Comme chaque année depuis treize ans, de nombreux amis des Serbes et de la vérité historique se sont réunis, le 28 mars dernier, pour commémorer la honteuse agression de l’Otan contre la Serbie. Cette manifestation se tenait cette année à la librairie des éditions L’Age d’Homme, où elle revêtait un caractère doublement mémoriel du fait de la disparition de Vladimir Dimitrijevic, fondateur de ces éditions, à qui l’on doit d’avoir maintenue vivante cette flamme du souvenir. L’un des ateliers (littéraires, géopolitiques, etc.) qui composaient cette soirée était consacré à la présentation du nouveau livre de Jacques Merlino, Profession reporter, en présence de l’auteur. À cette occasion, Maurice Pergnier a prononcé l’allocution que nous reproduisons ci-dessous :
La circonstance qui nous réunit ici – c’est-à-dire la commémoration du début des bombardements de la Serbie le 24 mars 1999 – m’incite tout naturellement à évoquer un autre livre de Jacques Merlino, livre qui a connu un destin très particulier et tristement instructif. On a compris, bien sûr, que je parle du livre Les vérités yougoslaves ne sont pas toutes bonnes à dire, paru en octobre 1993 chez Albin Michel, avec une préface du général Gallois. C’était plusieurs années avant que le feu du ciel ne soit déchaîné contre la Serbie ; mais, comme on sait, l’agression militaire avait été longuement préparée par le bombardement intensif des mots et des images meurtrières qui mettaient la Serbie au ban du monde occidental et de la civilisation.
Presque seul dans le monde des médias, Jacques Merlino s’était interrogé sur le bien fondé de cette extraordinaire diabolisation, et sur le manichéisme qui attribuait la totalité des torts aux Serbes, dans un conflit que le bon sens aurait dû inciter à considérer comme complexe, dans ses causes comme dans ses développements sur le terrain. Il avait enquêté directement et, en vérifiant les sources, il avait mis le doigt sur un nombre important d’assertions totalement mensongères et fabriquées à des fins propagandistes. Mieux, il en désignait les sources (qui, soit dit au passage, se cachaient à peine de pratiquer la désinformation !). Je suppose que, ce faisant, il pensait ne faire qu’appliquer les règles élémentaires de son métier de journaliste. Comme la plupart d’entre nous, sans doute pensait-il qu’une fois un certain nombre de subterfuges révélés, la raison reprendrait ses droits, et que le reste de la presse approfondirait ses enquêtes. La suite devait lui apporter un cinglant démenti, puisque ce fut son livre (et conséquemment lui-même) qui fut, à son tour, diabolisé. Il fallut se rendre à l’évidence : effectivement, les vérités yougoslaves n’étaient pas bonnes à dire !
Tous ceux qui, comme lui, s’y sont essayés l’ont constaté à leurs dépens : leurs écrits ont été soit vilipendés, soit recouverts d’un épais silence (les éditions l’Age d’Homme sont particulièrement bien placées pour en témoigner !). Mais la foudre s’est abattue plus violemment sur le livre de Jacques Merlino que sur les autres, sans doute parce qu’il appartenait lui-même au monde des médias, et que si son livre avait bénéficié de l’audience qu’il méritait, il risquait d’ébranler de l’intérieur l’édifice bétonné du discours convenu. Au vu de l’accueil fait à son livre, on a très vite compris que toute information divergente devait absolument être décrédibilisée si on ne parvenait pas à l’étouffer. Dans la presse de l’époque, on serait en peine de trouver une présentation un tant soit peu favorable de ce livre, à l’exception de celle de notre regretté ami Paul-Marie de la Gorce dans le Monde diplomatique. Pour le reste, ce fut à la fois dénigrement et étouffement. On n’a pas le souvenir, non plus, qu’un mouvement de solidarité se soit manifesté à l’égard de Merlino, ne serait-ce que pour faire respecter les droits élémentaires du journaliste à l’erreur de bonne foi.
A l’époque, Jacques Merlino avait lui-même qualifié l’emballement des médias sur la question Yougoslave de « Tchernobyl de l’information ». La formule ne manquait pas de justesse. Toutefois, évoquer Tchernobyl, c’était suggérer que, si abominable que fût la chose, il s’agissait d’un accident. Or, au vu de ce qui s’est passé ensuite, il est malheureusement de plus en plus difficile de croire à l’accident, l’application délibérée de stratégies de désinformation apparaissant de plus en plus patente. On en veut pour preuve, d’une part, le fait que ces techniques on été appliquées à peu près à l’identique dans les guerres dites d’ « ingérence humanitaire » et « révolutions oranges » qui ont suivi la crise yougoslave ; et d’autre part, le fait que, concernant la guerre de mots et d’images qui a été faite à la Serbie, bien que la fausseté d’un grand nombre des allégations fabriquées de toute pièce pour diaboliser ce pays soit maintenant un secret de Polichinelle, nos médias continuent imperturbablement de les répéter comme des vérités d’évangile.
