Nous publions ci-dessous la communication de Jean-Claude Larchet, qui a par ailleurs participé à l’organisation de ce colloque en tant que membre du comité scientifique, et dont l’édition grecque de ses deux récents ouvrages sur le genre – La théorie du genre contre le genre humain (Salvator) et Transfigurer le genre (Syrtes) –, réunis en un volume intitulé Face à la théorie du genre et préfacé par l’higoumène Éphrem de Vatopaidi, a été présenté à la fin de la dernière session par Christos Arabatzis, professeur à l’université Aristote de Thessalonique.
Sur une forme de transhumanisme : le changement de genre, de sexe et d’orientation sexuelle
L’idée que l’orientation sexuelle ne serait absolument pas liée au sexe et au genre mais résulterait seulement d’un choix existe depuis longtemps, et est défendue par le mouvement LGBTQI+.
L’idée que le genre ne serait pas lié au sexe, mais pourrait être choisi indépendamment de lui, a été développée plus récemment, c’est-à-dire dans les années 90 du siècle dernier, par les inventeurs et les promoteurs de la « théorie du genre ».
L’idée que le sexe lui même ne serait pas une donnée naturelle, mais résulterait d’une assignation arbitraire au moment de la naissance, si bien que l’individu pourrait en changer par la suite selon son désir, est apparue en continuité logique de la théorie du genre. Si auparavant il y a toujours eu des individus qui, avec l’aide de la médecine, changeaient de sexe, ils étaient très peu nombreux et considérés comme des marginaux. Mais au cours de cette dernière décennie, le changement de sexe s’est répandu considérablement parmi les adolescents, au point qu’une étude scientifique américaine a parlé à son sujet d’« épidémie », en notant le rôle des influenceurs et influenceuses sur les réseaux sociaux.
Ces idées ont été soutenues par des associations, et sous la pression de celles-ci, leur application sociale a été reconnue comme droits des minorités par les institutions sociales, et bénéficié de la protection juridique des instances internationales et d’un grand nombre d’États, mais aussi d’une promotion dans le cadre du système scolaire à ses différents niveaux. Si bien que d’idées à l’origine marginales, elles sont devenues un véritable phénomène de société, qui se révèle très préoccupant par ses conséquences, car ces idées produisent une subversion des identités personnelles de l’homme et de la femme, du couple, de la sexualité, des modalités de la procréation, de la famille, de la patrifiliation et de la matrifiliation.
Il n’est pas habituel de situer ces idées et ces pratiques dans le cadre du transhumanisme, car celui-ci est généralement présenté comme un dépassement des limites de l’être humain et une amélioration de ses capacités physiques et mentales par le biais des nouvelles technologies, en particulier dans le domaine de la génétique et du numérique. Cependant elles prétendent dépasser la représentation de l’homme qui est commune à toutes les sociétés du passé, ainsi que son mode d’existence individuel, conjugal, familial et social, et réaliser un homme nouveau, dépassant les limites de l’homme ordinaire.
1) Les liens avec le transhumanisme
Le refus de la nature comme donné
Le premier lien des pratiques liées à la théorie du genre avec le transhumanisme, est le refus de la nature comme un donné. Avant l’apparition de cette théorie et de ses applications, chaque homme et chaque femme acceptaient leur sexe, leur genre, défini par celui-ci, et l’orientation sexuelle conforme à ceux-ci. Les dysphories de genre, les changements de sexe et l’allosexualité (c’est-à-dire les orientations sexuelles autres que l’hétérosexualité) étaient considérés comme étant « contre nature », constituant des anomalies (c’est-à-dire comme allant contre les lois [νόμοι] de la nature, contre les normes définies par elle), et étant donc des troubles ou des maladies.
Le transhumanisme et les pratiques liées à la théorie du genre se fondent sur l’idée postmoderne que toutes les normes et toutes les lois – y compris celles définie par la nature – sont relatives et donc contestables, et qu’elles doivent être écartées comme étant des obstacles au progrès et à la liberté de l’homme.
Le primat de la liberté considérée comme le pouvoir de faire tout ce que l’on veut
Cela nous amène directement à un deuxième lien avec le transhumanisme des pratiques connectées à la théorie du genre, qui est le primat donné à la liberté considérée comme le pouvoir de tout faire sans aucune limite, non seulement pour l’homme en général ou pour la société, mais pour chaque individu. De même que la société se considère comme libre, par les moyens techniques dont elle dispose, de changer la nature de l’homme, l’individu, se considère comme libre de choisir son sexe, son genre, et son orientation sexuelle, indépendamment de toute référence à la nature et à toute norme éthique.
