Staritza Missaïla de Koursk
Je me souviens comment, avant la
nouvelle année, la journée de travail se termina tôt - à 14 heures, et nous,
les filles, nous montâmes dans la petite chambre où nous avions l'habitude de
déjeuner. Tout à coup, nous avons été approchées par un prisonnier de guerre
italien qui a dit: " Les filles, je n'ai pas de cadeau de Nouvel An pour
vous, mais comme je suis artiste du théâtre de l'Opéra de Rome, mon cadeau pour
vous est une chanson!"
Nous nous sommes figées là dans cet escalier, alors qu’il chantait
la célèbre chanson "Mère". Aucune de nous ne savait l'italien, mais le
mot "mama", révélait la grande profondeur de cette belle chanson…
La voix du ténor italien résonnait,
comme si son âme pleurait. La tendresse, l'amour, la douceur, la chaleur de
l'esprit - tous venus déferler sur nous, comme une grande vague de marée imprégnée
de tristesse poignante et d'amour, et nous avons été emportées par elle à un tel
point que nous avons pleuré sans honte. Pendant tout ce temps la voix glorieuse
se transportait à travers l'atelier.
Pour nous calmer, l'Italien a
immédiatement suivi avec quelque chose dans une veine plus joyeuse et
légère ; souriant et faisant des pas de danse, il a réussi à nous faire
rire, même s'il y avait encore des larmes qui brillaient dans nos yeux.
A l'entrée même de l'atelier Emile
est venu et m'a souhaité chaleureusement une bonne et heureuse année, et que je
puisse bientôt être de retour dans ma patrie. Il me donna une boîte de lampe vide
remplie de chocolat. Je l'ai remercié et lui ai dit combien j'étais désolée de
ne pas avoir un cadeau pour lui. Je me tins sur la pointe des pieds pour
embrasser sa joue d'une manière fraternelle. Il fut très touché.
Plus tard dans la nuit, les
pilotes anglais lancèrent leurs "cadeaux" sur nous - d'abord il y
avait des bombes, puis elles dispersaient du phosphore. Croyez-moi, c'est un
spectacle terrible! Toute personne qui ait jamais été témoin de cela ne
l'oubliera jamais.
Les bombardements étaient de plus
en plus fréquents. Mais on n’y était pas de plus en plus habitués ! Je priais
seulement: "Ô Seigneur, aie pitié de nous, sauve-nous!"
Un jour, avec les filles je suis
sortie dans la cour après un raid aérien et je vis un spectacle terrible. Il y
avait un énorme cratère prenant la plus grande partie de la cour, et tout ce
qui nous entourait avait été éclaboussé par la boue. Quand nous sommes allés
aux portes du camp, pour prendre le chemin de l'usine, nous ne pouvions pas en croire
nos yeux. Il n'y avait plus de maisons, pas plus de gare, seulement des tas de
décombres et de briques fumantes, et une église "rescapée" où ils amenaient
soit des blessés soit des morts. Je me souviens d'avoir vu deux hommes portant
une civière avec une jeune femme blonde allemande, qui avait un enfant de 2 ou
3 niché sur sa poitrine. Leurs têtes étaient secouées à chaque pas des hommes
portant la civière. La guerre frappe toujours plus durement les gens communs et
ordinaires. A peine lucide à cause de la peur, nous sommes arrivées à l'usine.
Mais la pensée ne me quittait pas que je devais le fait que j'étais encore en
vie aux prières de ma grand-mère. J'ai aussi prié pour que le bain de sang
effroyable prenne fin dès que possible.
Une fois que je suis revenue du
travail, je me suis endormie aussitôt. Alors, j'ai fait un rêve remarquable: Quelqu'un… je ne pouvais pas voir qui c'était, enlevait
les écailles de mes yeux…
Je me suis réveillée avec un cœur
léger et l'esprit tranquille, et le monde semblait joyeux et rayonnant pour
moi, malgré tout. La peur m'avait quittée, et à partir de ce moment, j'ai cessé
de craindre les raids aériens.
La vie, dans l'intervalle, a
continué, tout aussi dure que jamais. La seule pensée qui réchauffait nos cœurs
et maintenait nos espoirs, c'est que l'armée soviétique approchait des
frontières de l'Allemagne.
Un jour, Jacques est venu vers
moi rapidement, il a commencé à m'aider dans mon travail, comme à son habitude,
et soudain il dit avec force: "Liouda, Je t'aime. Je suis tombé amoureux de
toi à l’instant où je t’ai vue, petite fille qui pleurait à chaudes larmes...
J'aime ta modestie et ta ténacité. Je peux toujours sentir ta présence, même
quand tu n’es pas là, au moment où je ferme les yeux. Tu es toujours avec
moi... Je sens que je peux te parler de quoi que ce soit sous le soleil. Tes
parents ont inculqué tellement de ce qui est bon en toi! Je t'aime non
seulement pour ta douce beauté, mais pour ton âme profonde ... "
J'ai été profondément touchée par
cette déclaration d'amour. J’ai remercié Jacques avec profusion de ses tendres
sentiments envers moi. Alors il a répondu qu'il n'avait jamais été amoureux
avant, et que tout son temps avait été consacré aux études et aux sports; qu'il
avait déjà 26 ans et qu’il était tout à fait capable de distinguer le véritable
amour d'une fantaisie passagère. Son sentiment pour moi, c'était de l'amour
véritable, dit-il.
Bientôt, il m'a proposé. "La
guerre sera bientôt finie", a-t-il dit. "Accepterais-tu de devenir ma
femme?"
