Un matin, à la veille de la fête
de la Sainte Trinité, nous allâmes
en forêt, le père Rafaïl, Ilia
Danilovitch et moi, chercher des
jeunes bouleaux afin de décorer
l’église, selon la tradition. Mais
quand nous nous mîmes à la tâche,
je fus triste pour ces arbustes : ils
avaient poussé, grandi, et voilà
que tout à coup on les abattait
pour les placer pendant deux
misérables jours dans une église.
Mes gémissements indignèrent le
père Rafaïl :
– Vous n’y comprenez rien,
Gueorgui Alexandrovitch ! Le
bouleau sera heureux de participer
à la beauté de l’église du Seigneur.
Mais le père Rafaïl pouvait tout
aussi bien se faire responsable de
quelques arbres que de l’univers
tout entier.
Je me souviens d’une nuit
de printemps où nous marchions en compagnie du père Nikita sur un
merveilleux sentier de forêt, dans les environs de Borovik. Le ciel étoilé
était à cette heure tardive si superbe que nous fûmes involontairement
emplis d’admiration.
« Est-il possible que ce bel et immense univers, ce
nombre infini de mondes soient créés par Dieu pour nous seuls, nous,
habitants de cette minuscule planète qui ne peut être en rien comparée à
l’infinitude de l’univers ? », pensai-je.
Je fis part de cette méditation lyrique
à mes compagnons, et le père Rafaïl dissipa aussitôt mes doutes, avec
audace et sans hésitation :
– Il n’y a de vie raisonnable nulle part ailleurs que sur la Terre, me dit-il.
Et il s’expliqua : car si elle existait ailleurs le Seigneur l’aurait révélé à Moïse
quand celui-ci écrivit la Genèse. Et Moïse nous l’aurait laissé entendre,
ne serait-ce que par une allusion. Donc n’en doutez pas, Gueorgui
Alexandrovitch : l’univers est créé par Dieu uniquement pour l’homme !
– Alors pourquoi y a-t-il ces myriades infinies d’étoiles au-dessus de nos
têtes ?
– C’est pour que tu comprennes en les regardant la toute-puissance de
Dieu.
Mais ce n’était pas tout ! Le père Rafaïl répondait parfois non seulement
de l’univers, mais du Seigneur lui-même !
Un jour, la question fut de savoir s’il y avait des hommes que Dieu
n’aimait pas. Tout le monde s’empressa de donner la réponse académique :
« Dieu aime tous les hommes. »
Mais le père Rafaïl dit soudain :
– Ce n’est pas exact ! Le Seigneur n’aime pas les timorés !
Il avait des relations très simples avec les gens.
Un jour, une voisine vint lui apporter un bocal de cornichons.
– Prends-les, toi au moins, père ! De toute façon, ils sont perdus,
soupira-t-elle.
– D’accord, donne ! fit le père, magnanime. Si tu as du mal à les jeter,
j’irai les porter moi-même à la décharge.
Une visiteuse de Moscou venait voir le père Rafaïl, mais ne voulait pas
porter de foulard sur la tête. Le père Rafaïl lui dit avec sévérité :
– Vous revenez sans foulard ? Je vais vous clouer un paillasson sur la tête !
La jeune fille fut si effrayée qu’elle n’enleva plus jamais son foulard. On
dit qu’elle dormait même avec.
Nous étions frappés par sa façon de traiter ceux qui l’offensaient ou qui
le détestaient. Et il y en eut. Notamment parmi ses confrères prêtres.
Le
père Rafaïl ne se permettait jamais ni mots désagréables à leur égard, ni ton
qui juge. D’ailleurs il ne jugeait jamais. Il lui arrivait seulement parfois de
ronchonner contre le pouvoir soviétique. Il avait un rapport particulier à
celui-ci.
