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Père Tikhon Chevkounov, « Père Rafaïl et
autres saints de tous les jours ». Traduit du russe par Maria Luisa
Bonaque, Éditions des Syrtes, Genève, 2012, 400 p.
L’archimandrite Tikhon (Chevkounov) – né en 1958 –
est une figure importante et influente de l’Église orthodoxe russe, non
seulement parce qu’il est réputé être le confesseur de Vladimir Poutine (lequel a
besoin comme tout le monde de se confesser) et parce qu’il est secrétaire
exécutif du Conseil patriarcal pour la culture, mais par son activité en tant
qu’higoumène. Missionné par le monastère de Pskovo-Petchersky, dont il était
moine, pour créer en 1994 un métochion à Moscou, il a fait du monastère de
Sretensky (situé boulevard Lioubanka, non loin du tristement célèbre bâtiment
du KGB), qui était alors à l’abandon, l’un des monastères les plus dynamiques
et les plus rayonnants de la capitale. Devenu stavropégiaque dès 1995, ce
monastère, dans les années qui ont suivi sa création, a su attirer de
nombreuses personnalités de tous bords et surtout de nombreux jeunes, qui
aujourd’hui encore constituent le gros de la foule qui assiste aux services
liturgiques. L’higoumène Tikhon y a établi un chœur de qualité, dont le style
particulier se caractérise par le dynamisme de ses tempi. Il a installé dans
son enceinte un séminaire (dont il est le recteur). Il a créé un site internet
– www.pravoslavie.ru
– qui reste le plus important de l’Église russe et constitue une référence en
matière d’information sur tous les domaines de la vie ecclésiale orthodoxe (on
y trouve notamment pour chaque jour le textes des services liturgique
accompagnées des illustrations inconographiques et chorales ad hoc), et
est bien ancré dans la tradition (à la différence du site concurrent
Bogoslov.ru, fortement marqué par des influences occidentales). Il a créé une
maison d’édition qui est aujourd’hui la plus importante de Russie. Il y a
installé aussi la plus grande librairie religieuse de Russie et le plus beau
magasin d’icônes et d’art religieux de Moscou.
Son livre, qui vient d’être
publié en français sous le titre « Père Rafaïl et autres saints de
tous les jours », a été en Russie un événement éditorial : non
seulement sa présentation à la bibliothèque de la capitale a rassemblé plus de
mille personnes, mais il s’en est vendu à ce jour à 1.200.000
exemplaires ; il a été pendant de nombreux mois au sommet des ventes de
livres toutes catégories confondues, et il a obtenu plusieurs prix, dont celui
du meilleur livre de l'année 2012. Il a déjà été traduit en anglais (le père
Tikhon l'a présenté à la librairie du Congrès à Washington), grec et serbe, et
a fait dans les pays francophones, plusieurs mois avant sa parution, l’objet
d’une campagne de promotion sur plusieurs sites orthodoxes, dont l'excellent orthodoxologie.
Ce livre se présente comme une sorte
d'autobiographie spirituelle de l’archimandrite Tikhon. Il commence au moment
où, étudiant à l’Institut cinématographique d’État de Moscou, son auteur
découvre l’orthodoxie avec un petit groupe d’amis, se fait baptiser et
découvre, lors d’un court pélerinage au monastère des grottes de Pskovo-Petcherski (également connu sous le nom
de Pétchory)
sa vocation monastique ; il est constitué ensuite, pour l’essentiel, de
ses souvenirs pendant la période où il fut novice et moine de ce monastère
(soit entre 1982 et 1992).
À vrai dire le père Tikhon ne se met pas en avant
dans ce livre, mais se prend comme prétexte pour donner toute la place à des
personnalités qu’il a rencontrées, surtout au monastère de Pétchory. On y
trouve la grande figure du starets Ioann
Krestiankine, qui fut, au monastère, son père spirituel, mais aussi
beaucoup de moines inconnus, qui ont cependant tous une personnalité très typée
et souvent pittoresque. Le titre original du livre est : « Несвятые святые », ce que l’on peut
traduire par « saints qui ne sont pas (officiellement) saints », ou
par « saints qui ne sont pas canonisés ». Ces personnalités ont
parfois des défauts bien visibles, un comportement peu conformiste ou une apparence
banale, mais le père Tikhon sait découvrir et manifester, au-delà de ces
apparences, leur richesse spirituelle profonde et cachée, souvent caractérisée
par une foi sans faille, un profond esprit de pénitence, une grande humilité,
un amour du prochain sans réserve, et beaucoup de ferveur dans la prière. Ces
récits, tout en n’ayant pas la prétention d’atteindre au niveau des vies des
saints et des Apophtegmes des Pères du désert, constituent néanmoins des sortes
d’apophtegmes de notre temps, qui sont porteurs de précieux enseignements et
qui sont d’autant plus touchants et utiles que les personnes décrites ne sont
pas représentées comme des êtres parfaits juchés sur des sommets
inatteignables, mais comme des êtres qui ont leurs fragilités, leurs failles,
leurs irrégularités, leur contradictions, qu’ils parviennent cependant à
surmonter par leur foi profonde dans le Christ. Ces récits sont aussi un
témoignage précieux sur la richesse spirituelle, les qualités humaines et les
joies de la vie monastique, dont l’auteur donne une vision positive, ouverte et
même enthousiasmante.