Si j’y reviens ici longuement, ce n’est pas seulement pour honorer l’auteur qui nous fait l’amitié d’être parmi nous ; c’est parce que le sort qui a été réservé à son livre est particulièrement exemplaire d’un état de fait qui s’est instauré, et qui ne concerne pas seulement les évènements de Yougoslavie, mais soulève beaucoup plus largement la question des relations de nos médias avec la politique internationale. C’est un marqueur d’époque qui mérite d’être médité dans toutes ses dimensions. Pour faire bref : il marque l’avènement d’un monde dans lequel l’information a contracté un mariage quasi incestueux avec la désinformation. Que ce mariage soit d’amour ou de raison, libre ou forcé, c’est une question dont nous pourrons peut-être débattre avec Jacques Merlino… Quoi qu’il en soit, on a pu constater que les méthodes appliquées pour détruire la Yougoslavie, et qui se caractérisent par le fait d’assujettir l’information à la propagande pour intervenir militairement dans les affaires d’un État, ont été largement reproduites depuis, avec la même réussite, que ce soit en Irak, en Libye ou présentement en Syrie (pour ne citer que les cas les plus saillants). La grande différence, il faut cependant le rappeler, c’est que, dans les derniers cas cités, la diabolisation vise desdirigeants alors que, dans l’affaire yougoslave, elle prenait pour cible l’ensemble d’un peuple, pratique particulièrement odieuse sur le plan éthique.
Je rappelle que, à l’époque où le livre a été écrit, il ne s’agissait encore que des démêlés des Serbes avec les Croates et les Slovènes, et que la manipulation du réel n’a fait que croître et embellir avec les développements en Bosnie et au Kosovo. Cependant, tous les ingrédients en étaient déjà en place et révélés par le livre de Merlino. Je ne crois pas que ce dernier ait eu une compétence particulière sur les affaires balkaniques : cela veut dire que n’importe quel journaliste qui voulait s’en donner la peine aurait pu faire les mêmes constatations que lui.
On conçoit bien que ce ne sont pas nos gens de médias qui sont à l’origine de cette monstrueuse désinformation, mais des stratèges politiques. Mais ce qui laisse pantois encore aujourd’hui, c’est, d’une part, l’incroyable complaisance avec laquelle les gens de médias s’en sont faits la caisse de résonance et l’ont alimentée ; et d’autre part, leur refus obstiné de prendre le réel en considération quand il était mis devant leur nez. On reste stupéfait que ce mimétisme continue de régner dans la quasi-totalité des médias.
La plupart de ceux qui sont ici ont probablement lu ce livre en son temps et sont probablement au fait des avanies professionnelles qu’il a values à son auteur. Je ne rappellerai donc que succinctement ce qu’il en est. Parmi les révélations de l’enquête menée par Jacques Merlino, je n’en évoquerai que deux particulièrement saillantes : la première, l’interview de ce responsable d’une agence de communication américaine avouant ingénument qu’il propageait de fausses nouvelles pour le compte des séparatistes croates, et déclarant sans états d’âme que ce n’était pas son affaire de savoir si ce qu’il diffusait était véridique ou non. La deuxième, l’intoxication de la communauté juive américaine pour qu’elle établisse un parallèle entre les camps de concentration de la deuxième guerre mondiale et de prétendus camps de concentration en Yougoslavie, et pour qu’elle impose l’équation : serbe = nazi.
On se serait attendu à ce que les faits décrits dans le livre, même s’ils allaient à l’encontre de l’information dominante – je devrais dire : surtout parce qu’ils allaient à l’encontre de l’information dominante ! – soient pris en considération sérieusement et discutés. Le contenu de ce livre n’était en effet ni militant ni polémique. Il se situait très explicitement sur le terrain de l’information, une information qui se présentait elle-même comme le résultat d’enquêtes sur le terrain. Les faits énoncés étaient vérifiables et donc potentiellement réfutables ou confirmables par quiconque voulait s’en donner la peine. Or, au lieu de la prise en considération et de la discussion, ouvertes à l’éventuelle réfutation, on assista à un véritable lynchage médiatique, accompagné de ce qui avait toutes les apparences d’une censure, aussi sournoise qu’efficace. Du jour au lendemain, il devint impossible de trouver le livre en librairie. Par toutes sortes de canaux souterrains, on propagea l’idée que l’auteur était à la solde de la propagande serbe, qu’il faisait l’apologie des crimes perpétrés par ces derniers, qu’il était une sorte de « négationniste » dont l’ouvrage ne méritait pas qu’on le mît entre les mains des lecteurs. Lui-même fut, comme on dit vulgairement, « mis au placard » dans la profession. Du jamais vu depuis le stalinisme !
Cela m’amène à soulever une première question : peut-on imaginer qu’un tel déchaînement contre un journaliste essayant de faire normalement son métier en démêlant le vrai du faux soit simplement le résultat d’un aveuglement général ? Ce refus de prendre le réel en considération, quand il est présenté avec des éléments de preuve, serait déjà en soi un symptôme fort inquiétant de l’état du monde journalistique. Mais devant l’uniformité quasi unanime des réactions et leur virulence, n’est-on pas en droit de soupçonner un mot d’ordre circulant souterrainement et poursuivant des objectifs bien éloignés du souci d’information ?
La deuxième question qui se pose avec acuité est : comment est-il possible, dans un pays comme la France, que l’ensemble d’une profession soit mise ainsi en condition, et que l’information dans son ensemble devienne un trou noir au sein duquel aucune lumière ne peut pénétrer ? La réponse à cette question, évidemment, ne concerne pas que la presse ; c’est tout l’édifice de la démocratie qui est en jeu.
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