D’un côté le pouvoir soviétique de ces années-là était à ce point
omniprésent qu’il nous empêchait parfois de vivre. Mais d’un autre, il ne
semblait pas exister pour nous. Nous vivions en l’ignorant. Et en ce sens,
nous comprenions mal les croyants dissidents qui se fixaient pour principal
but de lutter contre lui. Pour nous il était très clair que ce pouvoir prendrait
fin de lui-même et s’effondrerait superbement. En attendant, il pouvait
vous gâcher la vie : vous mettre en prison ou en hôpital psychiatrique, vous
traquer ou tout simplement vous assassiner. Mais nous croyions que rien
n’arriverait sans la Divine Providence.
Comme le disait l’antique moine et
ascète Forst : « Si Dieu veut que je vive, Il sait comment arranger ça. Et s’Il
ne le veut pas, alors pourquoi devrais-je vivre ? »
Le père Rafaïl prenait de temps à autre plaisir à taquiner les autorités de
la région et du district. Surtout quand il était amené à être à la fois le doyen
d’une église de campagne et son unique prêtre. Sa fonction l’obligeait à
déclarer chaque année le nombre de baptêmes et de mariages.
Dans ses
rapports, il citait des nombres à quatre chiffres de couples qu’il avait unis
et d’enfants qu’il avait baptisés si bien que le conseil local aux Affaires
religieuses en était pris de panique. Finissant par percer ses polissonneries,
le conseil répondait par une véritable haine et lui faisait cruellement
payer son arithmétique, sa Zaporojets noire à petits rideaux blancs et
ses centaines de visiteurs. Mais le père Rafaïl ne se laissait jamais abattre,
même quand il devait déménager d’une paroisse à l’autre plusieurs fois par
an, à l’instigation des fonctionnaires du conseil aux Affaires religieuses.
Dans ces années-là, nous déplorions qu’il y ait si peu de littérature
spirituelle en Russie. Éditer des livres religieux, en dehors des tirages de
misère autorisés, était non seulement interdit mais passible de poursuites
pénales.
Un jour, nous commençâmes à tirer des plans sur la comète
et imaginer que nous installerions une imprimerie dans le skit du père
Dossifeï. Nous nous laissâmes tellement entraîner par nos rêves que
nous discutâmes de la future maison d’éditions avec bon nombre de nos
connaissances.
À la veille du 7 novembre, le père Rafaïl vint à Moscou chercher
des pièces de rechange et il s’arrêta chez moi pour une journée. Nous
décidâmes de repartir ensemble pour sa paroisse, car les fêtes de novembre
me donnaient presque une semaine de congés.
Le soir, le père Rafaïl était dans ma chambre et bavardait au téléphone
avec des amis pour passer le temps avant de reprendre le train. Mais la
ligne grésillait et craquait. Supposant que le KGB écoutait, le père se mit à
déblatérer sur le pouvoir soviétique, incapable disait-il, d’utiliser des tables
d’écoutes de bonne qualité. Je m’inquiétai et fis remarquer au père que
c’était peut-être le cas. Mais cela ne fit que l’exciter.
– Et voilà Gueorgui Alexandrovitch à moitié mort de frousse ! s’indignat-
il d’une voix forte. Ça ne fait rien, camarades komsomols et bolcheviks !
Bientôt le pouvoir soviétique va s’effondrer et qu’est-ce que vous ferez ?
Nous, en attendant, nous allons commencer à nous préparer à publier des
livres, à installer une imprimerie clandestine dans le skit ! Et nous aurons
encore l’occasion de vous baptiser et de vous unir à l’Église vous aussi,
camarades komsomols et bolcheviks !
Et autres fantaisies de la même eau.
Je m’énervai, puis décidai de ne plus
m’en faire et cessai de l’écouter.
Comme toujours, nous fonçâmes à la gare à la dernière minute. Le père
Rafaïl aimait l’exercice de haute voltige qui consistait à s’élancer sur le
marchepied du dernier wagon d’un train qui démarrait. Mais avant d’en
arriver là, il agaçait tout son monde :
– Père, il ne reste qu’une heure avant le départ du train ! le prévenions-nous.
– Encore une heure ? Alors on a le temps de mettre la tchifiroire en route.
