Le plus bel office de ma vie
À l’époque soviétique, il n’existait pas de symbole plus terrible de la
dévastation de l’Église russe que le monastère de Diveïevo.
Fondé par le bienheureux Serafim de Sarov, il n’était plus que ruines.
Celles-ci surplombaient un misérable chef-lieu de district qu’on avait
autrefois transformé en accueillante et radieuse ville de Diveïevo. Les
autorités n’avaient pas complètement détruit le monastère. Elles en avaient
laissé des vestiges en signe de leur victoire, comme monument devant
rappeler à l’Église sa soumission éternelle. Près du Saint portail d’entrée,
une statue du guide de la révolution, bras dressé vers le ciel, accueillait tout
visiteur du monastère saccagé.
Tout ici voulait signifier l’impossible retour au passé.
Toutes les prophéties
du bienheureux Serafim, tant aimé de toute la Russie orthodoxe, à propos
de la grande destinée du monastère de Diveïevo semblaient moquées,
foulées aux pieds. Pas la moindre trace d’église en activité, ni à proximité,
ni à des lieues à la ronde. Toutes avaient été dévastées. Quant au monastère
de Sarov, autrefois si illustre, et à la ville alentour, ils abritaient, sous le
nom de code d’Arzamas-16, un des centres les plus secrets et protégés de
l’Union soviétique. On y fabriquait des armes nucléaires.
Les prêtres qui risquaient un pèlerinage à Diveïevo le faisaient incognito,
habillés en civil. Mais ils étaient malgré tout surveillés. L’année où j’eus
l’occasion de découvrir ce monastère en ruines, deux hiéromoines venus
se recueillir en ces saints lieux furent arrêtés, sauvagement battus au poste
de la milice et incarcérés durant quinze jours dans une cellule au sol gelé.
Cet hiver-là, l’archimandrite Vonifati, moine remarquable et d’une
grande bonté de la laure de la Trinité-Saint-Serge, m’avait demandé d’aller
avec lui à Diveïevo. Selon les règles en usage dans l’Église, un prêtre voyageant
au loin avec le Saint Sacrement – le Corps et le Sang du Christ – doit
absolument être accompagné,
afin d’être en mesure, face à
des circonstances imprévues,
de défendre et de conserver
avec lui ces objets sacrés. Le
père Vonifati se rendait là-bas
pour donner la communion à
de vieilles moniales habitant
dans les parages et dernières
survivantes du monastère
d’avant la révolution.
Nous devions nous rendre
en train à Nijni-Novgorod, qu’on appelait alors Gorki, et de là, gagner
Diveïevo en voiture. Le père ne dormit pas de la nuit : c’est que le petit
tabernacle avec le Saint Sacrement était pendu à son cou, attaché par un
fil de soie. J’étais sur la couchette voisine et quand de temps à autre le
martèlement des roues me réveillait, j’apercevais le père, assis à la petite
table, plongé dans l’Évangile qu’il lisait à la faible lumière de la veilleuse
du compartiment.
Nous arrivâmes à Nijni-Novgorod, terre natale du père Vonifati, et nous
arrêtâmes chez ses parents. Il me fit lire un livre d’avant la révolution :
le premier tome des oeuvres du hiérarque Ignace (Briantchaninov). Je
ne fermai pas l’oeil de la nuit tant j’étais captivé par la découverte de cet
écrivain religieux.
Le lendemain matin, nous partîmes pour Diveïevo, qui se trouvait à
près de quatre-vingts kilomètres de là. Le père avait essayé de s’habiller en
remonté les pans de sa soutane sous son manteau et dissimulé sa très longue
barbe dans son col et sous une écharpe.
Le jour tombait quand nous parvînmes à destination. À travers la vitre
du véhicule, dans les tourbillons de la tempête de neige – nous étions en
février –, je distinguai un haut clocher privé de sa coupole ainsi que des
charpentes d’églises en ruines.
Malgré ce spectacle désolant, je fus frappé
par l’extraordinaire puissance et la force mystérieuse qui émanaient de ce
lieu saint. Et aussi par la pensée que le monastère de Diveïevo n’avait pas
succombé et vivait d’une vie secrète, inconcevable pour le monde.
Et c’était bien cela ! Dans une misérable isba de la périphérie, je découvris
quelque chose que je n’aurais pu imaginer dans aucun de mes rêves les
plus lumineux. Je vis l’Église toujours triomphante, debout, jeune et se
réjouissant de son Dieu, de son Créateur et Sauveur. C’est là que je saisis
pour la première fois à quel point les paroles de l’apôtre Paul : « Je puis
tout en Jésus-Christ qui me rend fort ! » étaient percutantes et audacieuses.
L’office le plus beau et le plus inoubliable de ma vie eut aussi lieu làbas,
non dans une superbe cathédrale, ou dans une église patinée par le
temps, mais dans une petite maison, au 16 de la rue Lesnaïa du chef-lieu
de district de Diveïevo.
