Evêque Irénée de Batchka (Patriarcat de Serbie)
Pourquoi je n’ai pas signé le texte du Concile réuni en Crête à propos des relations de l’Eglise orthodoxe avec le reste du monde chrétien.
A propos du “Saint et Grand Concile” achevé dernièrement à Kolymbari en Crête, avec des accents de triomphe mais de façon peu convaincante selon notre Eglise, et déjà non reconnu comme tel par les Eglises absentes, Concile mieux caractérisé par elles comme “Réunion de Crête”, [et ce] à cause de la contestation soulevée par de très nombreux évêques orthodoxes participants, – ont été publiés et continuent d’être publiés une grande quantité de commentaires, bienveillants ou très peu bienveillants, autant que possible objectifs ou subjectifs, véridiques ou qui altèrent plus ou moins franchement la vérité, spontanés ou commandés, intéressés ou désintéressés, apologétiques ou polémiques, théologiquement corrects ou théologiquement incohérents…
Dans la surproduction d’informations et de commentaires sur ce sujet, se trouve un thème parmi d’autres restés flous [jusqu’à présent], celui du refus de certains évêques de signer le texte litigieux proposé au Concile, même s’il fut quelque peu amélioré [au cours des séances]: “Les relations de l’Eglise orthodoxe avec le reste du monde chrétien”.
(p. 2) Puisqu’un défaut de clarté et une incertitude ont été évoqués sur la question [de savoir] si certains évêques déterminés auraient ou n’auraient pas signé et pourquoi, ceux-ci ont publié des déclarations dans lesquelles ils répondent à cette question et expliquent pourquoi – et justifient – leur refus de co-signer le texte en question. En ce qui concerne l’auteur de la présente, a circulé la nouvelle correcte selon laquelle j’étais l’un de ceux qui n’avaient pas signé; cependant restait inexpliqué pour beaucoup de frères comment et pourquoi – étant donné qu’il avait en effet lui-même, avec énergie et sans interruption depuis plusieurs décennies, pris part à la préparation du Synode et à l’effort d’élaboration et de correction des textes ratifiés pour la discussion conciliaire.
Avant de continuer à donner la réponse à laquelle je suis tenu, j’en profite pour faire remarquer en passant que, contrairement à ce qu’ont laissé entendre certaines publications “bien intentionnées”, je n’ai pas été le seul, sur les vingt cinq évêques Serbes présents au Concile, à ne pas signer mais que [c’est] la plus grande partie d’entre eux [qui] n’a pas signé. En dehors de ceux-ci, il y eut encore de nombreux autres évêques pour ne pas signer non plus.
Ce texte, par conséquent, est sans effet légal, pour autant que, conformément au principe d’unanimité en vigueur depuis 1961, il suffit qu’un seul évêque ne signe pas (alors que sa signature est exigée!) pour que le document soit sans validité ecclésiale.
L’une des raisons pour les quelles je n’ai pas signé le texte concernant “Les relations de l’Eglise Orthodoxe avec le reste du monde chrétien”, mais ce n’est cependant pas encore la plus grave, est le fait qui s’est avéré que les évêques membres du (3) Concile, avaient le droit à la parole mais pas le droit de vote. Dans le Concile, au lieu du principe apostolique et patristique, conservé depuis toujours, “un homme – une voix (vote)”, était en vigueur ce principe-ci : “une Eglise autocéphale – une voix (vote)”, ce qui signifie que seuls les Primats des Eglises votaient. Les conséquences évidentes pour tous de ce principe sont les suivantes:
-1 Le Concile n’apparait plus comme l’institution de l’Un et Unique Corps de l’Eglise, mais comme une sorte d’organe parlementaire d’Eglises qui sont indépendantes les unes des autres, chacune formant pour elle-même un tout complet;
-2 Le collège des Primats fonctionne dans la pratique comme une sorte de pape collectif, soit que nous acceptions de le reconnaitre honnêtement soit que nous ayons pris l’habitude de nous aveugler nous-mêmes [sur ce sujet], et
-3 le Concile, qu’il le veuille ou non, est abaissé [au niveau] d’une réunion de Présidents, ayant simplement [autour d’eux] une cour élargie, comme il a été très justement remarqué.
En conséquence, la seule différence entre un évêque orthodoxe et un observateur hétérodoxe au Concile consiste dans le fait que l’un a la possibilité de s’exprimer selon sa volonté et que l’autre au contraire est assis en silence: ni l’un ni l’autre ne décide rien. Dans cette situation, cependant, à quoi sert la signature de ceux qui [par ailleurs] n’ont pas le droit de voter les textes? Cherche-t-on à donner l’impression que le système conciliaire fonctionne alors qu’il est inactif – puisqu’il est annulé? Ou bien pour quelle autre raison? Je l’ignore, évidement, mais j’ai au moins la possibilité de ne pas signer ce qui n’exprime pas mes convictions.