Le lien avec l’athéisme
L’existentialisme athée, dont le principal théoricien est Sartre, fait apparaître que la nature, si on la considère comme créée par Dieu, est définie a priori et prive donc l’homme de sa liberté de se définir lui-même comme il veut. Dieu est donc un obstacle majeur à la liberté. En considérant que Dieu n’existe pas, on libère l’homme de cet obstacle et on le rend libre. À la formule « l’essence précède l’existence, Sartre substitue la formule « l’existence précède l’essence », ce qui signifie que l’homme existe d’abord comme un être indéfini, et se définit ensuite lui-même librement, toutes les possibilités lui étant ouvertes. Dostoïevski avait pressenti cette logique qui mène finalement à la négation de toute norme et de toute règle, lorsqu’il écrivait : « Si Dieu n’existe pas, tout est permis ». Connecté à la théorie du genre, cela donne le principe : « Le genre , le sexe et l’orientation sexuelle que je veux, quand je veux, comme je veux. »
L’homme substitut du Dieu créateur
L’homme se pose ainsi, dans une démarche prométhéenne, comme un substitut du Dieu créateur. « Être comme un Dieu » fut la tentation proposée par le diable au premier homme. L’homme postmoderne, dans toutes les formes de transhumanisme, cède d’une manière renouvelée à cette tentation, d’autant plus qu’il dispose, pour agir sur la nature, de techniques inconnues jusqu’à présent, dont la perfectibilité lui laisse supposer qu’il possédera un jour un pouvoir absolu.
L’usage détourné des techniques médicales
En ce qui concerne le sexe, les techniques médicales, qui étaient jusqu’à présent utilisées dans un but réparateur, sont détournées de leur usage. Les traitements hormonaux, par exemple, qui sont utilisés pour traiter des cancers hormonodépendants, pour résoudre certaines formes de stérilité ou pour prévenir l’ostéoporose, sont détournés de leur finalité première pour produire un changement de sexe. La procréation médicalement assistée (PMA), originellement destinée à aider des couples traditionnels ayant des difficultés à procréer, est utilisée pour permettre à des femmes seules ou à des couples homosexuels d’avoir des enfants. Dans ce domaine, le transhumanisme ne se caractérise pas seulement par un dépassement des capacités naturelles de l’être humain au moyen des techniques, mais par une deshumanisation due au fait que la procréation s’effectue indépendamment de la relation personnelle d’un homme et d’une femme unis par l’amour, mais aussi, dans le cas des couples homosexuels mâles, par le recours à des mère porteuses, faussement appelées « mères de substitution », car elle n’ont pas de rôle maternel et ne font que louer leur utérus en étant exploitées comme des objets biologiques.
2) Le partage des illusions transhumanistes
J’ai montré ailleurs[1] qu’il y a dans le transhumanisme une grande part d’illusion, notamment celle qui consiste à croire que l’on peut dépasser par des moyens techniques la finitude humaine. En dépit de sa croyance en un progrès infini, le transhumanisme se heurte aux limites du corps humain définies par sa nature. Par exemple le vieillissement est un processus naturel qui ne peut être empêché ; lorsque des maladies sont vaincues, d’autres maladies apparaissent – ainsi, malgré tous les progrès de la médecine, on constate une multiplication des cancers et des maladies dégénératives (maladie de Parkinson, maladie d’Alzheimer, démences…).
Dans le domaine de la transidentité, cette illusion et ces limites se font voir également. Un homme qui se considère comme une femme ne devient pas une femme pour autant ; de même une femme qui se considère comme un homme ne sera jamais un homme ; celui ou celle qui se considère comme n’étant d’aucun genre porte inévitablement le genre de son sexe, le reste n’est que fantasme, ou ne repose que sur la conception que l’on appelle en philosophie idéaliste, selon laquelle la réalité n’est rien d’autre que l’idée que l’on s’en fait.
Lorsque la transidentité se concrétise dans un changement de sexe, les mêmes limites existent : un homme subissant un traitement hormonal et une opération qui lui forme un vagin ne deviendra jamais une femme ; une femme qui subit un apport massif de testostérone et à laquelle la chirurgie forme un pénis ne sera jamais un homme. Ceux qui sont dans cette situation perçoivent bien cette lacune, et cela provoque en eux un certain malaise, qu’ils l’avouent ou qu’ils le cachent. La nature même se venge lorsqu’elle est contrariée : chez les adolescents « en transition », les bloqueurs de puberté et les traitements hormonaux produisent des maladies graves (troubles cardiovasculaires, ostéoporose, cancers…) et des troubles psychologiques, généralement sous forme de dépressions, qui conduisent un certain nombre d’entre eux au suicide. Beaucoup de ces adolescents devenus adultes regrettent de s’être fait transformer, et perçoivent les changements qu’ils ont subis comme des mutilations.
À ces problèmes il faut ajouter, ceux d’un autre type, qui concerne les préjudices psychologiques subis par les enfants nés par procréation artificielle d’un parent unique ou d’un couple homosexuel.
3) La position chrétienne
L’anthropologie chrétienne, fondée sur le récit biblique de la Genèse et sur les commentaires patristiques, considère que la nature de l’homme est double : il y a la nature originelle, telle qu’elle a été créée par Dieu et il y a la nature déchue, qui est porteuse d’un certain nombre de défauts.
