Cela fait longtemps que l'Ukraine fait la une de l'actualité
russe et n'est que l'un des nombreux sujets d'actualité. Maintenant, si vous regardez
ce dont parlent les réseaux sociaux, vous verrez immédiatement qu'il y a
d'autres choses dans l'esprit des gens : Trump, la Syrie, les réformes des
pensions, Skripal, les sanctions, et enfin les clips vidéo des chanteurs
populaires Kirkorov et Baskov.
Dans l'espace des médias de l'Église de Russie, jusqu'à tout
récemment, c'était à peu près la même chose - il suffit de feuilleter les
manchettes et les articles des nouvelles précédentes. Et quand les
représentants du Patriarcat de Constantinople firent soudain une série de
déclarations extrêmement tranchantes, personne ne s'en rendit compte au début,
même jusqu'au moment où il envoya deux exarques à Kiev.
Ce n'est que maintenant que beaucoup commencent à comprendre
que quelque chose de grave a eu lieu. Cependant, la seule conclusion que l'on
puisse tirer de ce bourbier de discussion est que souvent, les gens n'imaginent
tout simplement pas la réalité dans laquelle les fidèles de l'Église orthodoxe
ukrainienne se sont retrouvés aujourd'hui.
Dimitry Marchenko. Photo : Olga Dombrovskaya
C'est pourquoi moi, paroissien de l'Église orthodoxe
ukrainienne [l'Église canonique autonome dirigée par le métropolite Onuphre,
sous la direction du Patriarcat de Moscou], habitant à Kiev, j’aimerais vous
vous montrer la situation de l’intérieur, de l’épicentre même !
Par exemple, dans la blogosphère, on entend de plus en plus
souvent : "Donnez-leur l'autocéphalie pour l'amour du ciel, ça va résoudre
tous les problèmes !"
Je suis déçu. Ce ne sera pas le cas. Regardons ces problèmes
honnêtement et sans fioritures.
L'autocéphalie hypothétique de l'Église orthodoxe
ukrainienne est souvent présentée comme le meilleur remède contre le schisme.
Ceux qui pensent ainsi ne comprennent tout simplement pas les spécificités du
schisme ukrainien. Par schisme ecclésial, on entend généralement une situation
où une certaine partie du clergé et des laïcs se séparent de l'Église unifiée,
en règle générale pour des raisons dogmatiques. Mais le schisme ukrainien ne
peut être comparé au schisme de 1054, ni à celui des Vieux-Croyants au XVIIe
siècle. Celui-ci est complètement différent.
Je me contenterai de rappeler la situation. A l'aube des
années 1980-1990, lorsqu'en Ukraine occidentale, les Uniates ont commencé à
s'emparer massivement des églises orthodoxes, certains représentants du clergé
ont décidé qu'ils ne seraient pas harcelés s'ils restaient orthodoxes, mais
quittaient Moscou. En tout cas, c'est ainsi que les partisans de l’autocéphalie
expliquent leurs actions.
Je ne vais pas raconter ici l'histoire des
"églises" autocéphales, car en nommant toutes ces "églises
autocéphales orthodoxes ukrainiennes", les "églises autocéphales
orthodoxes ukrainiennes par droit conciliaire" et tous les autres
"patriarcats de Kiev", leurs unions et divisions, nous pourrions
manquer l'essentiel.
Et voici l'essentiel : Deux ou trois anciennes hiérarchies
de l'Église orthodoxe russe ont créé leur propre hiérarchie complètement
nouvelle et ont ordonné leur nouveau clergé. Aujourd'hui, ces structures sont
des dénominations qui n'ont aucun lien dans leur passé avec l'Église orthodoxe
russe en général, ni avec l'Église orthodoxe ukrainienne canonique en partie.
Seul Philarète Denisenko a un tel "passé". [1]
En d'autres termes, ce n'est même pas un schisme, mais une
sorte de secte de Philarète. La principale différence de ce schisme est
l'absence d'arguments dogmatiques. En fait, la théologie ne joue aucun rôle.
Les schismatiques ukrainiens de tous bords sont unis par une chose : le
phylétisme et la haine pour Moscou.
Parmi les fidèles de l'Église orthodoxe ukrainienne se
trouvent des personnes aux opinions politiques diverses, mais toutes sont unies
par la chose la plus importante : la foi en Christ. Pour les schismatiques, la
foi passe au second plan dans le contexte de leur fétichisme sous la forme du
nationalisme.
Ces gens [les groupes schismatiques] s'emparent
systématiquement et par la force de nos églises, battent nos prêtres et nos
fidèles, excitent les nationalistes radicaux contre nous, nous calomnient et nous
accusent de trahison d'Etat. C'est pourquoi nous sommes perplexes quand un
polémiste marginal de l'Église commence soudainement à s'inquiéter du sort de
nos frères persécutés, et pour le bien de leurs persécuteurs suggère que
l'Église orthodoxe ukrainienne soit autocéphale afin de créer pour les
personnes obsédées par le nationalisme et ayant une composition émotionnelle
fragile qui souffrent tant du seul souvenir du Patriarche de Moscou et de
toutes les Russies, des conditions confortables pour retourner à l'Église.