D’ailleurs, ce n’était pas exactement une maison, mais une isba pour les
bains transformée en logis.
Je me retrouvai là en compagnie du père Vonifati et aperçus dans une
petite pièce au plafond très bas dix femmes terriblement âgées. La plus
jeune avait largement dépassé les quatre-vingts ans. Et la plus vieille devait
avoir plus de cent ans, c’est certain. Elles portaient toutes de modestes
vêtements de vieilles femmes et des fichus ordinaires. Elles n’avaient ni
rason, ni klobouk, ni voile.
En quoi étaient-elles des religieuses ? « De
simples et braves femmes », aurais-je pensé si je n’avais su qu’elles étaient
les personnes les plus courageuses parmi nos contemporains, de vraies
ascètes qui avaient passé dans les prisons et les camps de longues années,
voire des décennies. Et en dépit de toutes ces épreuves, leur foi et leur
fidélité à Dieu n’avaient fait que s’affermir dans leur âme.
Je fus impressionné de voir le père Vonifati, archimandrite respecté,
doyen des églises des bâtiments patriarcaux à la laure de la Trinité-Saint-
Serge, guide spirituel émérite, bien connu à Moscou se mettre aussitôt à
genoux et se prosterner devant ces vieilles femmes ! J’avoue que je n’en
croyais pas mes yeux. Puis le prêtre se releva et entreprit de bénir chacune
des vieilles femmes qui clopinaient vers lui. Elles étaient, de toute évidence,
sincèrement heureuses de sa venue.
Pendant qu’ils échangeaient des salutations, je regardai autour de
moi.
Sur les murs de la petite pièce, on remarquait des icônes dans leurs
encadrements faiblement éclairées par de petites veilleuses. L’une d’elles
attira immédiatement mon attention. C’était une grande icône de belle
facture du bienheureux Serafim de Sarov. Le visage du starets brillait
de tant de chaleureuse bonté que l’on ne pouvait en détacher le regard.
Comme je l’appris plus tard, elle avait été peinte, juste avant la révolution,
pour la nouvelle église de Diveïevo qui n’eut pas le temps d’être consacrée,
mais fut miraculeusement sauvée de la profanation.
Entre temps, on
s’était préparé pour
la vigile.
Quand
les soeurs sortirent
de leurs cachettes
et déposèrent sur
une table de bois
g r o s s i è r e m e n t
taillée des objets
authentiques ayant
appartenu à Serafim
de Sarov, j’en eus le
souffle coupé. Il y
avait là l’étole de cellérier du bienheureux, ses chaînes – reliées à une lourde
croix de fer –, une mitaine de cuir, la vieille marmite en fonte dans laquelle
il préparait ses repas.
Pendant des dizaines d’années après le saccagement
du monastère, les soeurs de Diveïevo s’étaient transmis de main en main
ces reliques.
Ayant revêtu ses habits sacerdotaux, le père Vonifati annonça le début
de la vigile. Instantanément, les moniales se redressèrent et se mirent à
chanter.
Quel choeur merveilleux et impressionnant c’était !
– « Ton six ! Seigneur, je crie vers Toi, exauce-moi ! » proclama d’une
voix rauque la canonarche âgée de cent deux ans et qui avait passé près de
vingt ans de sa vie dans les prisons et lieux de bannissement.
– « Seigneur, je crie vers Toi, exauce-moi ! Entends-moi, Seigneur ! »,
entonnèrent avec elle toutes ces moniales.
Ce fut un office qu’il est difficile de rendre par des mots. Les cierges
brûlaient. De son icône, le bienheureux Serafim de Sarov nous enveloppait
d’un regard plein de bonté et de sagesse. Ces femmes étonnantes
chantèrent presque tout l’office par coeur. Parfois seulement, l’une d’entre
elles consultait rapidement de gros livres, sans même chausser des lunettes,
à l’aide d’une loupe à manche de bois.
C’est ainsi qu’elles avaient officié
dans les camps, dans les lieux d’exil, et ici, quand elles étaient revenues à
Diveïevo, à leur libération, et s’étaient installées dans de pauvres chaumières
à la périphérie de la ville. Tout cela leur semblait normal et moi, je ne savais
plus si j’étais au ciel ou sur la terre.
Ces vieilles moniales possédaient en elles une telle énergie spirituelle,
une telle force de prière, un tel courage, une telle douceur, une telle bonté,
un tel amour, une telle foi que c’est là, à cet office religieux, que je compris
qu’elles étaient capables de surmonter n’importe quel obstacle : un tout puissant
pouvoir sans Dieu, l’incroyance du monde et la mort elle-même,
qu’elles ne craignaient nullement.
EDITIONS DES SYRTES
14 Place de la Fusterie
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