(4) La raison la plus grave, cependant, pour laquelle je n’ai pas signé, c’est, selon moi, le contenu du texte pour le moins ecclésiologiquement ambigu et suspect, sur certains points s’approchant des frontières de l’hétérodoxie. Son caractère problématique ne se focalise pas seulement dans sa proposition plus discutable et qui a provoqué les plus nombreuses objections et réfutations des Pères conciliaires, selon laquelle l’Eglise Orthodoxe reconnait ( dans une variante ultérieure connait) “l’existence historique des autres Eglises et confessions chrétiennes” et laquelle a été remplacée, à l’instigation de l’Eglise de Grèce, par cette phrase que l’Eglise Orthodoxe accepte ” l’appellation historique des autres Eglises chrétiennes et confessions”. D’un côté, oui, la formulation hellénique se trouve [en effet] plus prudente et moins dangereuse en tant qu’elle évite judicieusement l’éventualité d’une équation entre “l’appellation historique” et le contenu ontologique de la définition Eglise; d’un autre côté, elle ne diffère pas de la première formulation en cela que [déjà] “l’existence historique” n’équivalait pas automatiquement à la reconnaissance de la nature ecclésiale et de l’hypostase des réalités ecclésiastiques visées sous ces dénominations ou, si vous préférez, de ces organismes ecclésio-morphes. Est simplement levée et exclue par une telle formulation la possibilité qu’une double interprétation [puisse être donnée à la formule] à savoir [aussi bien] la définition dogmatique orthodoxe selon l’akribie que l’autre expression, obscure et dans une certaine mesure amphibologique.
(5) Je déclare sincèrement et sans détour que j’ai eu l’intention de signer le texte tel qu’il était, dans ses deux versions, par conséquent malgré l’ambigüité sémantique de la version antérieure, pour autant seulement que le point présent devait constituer le “talon d’Achille” de son contenu dans son entier. Malheureusement, cependant, le texte est, depuis le début jusqu’à la fin – toujours selon mon opinion – difficile à amender et inacceptable, parce que c’est un mélange de choses qui ne peuvent pas se mélanger, des thèses purement orthodoxes avec des postures œcuméniques et de belle phrases élevées. Mais “le temps de raconter me manquerait ” si je tentais de justifier mon allégation par des citations.
Je pense personnellement que, dans ce cas précis, nous devions réserver le terme Eglise seulement au catholicisme romain (qui, étrangement, n’est pas mentionné dans le texte isolément, alors qu’il est jusqu’à satiété la référence du Conseil Œcuménique des Eglises) parce que la querelle dogmatique de plus d’un millénaire entre eux et nous n’a pas été tranchée jusqu’à présent au niveau d’un Concile Œcuménique, sinon uniquement dans les Conciles pseudo-œcuméniques de Lyon et de Ferrare-Florence. En principe, cependant, – au moins théoriquement – il est permis de nourrir l’espoir que l’un ou l’autre des futurs Conciles Œcuméniques s’occupera du thème de cette division de position et que se produira la levée des “pierres de scandale” que sont le Filioque et la primauté postérieure et hypertrophiée en même temps que la fameuse “infaillibilité” de l’évêque de Rome. Dans cette perspective (6) seule, il serait possible qu’il y ait une raison [de parler] d’Eglise de l’ancienne Rome, dont les différences dogmatiques, à savoir les déviations triadologiques et les innovations ecclésiologiques, ne sont nullement [encore] relativisées ni abandonnées ni, tant s’en faut, ignorées ou amnistiées. Il faut remarquer d’autre part que les communautés ecclésiastiques qui, avec la Réforme, sont issues de Rome par apostasie, se sont éloignées encore plus – et s’éloignent encore continuellement, hélas, jusqu’aujourd’hui de plus en plus – autant de l’Eglise de Rome que de notre Eglise.