J'ai souri et j’ai dit: "Jacques,
si tu me promets de ne jamais m’embrasser ou même de me prendre par le bras
jusques à la fin de la guerre, même juste avant notre mariage, je suis
d'accord."
Il se mit à rire, embrassa mon
front, et dit: "C'est d’accord ! Maintenant tu es ma promise, et en
France une promise est aussi bien qu’une épouse, tu dois donc me laisser
prendre soin de toi Et autre chose - nous avons besoin d'échanger nos adresses:
lorsque la guerre sera finie, il y aura une période de chaos je te trouverai,
où que tu sois… "
Chaque rencontre avec Jacques fut
l'occasion de découvrir quelque chose de nouveau et de merveilleux le
concernant. Il était ma lumière dans toutes ces épouvantables ténèbres.
Un jour, je me sentais faible et
sur le bord des larmes, alors que je me rappelais ma famille bien-aimée, ma
maison, mon enfance heureuse. Jacques me dit: "Tout ce qui t’a été
arraché, je promets de te le redonner après la guerre, je sais que je peux te
rendre heureuse!"
Cependant, bientôt mes rencontres
avec Jacques prirent fin. Il eut seulement le temps de se précipiter vers moi
et de me dire qu’il avait été strictement interdit aux prisonniers de guerre de
quitter le camp, car ils avaient refusé de signer un accord sur le service volontaire
en Allemagne. "Je suis surveillé de près," dit-il. Il déposa un
baiser sur mon front et partit rapidement.
Quelque temps passa, et Jacques
parvint à me rencontrer à nouveau. Il était très agité:
"Liouda", dit-il.
"Ne t’inquiète pas s’ils m'emmènent en camp de concentration. Je peux tout
supporter par amour pour toi! Je reviendrai. Adieu! Ils me regardent!"
Je ne savais pas que cela allait
être notre dernière rencontre. De retour au camp, j'ai découvert que les filles
de notre caserne avaient été transférées à la ville de Nordé Ham. Tout le monde
avait déjà emballé ses affaires, et remis le linge de lit. En pleurant, j'ai
écrit à Jacques une lettre d'adieu, y glissant ma seule photo de moi-même. J'ai
donné la lettre à une jeune fille qui se trouvait à Brême et qui pourrait
peut-être voir Jacques.
Jacques ne reçut pas ma lettre.
Quelque temps après, j'ai reçu une belle lettre de lui, le genre de lettre qui
ne pouvait être écrite que par quelqu'un aime vraiment. Ce même jour, j'ai
rapidement envoyé une réponse. J'ai été heureuse d'apprendre qu'il était à
Brême, et n'avait pas été arrêté. Je débordais de joie. Sa réponse ne tarda pas
à venir.
Mais tout d'un coup ses lettres
ont cessé de venir. Ensuite, nous les filles ont été prises en charge sur le
territoire soviétique par les troupes anglaises, qui étaient entrées dans la
ville. J'ai pu arriver à la maison seulement en Août 1945. Un peu plus tard je
suis allé à la ville de Kharkov et je suis accidentellement tombé sur une fille
avec qui j'avais travaillé dans les cuisines à Nordé Ham. Il s'est avéré
qu’après que nous nous soyons quittées, elle s'était trouvée à un point de
rassemblement où elle avait rencontré Emile, ami de Jacques. Emile l’a informée
que Jacques était mort dans un raid aérien.
Je me sentais sur le point de
défaillir... Brusquement, j'ai dit au revoir à la jeune fille et je me suis éloignée,
ne sachant pas où j'allais... J'ai pleuré, oubliant tout autour de moi... Jacques
était mort! Il n'était plus! Non! Cela ne pouvait pas être possible! J'ai
refusé de l'accepter! Non! "
Je ne me souviens pas comment je
suis arrivée à la maison ce jour-là, c'était comme dans une brume... La mort
de Jacques avait tué une partie de moi, aussi. Une lumière s'était éteinte pour
moi. Je vivais dans l'espoir qu'il me retrouverait bientôt. "Peut-être que
c'est une erreur?" Pensais-je, prête à saisir n’importe quelle chimère.
"Peut-être que ce n'était pas mon Jacques qui était mort!" J'ai donc
écrit une lettre à Emile. La réponse est arrivée assez tôt: Emile me pria
d'être forte... Il écrivit que Jacques n'avait jamais cessé de m'aimer, que je
serais certainement devenue sa femme s'il n'avait pas été tué. Dans les tous
derniers jours de Mars, à la veille de l'avance de l'armée anglaise, il y eut
une alerte de raid aérien. Jacques l’ignora avec la conviction qu'il n'y aurait
pas de bombardement sérieux. Alors, seul, il est resté dans la caserne, pour
m’écrire une lettre. Ce fut un coup direct sur l’endroit où il se trouvait…
Seigneur! Je te suis très
reconnaissante pour l'envoi sur mon chemin épineux de Jacques, cet homme si merveilleux. Mais il ne pouvait pas rester sur cette terre de péché, il était trop
noble, trop beau, trop pur et plein d'abnégation. Très probablement, je n'étais
pas digne d'un tel homme. Tu me l'as donné pendant un certain temps, dans les
moments les plus difficiles de ma vie. Une fois que les choses allaient mieux, Tu
l'as repris. Je Te remercie, Seigneur, de m'avoir donné la chance de vivre
l'amour véritable - pur, désintéressé et sans tache sur cette Terre…
Version française Claude
Lopez-Ginisty
d’après
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