques convaincus, arrêta le père
Alipi au seuil d’une église. Dans un accès de juste colère, ils exigèrent la
vérité sur l’exploitation des simples moines par la hiérarchie ecclésiastique,
sur les persécutions, les horreurs de la vie monastique dont la presse avait
rendu compte.
En guise de réponse, le père demanda sur un ton mystérieux :
– Vous entendez ?
– Nous entendons quoi ? firent les touristes étonnés.
– Entendez-vous quelque chose ?
– Nous entendons les moines chanter.
– Eh bien voilà : s’ils vivaient mal, ils ne chanteraient pas.
Un communiste, un hôte venu de Finlande, posa au père Alipi, en
présence de ses amis soviétiques, la question typique que posaient alors les
athées :
– Nous expliquerez-vous comment se fait-il que les cosmonautes soient
allés dans l’espace et n’y aient pas vu Dieu ?
Le père archimandrite lui fit remarquer, compatissant :
– Un tel malheur peut vous arriver à vous aussi : vous étiez à Helsinki et
vous n’avez pas vu le président.
Ceux qui sont venus à Petchory dans ces années-là se souviennent
des apparitions du père Alipi au balcon du bâtiment où il logeait.
Elles
pouvaient être des plus variées. Parfois, surtout au printemps, les choucas et
les corbeaux l’importunaient tellement de leurs glapissements qu’il sortait
sur le balcon avec un pistolet et leur tirait dessus jusqu’à ce qu’ils s’envolent,
pris de panique. Ce n’était pas un vrai pistolet, mais une imitation très
réussie qui servait d’épouvantail. Et la scène entière – matinée ensoleillée
sur le monastère, supérieur sur son balcon visant les oiseaux d’une main
assurée avec un imposant pistolet – tout cela marquait les spectateurs de
façon indélébile.
Bien sûr, ce ne sont pas seulement les apparitions du supérieur sur son
cher balcon qui marquaient les mémoires. Les visiteurs du monastère
éprouvaient des sensations encore plus fortes quand ils étaient témoins des
conversations que le père, du haut de la balustrade, nouait avec les gens
rassemblés là.
Le balcon donnait sur la grande place du
monastère. Par beau temps, le père pouvait
admirer son monastère, communiquer avec le
peuple tout en contrôlant si tout allait bien.
En contrebas, se tenait une foule de
pèlerins, de touristes et d’habitants de
Petchory. Les discussions sur la foi ou un
simple contact avec le père Alipi pouvaient
durer des heures. De plus, à chaque fois, il n’hésitait pas à venir en aide à
ceux qui s’adressaient à lui pour des raisons matérielles. Et bien que ce que
l’on appelle les « oeuvres de charité » fissent alors l’objet d’une interdiction
catégorique, le père agissait en ce domaine comme il le jugeait nécessaire.
Voici ce dont se souvient l’archimandrite Nafanaïl :
« Le père Alipi aidait toujours les nécessiteux, il faisait l’aumône et il
accordait son aide à beaucoup de gens venus la lui demander. Il en souffrit
les conséquences. Il se défendait en mettant en avant les textes des Saintes
Écritures où il est dit qu’il faut faire oeuvre de charité et il affirmait que
les oeuvres de charité ne pouvaient être interdites car c’était une part
inaliénable de la vie de la Sainte Église orthodoxe. »
Et voici les souvenirs du diacre Gueorgui Malkov, alors jeune philologue
et fréquent visiteur de Petchory : « L ’archimandrite Alipi s’efforçait
d’incarner dans sa propre vie le précepte de l’amour du prochain. Il aidait
du mieux possible, et parfois grandement, beaucoup de malades, de
miséreux ainsi que des personnes victimes de problèmes matériels. »
On voyait souvent au pied du balcon de sa résidence des handicapés, des
pauvres aux destins les plus variés. Et malgré les interdictions officielles, le
supérieur leur portait secours, en matière de nourriture, de soins médicaux,
d’argent, à la mesure des moyens dont il disposait. Et quand il en manquait
il plaisantait : « C e n’est pas encore prêt, ça sèche ! Reviens donc demain,
serviteur de Dieu ! »
Dans certains cas, le soutien était conséquent : le père Alipi aidait un
sinistré à se réinstaller et, lorsqu’une maladie frappait le bétail, donnait
de l’argent pour acheter une vache. Ayant un jour appris que, non loin
d’Izborsk, la maison de P. Melnikov, un peintre local célèbre, avait été
ravagée par un incendie, il lui expédia par mandat une somme importante
pour l’époque, avec ce mot : « Juste pour les premiers temps. »
« Le père Alipi avait un don étonnant d’orateur, se souvient le père
Nafanaïl. Il est arrivé plus d’une fois qu’on entende des pèlerins dire qu’ils
resteraient encore une petite semaine au monastère au cas où le père Alipi
ferait un autre sermon. Dans ses homélies il soutenait les affligés, il consolait
les pusillanimes. “Frères et soeurs, vous avez entendu les appels à renforcer
la propagande antireligieuse, ne baissez pas la tête, ne vous attristez pas,