Le père Tikhon a une aptitude spirituelle particulière
pour percevoir et mettre en valeur, avec indulgence et amour, le côté positif
des êtres et des situations. Il a aussi un talent particulier pour le faire
d’une manière vivante, avec enthousiasme, humour et simplicité, ce qui explique
aussi le succès du livre auprès du grand public.
L’auteur sera à Paris le
mercredi 3 avril prochain où il présentera et signera son livre à La Procure de 20h à 21h30.
Nous donnons
ci-dessous, comme échantillon représentatif du style de ce livre, des extraits
des passages consacrés à celui qui a contribué à lui donner son titre dans
l’édition française – le père Rafaïl –, ainsi que la conclusion de
l’auteur qui indique bien dans quel esprit il a conçu ce livre (d'autres
extraits peuvent être lus ici).
Extrait:
« Le père Rafaïl ne perdait jamais l’occasion
de faire preuve d’humilité devant qui que ce soit, y compris le premier venu.
Toutefois la chose se passait toujours avec aisance, comme allant de soi et
sans aucune préméditation. Il cherchait âprement en tout, si l’on peut dire,
des prétextes à l’humilité. Cela venait du fait que son âme sensible avait
percé un étonnant secret: par l’humilité, même un simple pécheur se rapproche
de Dieu. Et instantanément, sans tarder. Si bien qu’il s’efforçait de trouver
même dans de petites choses une raison de s’humilier.
À table, par exemple, il
prenait tout de suite la pomme la moins belle, la plus abîmée et nous laissait
les meilleures. Ou lorsque je venais lui rendre visite dans sa paroisse, il me
cédait aussitôt son lit. Et en dépit de mes protestations couchait par terre.
Et il ne faisait pas cela parce que j’étais un hôte de la capitale. Le
grand-père pèlerin, le sacristain d’une paroisse voisine recevaient le même
accueil. […]
Les gens considéraient le père Rafaïl de façons différentes.
Certains ne pouvaient tout simplement pas le voir. D’autres, bien plus
nombreux, affirmaient qu’il avait complètement transformé leur vie. Par
exemple, le hiéromoine Vassili (Rosliakov), un des trois jeunes moines
assassinés à Pâques 1993 à Optino Poustyn, disait: « C’est au père Rafaïl que
je dois d’être moine, à lui que je dois d’être prêtre, en fait, je lui dois
tout! »
Quel était le secret du charisme du père Rafaïl? À quoi se
consacrait-il, en dehors de l’habituelle célébration des offices du dimanche et
autres jours de fête à laquelle est tenu un prêtre de village? Il n’est guère
difficile de répondre à cette question. Ceux qui le connaissaient diront que le
père ne faisait que prendre le thé. Avec tous ceux qui venaient le voir. Un
point c’est tout. Non! Parfois, il réparait aussi sa Zaporojets noire pour
pouvoir aller rendre visite à l’un ou l’autre et prendre le thé. Et c’est
vraiment tout!
Du point de vue du monde extérieur, il ne faisait strictement
rien. Certains le traitaient de fainéant. Mais, visiblement, le père Rafaïl
avait conclu un pacte spécial avec le Seigneur: tous ceux avec qui il buvait le
thé devenaient des chrétiens orthodoxes. Tous sans exception! De l’athée le
plus endurci jusqu’à l’intellectuel complètement déçu par la vie de l’Église,
en passant par le criminel invétéré. Je ne connais personne qui l’ait fréquenté
sans renaître de façon radicale à la vie spirituelle.
À vrai dire, le père
Rafaïl ne savait pas faire de sermon en bonne et due forme. Il était au mieux
capable de dire: « Euh… , hum!… Frères et sœurs orthodoxes… Bonne fête! »
Mais
quand des gens tourmentés et épuisés venaient le voir et qu’il buvait avec eux
du thé à sa table de campagne recouverte d’une toile cirée, il se
métamorphosait complètement. Un homme ordinaire n’aurait tout simplement pu
endurer cet afflux permanent de visiteurs souvent capricieux, entêtés, ayant
subi de multiples vexations et accumulé une foule de problèmes et des questions
sans fin. Mais le père Rafaïl supportait tout et tout le monde. Le mot
supporter ne convient d’ailleurs pas. Personne ne lui pesait. Et il passait du
bon temps à prendre le thé, à se souvenir d’un événement intéressant survenu au
monastère de Pskovo-Petcherski, à parler des ascètes de jadis, des startsy de
Petchory. Au point qu’on n’avait plus envie de quitter sa table et son thé.