La nature originelle a une valeur normative. Elle ne peut être changée (par exemple dans sa définition génétique, dont fait partie la différence des sexes) par respect à la fois pour le Créateur qui l’a faite aussi parfaite que possible, et pour l’homme, que des changements risquent de déformer à son détriment, faisant de lui un être partiellement ou totalement deshumanisé, autrement dit un non-humain. Cette nature de l’homme, comme celle de tout être crée a des limites qui sont propres à son espèce (par exemple l’homme n’est pas fait pour voler ou pour vivre sous l’eau). Et ces limites doivent être assumées avec humilité et respectées par l’homme. Elles font partie de sa définition (λόγος). C’est le cas aussi du genre et du sexe que l’homme et la femme ont reçu respectivement, chacun manquant en quelque sorte de certaines capacités que l’autre possède. Cette différence entre l’homme et la femme peut être vue avec ses limites (puisque l’un n’est pas l’autre) mais aussi comme étant une richesse qui s’apprécie au sein du mariage dans la complémentarité d’une union harmonieuse.
À la différence de la théorie du genre, le christianisme ne perçoit pas la différence de l’homme et de la femme comme une inégalité ; à ses yeux, leur identité de nature et de valeur est marquée par le fait qu’ils sont l’un et l’autre un être humain (ἄνθρωπος) créé à l’image de Dieu avant d’être un homme (ἄρσεν) et une femme (θῆλυ), ce que la Genèse indique en disant « Dieu fit l’homme » juste avant de dire « homme et femme il les fit » (Gn 1, 26-27).
L’inégalité de l’homme et de la femme, qui se constate à différents niveaux, qui justifie un certain nombre de critiques émises par les théoriciens du genre, et qui motive pour une part le désir de certaines personnes de changer de genre, voire de sexe, est un phénomène social qui résulte de la cristallisation de certaines passions de l’homme déchu, notamment de l’esprit de domination, de l’agressivité et des passions sexuelles plus marqués chez l’homme que chez la femme. Il en va de même des violences que subissent les femmes de la part des hommes qui font actuellement l’objet, dans les sociétés occidentales, d’une dénonciation légitime. Un changement des structures sociales n’est pas capable à lui seul de remédier à ces problèmes, ni non plus l’abolition des genres, ni la mise à l’écart du genre masculin, comme le font les féministes radicales se référant à la théorie du genre.
Le remède proposé par le christianisme est ascétique : c’est la lutte contre les passions qui sont les sources des inégalités et des conflits qui existent entre les hommes et les femmes au sein de la société, mais aussi au sein des couples ; c’est aussi la pratique des vertus correspondantes, en particulier la chasteté, la douceur, l’humilité et l’amour spirituel.
Lorsque l’esprit et le cœur de l’homme et de la femme sont purifiés des passions, chacun voit l’autre avec les qualités propres à son genre, et au-delà comme porteur en sa nature de la même image de Dieu, destiné au même titre à acquérir sa ressemblance, identiquement sauvé par le Christ et appelé à être déifié en lui. Tous deux comprennent et vivent la parole de saint Paul : « En Christ il n’y a ni mâle ni femelle » (Ga 3, 28). Les vertus permettent quant à elles de mener une vie harmonieuse, et aussi fructueuse dans une émulation réciproque.
La vie spirituelle dans les vertus permet aussi une certaine fluidité des genres. Comme on le voit dans les Vies des saintes martyres, dans les Vies de saintes ascètes et dans la Vie de sainte Macrine, la virilité (qui se caractérise fondamentalement par le courage et la bravoure) devient une vertu féminine et plus seulement masculine. La douceur, la compassion, les larmes, qui sont a priori des caractéristiques féminines, sont appropriées par les hommes vertueux.
Dans la vie spirituelle en Christ, s’opère une transfiguration – et donc, si l’on peut dire, un dépassement spirituel – du masculin et du féminin, lesquels subsistent, mais perdent leurs limites psychologiques et sociologiques. C’est un aspect du transhumanisme chrétien, dont la forme complète, qui s’étend au-delà de la distinction des genres, est la déification, où la nature de l’être humain, tout en étant préservée, est élevée par la grâce au-delà d’elle-même.
[1] « La divinisation comme projet et modèle chrétiens du perfectionnement et de l’augmentation de l’homme », dans Marc Feix et Karsten Lehmkühler (éd.), Homme perfectible, homme augmenté, hors-série de la Revue d’éthique et de théologie morale, 286, 2015, p. 181-197. « Границы светского трансгуманизма и христианское предложение подлинного трансгуманизма », [Les limites du transhumanisme séculier et la proposition chrétienne d’un authentique transhumanisme]. Actes du colloque scientifique international « Бог – Человек – Мир » [Dieu – L’homme – Le monde], Académie théologique de Sretensky, Moscou, 2-3 mars 2021, Сретенское слово, 1, 2022, p. 21-31.
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