cela signifie que leurs difficultés commencent. Il est terrible de s’unir à la
foule. Aujourd’hui, elle crie : ‘Hosanna !’ Et dans quatre jours : ‘Prenezle,
prenez-le, crucifiez-le !’ C’est pourquoi, là où règne le mensonge ne
criez pas : ‘hourra !’, n’applaudissez pas. Et si l’on vous demande pourquoi,
répondez : ‘Parce que chez vous c’est le mensonge. – Mais pourquoi ? Parce
que ma conscience me le dit.’ Comment reconnaître Judas ? ‘Quelqu’un
qui a plongé avec moi la main dans le plat, voilà celui qui va Me livrer !’ a
déclaré le Sauveur lors de la Cène. Impertinent est l’élève qui veut égaler
le maître, celui qui veut égaler le chef et prendre la première place, se saisir
le premier de la carafe. Les aînés n’ont pas encore déjeuné, mais l’enfant a
déjà bien mangé et se lèche les babines. C’est un futur Judas. Si les aînés ne
se sont pas encore mis à table, ne t’y mets pas non plus. Les aînés prennent
place à table, assieds-toi s’ils t’en prient. Les aînés ont saisi leur cuillère,
prends-la aussi. Les aînés ont commencé à manger, tu peux commencer,
toi aussi.” » […]
Savva Iamchtchikov, un restaurateur et critique d’art envers lequel le
père Alipi était bien disposé, racontait :
– On m’a demandé pourquoi un si bel homme s’était retiré dans un
monastère. On disait qu’il avait été gravement blessé et avait perdu la
capacité de procréer… Un jour, il a lui-même évoqué le sujet et m’a dit :
« Savva, toutes ces conversations sont vaines. La guerre était une chose si
monstrueuse, si horrible, que j’ai promis à Dieu que si je survivais à cette
terrible bataille, je me retirerais dans un monastère. Imagine un peu : un
combat féroce, les tanks allemands qui franchissent notre ligne de front,
écrasant tout sur leur passage, et dans cet enfer, voilà que j’aperçois soudain
notre commissaire de bataillon qui enlève son casque, tombe à genoux et
se met à… prier. Oui, oui, il murmurait en pleurant les mots quasiment
oubliés d’une prière et demandait au Tout Puissant, que la veille encore il
insultait, clémence et salut. Et je l’ai alors compris : chaque homme porte
Dieu en son âme et, un jour ou l’autre, vient à Lui… »
*
Les autorités s’ingéniaient par tous les moyens à anéantir le monastère. Un
jour, toutes ses terres agricoles, pâturages compris, lui furent brutalement
confisquées sur ordre du soviet de Petchory. C’était au début de l’été. On
venait juste d’emmener les bêtes paître et il fallut les faire revenir à l’étable.
Dans la même période, sur une directive de Moscou, les travailleurs du
comité régional du parti amenèrent au monastère une grande délégation de
représentants des partis communistes frères. Pour les régaler de passé russe,
comme on dit. Au début, tout se déroula normalement. Mais alors que
les « fils d’une mosaïque de peuples », admirant le calme et la beauté du
monastère, flânaient entre les parterres de roses écloses, les portes de la cour
de ferme s’ouvrirent soudain tout grand et, dans un grand mugissement
de liberté retrouvée, surgirent les trente vaches du monastère au grand
complet ainsi qu’un énorme taureau. L’opération avait été orchestrée par le
père Alipi en personne.
Le bétail, queues dressées, mugissant et ivre de liberté se précipita
pour brouter herbe et fleurs des parterres, tandis que les représentants
du mouvement communiste international, hurlant à pleins poumons en
diverses langues, se mettaient tant bien que mal à l’abri. Les travailleurs du
comité régional se ruèrent sur le père Alipi.
– Vous voudrez bien m’excuser, soupira-t-il. Mais ces bêtes me font
pitié ! Nous n’avons plus d’autres pâturages et sommes obligés de les faire
paître à l’intérieur du couvent.
Le jour même, tous les pâturages furent rendus au monastère.
Le père Nafanaïl distinguait comme l’une des épreuves les plus rudes le
jour où le monastère avait reçu un oukase interdisant la célébration dans
les grottes d’offices pour les défunts. Cela signifiait que l’accès aux grottes
n’était plus autorisé et que la fermeture du monastère s’ensuivrait. Le texte
portait la signature de l’évêque de Pskov. Mais le père Alipi ordonna de
continuer à officier dans les grottes comme si de rien n’était.
En ayant eu vent, les autorités municipales accoururent pour savoir si le
père avait bien reçu la directive de son supérieur. Celui-ci confirma.
– Pourquoi n’exécutez-vous pas cet ordre alors ? demandèrent les
fonctionnaires indignés.
À quoi le père répondit qu’il n’y obéissait pas parce qu’il avait été écrit
sous la contrainte et par faiblesse de caractère.
– Et moi, je n’écoute pas les gens faibles de caractère, avait-il conclu,
mais seulement ceux qui ont de la force d’esprit.
Les offices religieux dans les grottes ne s’interrompirent pas.
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