Il voulait dire la bouilloire. Tchifiroire était un terme des camps qui
nous venait du père Viktor. On mettait donc de l’eau à bouillir, puis ceux
qui avaient eu l’imprudence de vouloir partir avec le père Rafaïl soupiraient
nerveusement et s’asseyaient pour prendre le thé.
– Père ! Il ne reste plus qu’une demi-heure avant le départ ! Et nous
avons vingt-cinq minutes de trajet ! le suppliions-nous, désespérés.
– Encore une petite tasse ou deux, disait le père sans rendre les armes.
Si personne ne sombrait dans l’hystérie tout se passait généralement
bien. Le père Rafaïl, à un moment qu’il était le seul à connaître, demandait
enfin tout étonné :
– Qu’est-ce qu’on fait assis ? C’est comme ça qu’on arrive en retard !
Tous les partants, emplis de reconnaissance pour la chance qu’il leur
offrait de s’en aller, bondissaient de leur siège et se précipitaient à la gare.
Et bien qu’il nous fût arrivé en une ou deux occasions de voir le train
s’éloigner sous nos yeux, ce petit jeu se répétait à chaque fois.
Le soir où avait eu lieu ce bavardage téléphonique sur les skit et les
éditions, nous n’avions pas raté notre train. Nous arrivâmes à Pskov et
allâmes aussitôt rendre visite au père Nikita. Nous lui apportions des livres,
des provisions et, une fois réunis, nous entreprîmes de lire à haute voix un
ouvrage que nous nous étions procurés à Moscou : Le Starets Silouane.
En ces jours de novembre, il faisait un temps clair, un léger froid hivernal,
et le soleil brillait de tout son éclat. Le matin, une fois les prières d’usage
récitées, nous prîmes à nouveau place pour lire. Mais notre paisible lecture
fut soudain interrompue par le bruit de plusieurs voitures qui arrivaient
dans la rue. C’était curieux pour un trou perdu comme Borovik. Nous
regardâmes par la fenêtre et comprîmes que nous avions de la visite. Des
miliciens et des civils en imperméables et chapeaux mous descendaient de
deux Volga et d’une jeep.
Honnêtement, j’eus très peur. Et le père Nikita aussi. En revanche,
le père Rafaïl, Ilia Danilovitch et le père Viktor restèrent impassibles.
L’Ancien, qui avait tout de suite reconnu les visiteurs, eut un rire mauvais.
– Restez tous à vos places ! Vos papiers ! hurla le milicien ventru qui
était entré le premier.
C’était le commissaire de la milice locale que nous
connaissions bien. Les autres, au nombre de cinq ou six, nous fixèrent d’un
air menaçant. Sans pour autant dégainer.
– Contrôle des papiers d’identité ! Sortez tous vos papiers ! gueulait
furieusement notre commissaire d’habitude si aimable, au point qu’un de
ses camarades tenta de le calmer.
En fait, on ne vérifia que les miens. Certains se mirent à me poser
des questions, tous en même temps : qui étais-je, où étais-je enregistré,
quel était mon lieu de travail et pourquoi étais-je là sans être enregistré,
comme il se devait, auprès du KGB local.
C’était la première fois que je me
retrouvais dans une telle situation et je ne savais pas quoi répondre. Mais je
craignais surtout que mes amis ne remarquent ma frousse.
Ce fut le commissaire qui vint soudain à ma rescousse. Il vociféra à
nouveau, mais lança quelque chose de plus cinglant :
– Où est l’imprimerie clandestine ? Avouez ! Répondez ! Nous savons
tout ! Inutile de dissimuler !
Il rugissait comme une sirène de pompiers et son visage, de seconde en
seconde, virait du rouge au violet.
Au début, nous le regardâmes étonnés, sans rien y comprendre. Quelle
imprimerie ? Qu’est-ce que nous dissimulions ? Puis le père Rafaïl et moi
nous rendîmes compte que tout cela avait pour origine nos bavardages
auprès des amis et peut-être aussi la conversation téléphonique sur cette
fameuse imprimerie.