Même s’il est vrai que la seule conversation ne peut transformer des gens qui
se sont irrémédiablement égarés dans notre monde froid ou en eux-mêmes, ce qui
est plus terrible encore. Pour cela il faut leur faire découvrir une autre vie,
un autre univers où triomphent sans partage, non plus l’absurdité, les
souffrances et une cruelle injustice, mais la foi, l’espoir et l’amour tout
puissants.
Et il ne suffit pas de le leur faire découvrir, en le montrant de
loin et en les y attirant, mais il faut conduire l’individu dans cet
univers-là, le prendre par la main et le placer devant Dieu. Alors seulement,
il reconnaîtra soudain Celui qu’il connaît et aime depuis longtemps, son unique
Créateur, Sauveur et Père. Alors seulement sa vie peut véritablement changer.
Toute la question est de savoir comment pénétrer dans ce monde prodigieux.
Aucun procédé humain ordinaire ne le permet. Aucun pouvoir terrestre. Aucun
piston. Aucune somme d’argent. Le contre-espionnage ou les services secrets
sont impuissants à vous aider à l’entrevoir. Avoir fait des études à l’Académie
de théologie ou avoir été élevé à la dignité sacerdotale et épiscopale ne
garantit même pas d’y déambuler majestueusement.
Et pourtant, on pouvait y
accéder paisiblement aux côtés du père Rafaïl dans sa Zaporojets noire. Il se
révélait aussi tout à coup à ceux qui se trouvaient à la maison paroissiale et
prenaient le thé avec lui. Pourquoi cela arrivait-il? Tout simplement parce que
le père Rafaïl était capable de vous guider génialement à travers ce monde-là.
Dieu était Celui pour Lequel il vivait et avec Qui il existait lui-même à
chaque instant. Et vers Qui il menait chacune des personnes qui lui étaient
envoyées dans sa modeste isba paroissiale.
Voilà ce qui attirait
irrésistiblement les gens chez le père Rafaïl. Et en assez grand nombre,
surtout les dernières années. Le père Ioann [Krestiankine] lui envoyait aussi
des jeunes et quelques guides spirituels moscovites. Il accueillait tout le
monde et personne ne se sentait de trop.
Il retournait la vision habituelle
que beaucoup s’étaient faite du monde. Il savait, à sa façon presque
insouciante (il ne fallait pas qu’il soit pris trop au sérieux), donner des
réponses si précises, si inattendues aux questions de ses interlocuteurs qu’on
en avait parfois le souffle coupé, tant se révélait soudain la vérité de la
vie! Cela pouvait se manifester dans les plus petits détails. […].
J’ai appelé
ce dernier chapitre « Saints de tous les jours ». Mes amis sont des gens
banals, comme il en est beaucoup dans notre Église, et évidemment loin de la
canonisation, inutile de le préciser. Mais à la fin de la divine liturgie,
quand le grand Mystère a été accompli et que les saints Dons se trouvent dans
le sanctuaire sur l’autel, le prêtre proclame : « Les saints Dons aux saints! »
Cela signifie que par le corps et par le sang du Christ les gens saints vont
communier. Qui sont ces gens ? Ce sont les prêtres et les laïcs présents dans
l’église, venus là avec foi et attendant la communion. Car ce sont des
chrétiens fidèles et qui aspirent à Dieu. Et, malgré toutes leurs faiblesses et
tous leurs péchés, ces hommes, qui constituent l’Église terrestre, sont pour
Dieu, des saints.
Dans notre petit groupe d’amis, le père Rafaïl était
indubitablement notre maître. Et non pas tant parce qu’il était devenu prêtre
sept ans avant nous, ce qui nous semblait déjà énorme. L’essentiel est que nous
voyions en lui un exemple étonnant de la foi vivante. Cette force spirituelle
ne se confond avec rien d’autre, quelles que soient les bizarreries ou les
faiblesses qui affectent de temps à autre la personne ayant acquis une telle
foi.
Pourquoi aimions-nous tous tant le père Rafaïl? Il avait un côté voyou,
il n’était pas capable de faire une homélie qui se tienne, il passait souvent
plus de temps avec sa voiture qu’avec nous. Mais il n’est plus là, plus de
vingt ans se sont écoulés depuis sa mort, et comme notre âme se languit de lui!
Dans les moments où un pénible abattement s’insinue en mon âme et veut
l’emplir, quand je le vois gagner aussi mes proches, je me souviens des
événements liés à la merveilleuse Providence divine. Un ascète a dit que tout
chrétien orthodoxe pouvait répandre son Évangile, la joyeuse Nouvelle de sa
rencontre avec Dieu. Bien sûr, personne ne compare de tels témoignages avec les
livres des apôtres, qui ont vu de leurs propres yeux vivre le Fils de Dieu sur
la Terre. Mais nous, tout faibles et pécheurs que nous soyons, nous sommes Ses
disciples, et il n’y a rien de plus beau que de contempler les hauts faits de
la Providence du Sauveur envers notre monde. J’ai raconté ces histoires à la
fraternité du monastère Sretenski, puis à mes étudiants, et, souvent, dans mes
sermons. Je suis reconnaissant à tous mes auditeurs qui m’ont poussé à écrire
ce livre. »
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