Le deuxième récit est une lettre de la prison de la Boutyrka (Бутырская тюрьма) à Moscou (photo ci-dessus) écrit à Pâques en 1928. Il est paru en traduction anglaise dans le livre de Serge Schmemann Echoes of a Native Land: deux siècles d'un village de Russie, et a été récemment publié par le père Steven Freeman sur son excellent blog:
30 Mars / 12 Avril 1928
Cher oncle Grishanchik, je te salue toi et tante Macha dans l'imminence de ce Jour Saint, et je vous souhaite tout le meilleur. Pendant longtemps, longtemps, j'ai voulu t'écrire, cher oncle Grishanchik; tu as toujours eu un tel souci de moi, toute ton image est si intimement liée pour chacun de nous, tes neveux, avec ces merveilleux souvenirs; tu es toujours, tu es et tu seras notre cher oncle, le plus aimé.
J'aborde la quatrième Pâques que je vais passer derrière ces murs, séparés de ma famille, mais les sentiments de ces jours saints qui ont été infusés en moi dès l'enfance ne me manqueront pas maintenant; depuis le début de la Semaine Sainte, j'ai senti l'approche de la fête, je suis la vie de l'Église, je me répète les hymnes des offices de la Semaine Sainte, et dans mon âme se lèvent ces sentiments de tendre vénération que je ressentais enfant pour aller à la confession ou à la Communion. A 35 ans, ces sentiments sont aussi forts et aussi profonds que dans ces années d'enfance.
Mon cher oncle Grishanchik, repassant en mémoire les Pâques passées dans ma mémoire, je me souviens de notre dernière Pâques au Sergiyevskoye, que nous avons passé avec toi et tante Macha, et j'ai ressenti le besoin immédiat de vous écrire.
Si tu n'as pas oublié, Pâques en 1918 était plutôt en retard, et le printemps fut précoce et très chaud, donc quand dans les dernières semaines du Carême je devais amener tante Macha à Ferzikovo, les routes étaient impraticables. Je me souviens de ce voyage comme si c'était aujourd'hui; c'était une chaude journée, lourde et humide, qui consumait la dernière neige dans les forêts et les ravins plus rapidement que le soleil le plus chaud; quel que soit l'endroit ou l'on regardait, de l'eau, de l'eau, et encore de l'eau, et tous les sons semblaient monter d'elle, du gargouillis et de la précipitation des flux de tous les côtés, avec l'anneau incessant d'innombrables alouettes [dans le ciel].
Nous avons dû aller en traîneau, non pas sur la route, qui serpentait à travers les champs à moitié nus dans une seule crête boueuse, mais à côté, choisissant soigneusement l'itinéraire. Chaque empreinte de sabot, chaque piste laissée par les coureurs, se transformait immédiatement en un petit cours d'eau boueux, occupé à se précipiter quelque part.
Nous avons roulé longtemps, épuisant le pauvre cheval, et, enfin, après avoir échappé avec succès au champ de Polivanovo, l'un des endroits les plus difficiles, je suis devenu trop audacieux et j'ai fait que tante Macha était si souillée par la boue que je faillis noyer le cheval et le traîneau; nous avons dû dételer pour l'en sortir et nous avons été mouillés jusques aux sourcils; en un mot, [nous avions alors] une totale "couleur locale."
Je me souviens du sentiment que j'avais en ce printemps d'une force croissante, mais malgré tout le vacarme de ce printemps heureux, malgré toute la beauté et la joie de l'éveil de la nature, je ne pouvais pas étouffer le sentiment d'alarme qui serrait le cœur de chacun de nous.
Soit une main se levait avec une fureur insensée pour profaner notre Sergiyevskoye, ou bien il y avait le sentiment troublant que notre famille aimante et étroitement soudée était brisée: Sonia loin quelque part, seule, avec un tas d'enfants, séparée de son mari; Sérioja, vient de se marier, nous ne savons ni où, ni comment, et vous, mon cher oncle Grisha et tante Macha, séparés de vos jeunes enfants, en souci constant pour eux.
Ce fut un temps dur et difficile. Mais je crois qu'au-delà de ces problèmes spécifiques, ce brouillard spirituel avait une source commune plus profonde: nous tous, jeunes et vieux, nous étions alors à un tournant critique: sans le savoir, nous disions adieu à un passé rempli de chers souvenirs, tandis que devant nous, se tissait quelque futur hostile et totalement inconnu.
Et au milieu de tout cela est arrivée la Semaine Sainte. Le printemps était dans ce stade où la nature, après une grosse poussée pour se débarrasser des entraves de l'hiver, devient soudain silencieuse, comme pour se reposer de la première victoire. Mais sous ce calme apparent, il y a toujours le sentiment d'un processus complexe qui se déroule, caché quelque part au fond de la terre, qui s'apprête à s'ouvrir de toute sa force, de toute la beauté de la croissance et de la floraison. Le labourage et l'ensemencement de la terre exhalaient de riches parfums, et, après la charrue dans le sillon en sueur, qui tournait doucement, on était enveloppé dans la merveilleuse odeur de la terre humide. Je me suis toujours enivré par cette odeur, parce qu'en ce jour on sent la puissance créatrice illimitée de la nature.
Je ne sais pas ce que vous ressentiez tous à l'époque, parce que je vivais une vie totalement séparée, et je travaillais du matin au soir dans les champs, ne pas voyant pas, et, oui, ne voulant voir rien d'autre.
C'était trop douloureux de penser, et seul l'épuisement physique total donnait une chance, si ce n'est d'oublier, alors au moins de s'oublier. Mais avec la Semaine Sainte ont commencé les offices à l'église et à la maison, j'ai eu à diriger la chorale en répétition et à l'église; Mercredi Saint j'ai terminé l'ensemencement d'avoine et rangé la charrue et la herse, je me suis donné entièrement au diapason. Et là commença ce que je n'oublierai jamais!
(à suivre)
Version française Claude Lopez-Ginisty
d'après
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