Mrs Rheta Childe Dorr
Ste Elisabeth Féodorovna
Le jour
d'août, où j'ai sonné la cloche de l'énorme porte brune du couvent, je ne
savais pas vraiment que je devais voir a Grande Duchesse et lui parler. M.
William L. Cazalet, de Moscou, l'ami qui m'y emmena, doutait beaucoup que je puisse être reçu ainsi de
manière informelle, sans rendez-vous préalable. La gravité de l'époque, et
surtout la situation de la famille Romanov, plaçait la Grande Duchesse épouse
de Serge dans une position d'extrême délicatesse, et M. Cazalet dit franchement
qu'il s'attendait à ce qu'elle vive dans une retraite stricte. Le mieux qu'il
pouvait promettre, dit-il, c'était que je devais voir le couvent, où l'une de
ses jeunes cousines était moniale.
Le couvent,
qui est situé au cœur de Moscou, est un ensemble de maisons de pierre blanche
et de stuc construit autour d'un vieux jardin et entouré d'un haut mur blanc, sur
lequel les vignes et le feuillage se balancent et tombent. Une clé a tourné, la
porte brune s'est ouverte sur notre anneau et nous sommes entrés dans un jardin
qui déborde des plus riches fleurs. Je me souviens des pois de senteur roses et
blancs contre le mur, des lys madonna blancs qui s’inclinaient vers le bas, et
du tapis de gaies verveines qui courait le long du chemin menant à la porte du
couvent. Il y avait beaucoup de vieux pommiers et une forêt de lilas, pourpres
et blancs.
Dans sa
petite chambre, combinaison de bureau et de salon, nous fûmes reçus par la
directrice exécutive du couvent, Mme Gardeeve, amie intime d'Elizabeth Féodorovna
depuis de nombreuses années.
Comme la Grande Duchesse, elle avait eu une vie
pleine de larmes et de tribulations, malgré son rang et sa richesse, et quand
la Grande Duchesse prit le voile, elle suivit son exemple et devint moniale.
Les affaires du couvent sont traitées sous sa direction, et avec la plus grande
compétence, m'a-t-on dit. L'efficacité et l'habileté sont inscrites dans tous
les traits du beau visage de Mme Gardeeve, dans sa voix nette et claire et dans
ses mouvements rapides mais gracieux. Sa prononciation était une joie à entendre,
une joie particulière pour moi, car j'ai du mal à comprendre le français plutôt
indistinct parlé par le Russe moyen. Le français de Mme Gardeeve était de ce genre
parfait que l'on entend plus souvent à Tours qu'à Paris ou ailleurs. J'ai tout
compris.
Femme du monde jusqu'au bout des doigts, Mme Gardeeve portait l'habit
pittoresque de l'ordre avec la même grâce qu'elle aurait porté la dernière
création des maisons de couture. Elle a souri et bavardé avec M. Cazalet, qui
est très bien connu dans le couvent, et qui a été très gentil et cordial pour
moi. Après quelques minutes de conversation, mon ami lui a dit que je lui
avais dit des choses extrêmement intéressantes sur les écoles publiques en
Amérique et qu'il voulait que je les lui répète.
Je lui ai
donc parlé des expériences extraordinaires qui ont été menées à Gary, en
Indiana, et du travail qui se faisait à New York et ailleurs pour donner aux
enfants, riches et pauvres, l'éducation complète qu'ils méritent. Pendant que
je parlais, elle s'exclamait de temps en temps : "Mais c'est excellent !
Je trouve cela admirable ! La Grande Duchesse devrait en entendre parler
!"
J'ai dit
avec espoir que j'aimerais beaucoup rencontrer la Grande Duchesse et elle m'a
répondu qu'elle pensait que cela pourrait être arrangé. Pas aujourd'hui,
cependant, car l’emploi du temps de la Grande Duchesse était complètement
rempli.
Combien de temps m'attendais-je à rester à Moscou ? Une semaine ? Cela
pourrait certainement être arrangé, pensa-t-elle. En attendant, qu'est-ce que
j'aimerais voir le couvent ? Tout ? Elle rit et toucha une petite clochette sur
le bureau à côté d'elle. Une petite moniale apparut et Mme Gardeeve me confia à
elle avec l'ordre que je devais tout voir.
J'ai vu un
petit hôpital, mais parfaitement équipé, avec une salle d'opération complète
dans tous ses détails. L'hôpital avait été consacré aux femmes et aux enfants
pauvres avant la guerre. Aujourd'hui, la plupart des salles sont remplies de
soldats blessés. J'ai vu une salle remplie de soldats aveugles à qui des
religieuses au visage doux apprenaient à lire le braille. La cécité est amère
et dure pour n'importe quel homme, mais pour les analphabètes, elle doit être
un vide de désespoir.
J'ai vu une maison pleine de moniales réfugiées des
districts envahis de Pologne. J'ai vu un orphelinat rempli d'enfants de soldats
tués. Je m'attardai longtemps dans le beau jardin où les moniales étaient au
travail, certaines avec leurs habits retroussés, parmi les rangées de pommes de
terre, d'autres élaguant les arbres et les haies, d'autres balayant les chemins
de gravier avec des balais faits de brindilles, d'autres apprenant aux
orphelines à broder aux grands cadres, à tricoter et à coudre. Elles faisaient
un tableau fascinant, et je pus à peine les quitter pour voir l'église, qui
est l'un des plus beaux petits joyaux d'architecture en Europe.
Je n'ai jamais
vraiment vu cette église, car au moment où nous sommes entrés et où j'ai eu une
première impression de sa beauté bleue, blanche et dorée, un messager a ouvert
la porte à la hâte, et m'a dit que la Grande Duchesse voulait me voir.
Version française Claude Lopez-Ginisty
d'après
Rheta Childe Dorr
Inside the Russian Revolution
(Chapter XV)
New York,
The MacMillan Company
1918
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