Le milicien tonitruant ne tarda pas à confirmer nos hypothèses :
– Nous savons tout !... Vous avez une imprimerie. Dans un skit
clandestin. Que personne ne bouge ! Sortez !... Je vous dis de sortir ! Et
prenez vos affaires ! Indiquez-nous le chemin ! C’est toi, le patron, ici ! fit-il
en frappant la poitrine du père Nikita. En avant ! Tu nous indiques le
chemin !
– Il n’ira nulle part, dit le père Rafaïl, coupant court aux hurlements. Pas
plus qu’aucun d’entre nous.
– Quoi ?! fulmina à nouveau le gardien de l’ordre.
– Et pas question non plus de vous montrer notre imprimerie ! ajouta
le père Rafaïl.
Il eut l’air de parler de l’imprimerie comme si elle existait. Je compris
qu’il avait une idée derrière la tête.
Nos « invités » tantôt exigeaient que nous passions aux aveux, tantôt
essayaient de nous convaincre de les mener jusqu’au skit et de leur montrer
les machines de composition typographique, mais nous jetions un coup
d’oeil au père Rafaïl et nous taisions.
Cela dura une vingtaine de minutes.
Finalement, tout leur groupe se retira dans la cour pour délibérer.
À leur retour, ils nous annoncèrent qu’ils n’avaient pas besoin de nous
pour trouver l’imprimerie. Ils se bornèrent à nous demander comment
parvenir au plus vite à ce skit. Nous eûmes la surprise d’entendre le père
Rafaïl le leur expliquer.
Il fit impitoyablement emprunter aux détectives
le chemin le plus long et le plus pénible, soit une marche d’une quinzaine
de kilomètres à travers un terrain
marécageux et la forêt.
On était au début de novembre.
Les marais des environs s’étaient
couverts d’une fine couche de
glace. Nos hôtes sortirent tout
animés et initièrent leur triste
promenade.
J’interrogeai malgré tout le père
Rafaïl :
– Et s’ils se noient dans les
marais ?
– Ils ne se noieront pas, non,
me répondit-il. Par contre, ils se
sauveront héroïquement les uns les
autres.
Il était environ huit heures du
matin. Nous bûmes force thé,
coupâmes force bois pour une
vieille femme, paroissienne du père
Nikita, nettoyâmes l’église. Une
pluie fine se mit à tomber et ne s’arrêta plus. Mais nous avions eu le temps
auparavant de nous promener. Nous déjeunâmes sous la bruine, essayant
tranquillement d’imaginer nos Sherlock Holmes en train de rechercher
l’imprimerie.
Vers sept heures du soir, alors qu’une obscurité humide s’était
abattue, nous vîmes réapparaître nos invités du matin. Mais quelle allure
ils avaient ! Trempés de la tête aux pieds, gelés, épuisés, ils faisaient tant
pitié que nous faillîmes nous étrangler avec notre thé chaud.
– Où est l’imprimerie ? demanda l’un des hommes en civil, d’un ton
plaintif et sans espoir.
– Quelle imprimerie ? demanda le père Rafaïl, avalant une gorgée de
thé.
– L’imprimerie clandestine…, précisa l’homme en civil, conscient de
l’absurdité de ses propres paroles.
– Ah !l’imprimerie clandestine !... Alors vous ne l’avez pas trouvée dans
le skit ?
– D’accord…, fit, déprimé, l’homme en civil. Donnez-nous donc plutôt
un peu de thé pour nous réchauffer !
– Vous le boirez au soviet du village, rétorqua le bon père Rafaïl.
– D’accord, répéta l’homme en civil, baissant la tête avec un soupir.
Au
moment de partir, il dit d’un ton fatigué au père Rafaïl : Je te préviens, tu
risques de le payer !
L’homme en civil n’avait pas menti, il tint promesse. Une semaine plus
tard, le père Rafaïl fut transféré dans une autre paroisse. Et deux mois
après, dans une autre. Mais il en avait l’habitude.
EDITIONS DES SYRTES
14 Place de la Fusterie
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