Nous avions la possibilité, bien plus, nous avions le devoir, de faire ce qu’à fait le Deuxième Concile du Vatican (c’est à dessein que je ne remonte pas au type et au modèle des conciles orthodoxes du passé le plus ancien). Le concile en question a commencé par proclamer se foi que l’Eglise est Une, Sainte, Catholique et Apostolique. Dans la continuité de cette affirmation, il a donc montré que, chez ceux qui ne sont pas catholiques romains, on trouve, à la fois, plus ou moins d’éléments authentiques appartenant au christianisme primitif et, à la fois, des dérives et des manques. Il met l’accent particulièrement sur le fait que l’Eglise Orthodoxe, bien que ses membres soient des « frères séparés » (fratres separati, disiuncti), possède d’un côté les caractéristiques essentielles de l’Eglise (Eucharistie, mystères, prêtrise, succession apostolique…), et ensuite, principalement, qu’elle ne reconnait pas pleinement et suffisamment la primauté du Pape. Notre concile aussi aurait du s’exprimer d’une façon analogue: après le postulat de la confession fondamentale de la foi que l’Eglise Orthodoxe est l’Eglise Une, Sainte, (7) Catholique et Apostolique, confession inscrite expressément et sans périphrase au commencement du présent texte, il fallait que soit ajouté immédiatement et catégoriquement que les chrétiens qui ne sont pas orthodoxes possèdent, à la fois, des éléments sains, appartenant à la Tradition ancienne commune et, à la fois, des glissements extrêmement graves sur le plan de la foi et de la discipline et que, pour cette raison, ils n’ont pas de communion avec l’Eglise Orthodoxe.
Particulièrement à l’intention des catholiques romains, il fallait que soit clairement mis en relief que non seulement le dogme de la primauté papale hydrocéphale et infaillible, mais aussi l’adjonction du Filioque dans le Symbole de foi, constituent des empêchements indépassables à l’unité de l’Orient et de l’Occident, au même titre que les thèmes principaux du dialogue théologique inter-ecclésiastique. Si nous nous étions exprimés de cette manière, la nécessité de la phraséologie maigre et pas-exprimée-jusqu’au-bout (hemilektou) de « l’existence historique » des Eglises et des confessions non orthodoxes aurait été superflue ainsi que la nécessité de la dialectique sur les « dénominations historiques ».
Si, dans ces conditions également, certaines Eglises avaient été absentes du Concile, la recherche d’autres motifs de leur absence, aussi bien ecclésiastiques qu’extra-ecclésiastiques, aurait été légitime. Selon moi, les actes d’accusation publiés aujourd’hui contre les Eglises absentes du Concile, comme ayant soit disant refusé de participer sans raison ou bien intentionnellement, dans des buts étrangers et de manière préméditée, constituent un faux-fuyant sinon aussi une grande injustice. Afin de ne pas être mal compris et accusé pour la énième fois, “d’être passé à l’ennemi” (!) (8) ou de jouer à “l’avocat” qui s’invite lui-même des Pères et des frères qui, pour des causes raisonnables ou déraisonnables, étaient absents, je déclare que leur présence et leur contribution puissante et énergique aurait, au plus haut point, été utile pour l’Eglise.
J’ai, de cela, compréhension et perception, lorsque j’entends [sonner] la cloche du danger de nouveaux schismes, d’assemblées illégales qui manquent par conséquent de “fortifications”, de textes essentiellement indigents, inférieurs aux textes du Deuxième Concile de Vatican eux-mêmes, ou [même] en conséquence de tentatives inconsidérées et imprécises d’intervention dans les thèmes du mariage, du jeûne, du calendrier et d’autres institutions similaires.
Mais en même temps, je n’ai ni compréhension ni sympathie pour ceux qui disent “les fanatiques, les obscurantistes, les…, les… ne nous intéressent pas”. Au contraire, tous nous intéressent: et “les nôtres” et les “étrangers”, ceux qui sont proches et ceux qui sont loin. ” [Le plus important dans la loi, la justice, la miséricorde et la fidélité:] c’est là ce qu’il fallait pratiquer, sans négliger les autres choses” (Saint Matthieu, 23, 23), selon la Parole du Seigneur. Et s’il n’y avait que cela, la faiblesse de la conscience de notre frère, justement ou injustement scandalisé, ne remplirait-elle pas le sentiment pastoral de notre âme, la responsabilité humaine, la solidarité, la sympathie… “Notre piété n’est pas dans les mots mais dans les choses”. Si elle est aussi cherchée dans des mots, alors elle doit être recherchée exclusivement dans “les mots étrangers, les enseignements étrangers, c’est-à-dire dans les dogmes étrangers de la Sainte Trinité”.
(9) Les Pères de l’Eglise discernent deux sortes de langue théologique, la “parole dogmatique” et la “parole agonistique” (ou “parole de réfutation”), ils utilisent aussi souvent également une langue de-pensée-et-de-sentiment-amicaux (philophrosynis), une langue de-pensée-et-de-sentiment-subtils (avrophrosynis), de noblesse, d’affabilité, de délicatesse. Un exemple classique en est la manière dont s’exprime saint Marc d’Ephèse: dans le prologue du “Dialogue entre Latins et Grecs”, il parle une langue de-pensée-et-de-sentiment-amicaux (philophrosynis), touchant indirectement et avec discernement les différences dogmatiques, comme il est manifeste dans le Préambule introductif au Pape Eugène IV; dans la suite du dialogue, il poursuit dans un langage d’acribie et de clarté dogmatique, sans abandonner l’élévation de bienveillance et de douceur; [puis,] à la fin, après l’issue affligeante du concile d’unité, il fait appel [en dernier recours], pour des besoins de responsabilité pastorale, au jugement d’une langue polémique et réfutative.
Sous ce prisme, notre Concile, d’une manière correcte d’un côté, selon mon humble point de vue, s’est adressé aux observateurs hétérodoxes, par l’intermédiaire de son tout saint Président, avec des paroles fraternelles et cordiales en évitant en même temps, au nom du dialogue, la dure hauteur de la confrontation. Il aurait fallu cependant, – bien plus, c’était un devoir – rendre témoignage à son identité et à sa conscience ecclésiologique propres par le moyen du texte dont nous parlons, de la manière la plus nette, la plus fidèle et la plus exacte.
Cela, malheureusement, il n’a pas été possible de le faire, parce que la plupart des réunions préparatoires de Genève, malgré la désapprobation de beaucoup en ce qui concerne (10) ce texte et la critique la plus pertinente qui en fut faite, – pour des raisons qui furent honorée par le silence – n’a pas été ré-examiné en profondeur et dans toute son extension, malgré le désir [exprimé] et l’incitation des Premiers-délégués des Eglises autocéphales, mais il a été renvoyé, sans être essentiellement retouché, au Concile où, par manque de temps et d’accord, il a subi des changement qui relèvent seulement de l’ornementation, si l’on excepte la reformulation de l’Eglise de Grèce sur le point le plus contesté et porteur de malentendus.
Ne nous trompons pas et ne nous cachons pas ceci à nous-mêmes: ce texte problématique est la première et la principale cause du refus des quatre Patriarcats Orthodoxes de participer au Concile. Alors que l’Eglise de Serbie à éprouvé de l’embarras et a hésité jusqu’aux derniers instants en ce qui regarde sa participation, elle est venue finalement pour deux raisons: par amour pour son Eglise Mère martyre, l’Eglise de Constantinople, d’abord, et ensuite, dans l’espoir que les manques et les faiblesses de la période préparatoire seraient guéris et compensés par les travaux du Concile, c’est-à-dire dans l’espoir que, ce texte mis à part, le Concile se pencherait aussi sur les graves problèmes contemporains de notre Orient, comme les schismes, qu’ils soient d’inspiration nationaliste ou “zélote”, le manque de communication entre certaines Eglises et le comportement anti-canonique d’autres Eglises, l’autocéphalie qui est devenu le mal de tête de l’Eglise, et certains autres.
Cependant, rien de tel n’a eu lieu: et cela parce que la proposition de l’Eglise de Serbie, [à savoir que] les travaux conciliaires en Crête (11) soient considérés [seulement ] comme la première phase du processus conciliaire d’ensemble et que le parcours accompli par le Concile ne soit annoncé qu’ultérieurement, au moment opportun, après des discussions “sur toute la matière” et avec la participation de toutes les autres Eglises, [parce que cette proposition donc] a été rejetée, et que le Concile a limité lui-même son activité à quelques jours, en dissipant la plus grande part du peu de temps imparti dans l’analyse et quelques corrections des choses évoquées dans ce même texte, sans qu'[ait eu lieu] un échange d’opinions vivant, spontané et libre au sujet des questions brûlantes de l’Orthodoxie contemporaine.
L’occasion historique bénie, très malheureusement, s’est évanouie de la possibilité d’affronter la multitude de provocations et de tentations dans la vie de notre sainte Eglise et le commencement de leur solution; [s’est évanouie également] l’occasion d’un témoignage sur sa Tradition vivante et génératrice de vie, sur son unité, sa catholicité et sa conciliarité. Un miracle de Dieu, aurait été que Concile puisse recevoir en partage son héritage désirable pan-ecclésial en tant que Saint et Grand Concile! Nous craignons, au contraire, que ce Concile ne soit retenu dans l’histoire future de l’Eglise que comme le Concile de Crête, un concile régional des Eglises qui y participèrent, sans rayonnement et sans influence plus significatifs. Peut-être cela est-il malgré tout préférable au mutisme et à l’absence complets, [comme le serait de tomber] hors de l’histoire.
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