Mais voici le problème : ils n'ont essentiellement jamais
été dans l'Église. En d'autres termes, il n'est pas question de revenir.
Notre hiérarchie ecclésiale souligne constamment que le
schisme ne peut être surmonté qu'après le repentir des schismatiques. Et c'est
ce qui arrive. Des individus séparés viennent de temps en temps à l'Église avec
repentance, et l'Église les reçoit. Elle reçoit précisément des vivants qui ont
reconnu toute la catastrophe et le péché du schisme. Et ici, nous devons être
réalistes. Nous ne pourrons pas tous les amener dans l'Église, surtout ceux qui
sont remplis de haine. Et nous ne pouvons surtout pas fermer les yeux et prétendre
qu'il n'y a pas de haine.
On nous offre essentiellement d'accueillir des persécuteurs
impénitents à la communion eucharistique sans aucune condition. Ils ne
reconnaissent pas leur désastre. Et le problème de ces gens n'est pas qu'ils
sont censés aimer l'Ukraine, mais qu'ils détestent Moscou plus qu'ils n'aiment
l'Ukraine et Dieu.
Passons maintenant à l'état de l'autocéphalie.
L'autocéphalie en soi, si l'Église orthodoxe russe
l'accorde, ne signifie pas l'acceptation automatique de la part de
Constantinople, ou que la paix sera rétablie. Faut-il rappeler à nouveau le
sort de l'Église orthodoxe des pays tchèques et de Slovaquie, qui a reçu
l'autocéphalie du Patriarcat de Moscou dans la lointaine année 1951 ? Le Phanar
n'a pas reconnu cette autocéphalie pendant près d'un demi-siècle et ce n'est
qu'en 1998 qu'il lui a donné ses propres tomos - après quoi les représentants
de Constantinople ont commencé à se comporter sur le territoire canonique de
l'Église tchèque comme s'ils étaient dans leur propre demeure. Évidemment,
l'hypothétique Église autocéphale ukrainienne peut s'attendre au même sort. Sans
parler de toute autre structure créée par Constantinople elle-même, qu'il
s'agisse d'une Église autonome ou d'un exarchat.
Cet été, les hiérarques de l'Église orthodoxe ukrainienne en
la personne de ses évêques - les participants d'une assemblée d'évêques - ont
proclamé que le statut actuel de l'Église orthodoxe ukrainienne est tout à fait
adéquat pour l'accomplissement de leur mission parmi le peuple de l'Ukraine.
J'ajouterais aussi que c'est le seul statut possible dans
notre situation contemporaine, alors qu'une guerre fratricide fait rage dans
notre pays et que les fidèles se trouvent de différents côtés du front.
L'Église orthodoxe ukrainienne [canonique] est entièrement
indépendante dans son autonomie - plus indépendante que certaines Églises autocéphales.
Cependant, en même temps, son épiscopat peut participer au Conseil des évêques
de toute l'Église orthodoxe russe, et le Métropolite de Kiev est un membre
permanent du Saint Synode de l'Église russe. Ce statut est unique en son genre
et permet d'utiliser au maximum la mission de rétablissement de la paix de
l'Église. Enlevez ça, et vous ne ferez que multiplier les problèmes.
Mais la question
la plus importante est la suivante : Le peuple de l'Église peut-il accepter une
autocéphalie qui signifie s'unir sciemment avec ses propres persécuteurs, qui
peuvent alors recevoir leur statut canonique de Constantinople ? De ce même
Constantinople qui, auparavant, a déclaré à plusieurs reprises son soutien à
l'Église canonique ukrainienne, et qui, soudain, nie ses propres paroles au nom
de ses propres ambitions ?
Le plus souvent, nous pouvons entendre parler de
"donner" l'Église ukrainienne aux représentants des clans libéraux
marginaux de l'Église de Moscou, dont les concepts des problèmes de l'Église
ukrainienne sont fondés sur les fantasmes de ce même type de clique, seulement de
Kiev. En règle générale, chacun s'associe à ceux de son espèce. Mais les
rêveurs autocéphales de Kiev ne voient et n'entendent que ce qu'ils sont.
Cependant, nous nous associons avec des personnes de différentes couches de la
population de l'ensemble de l'Ukraine. Avec des évêques, des prêtres, des
moines et des laïcs. Ils ont tous leurs propres opinions, désirs, craintes et
espoirs. Je le répète, tout cela est beaucoup plus complexe que ce que les
missionnaires autrefois populaires qui ont requalifiés en scandaleux blogueurs
[2] et anciens bureaucrates du Patriarcat devenus mécontents.
Le monde entier a vu combien de fidèles de l'Eglise
orthodoxe ukrainienne sont sortis pour les processions de la Croix dans toutes
les villes et villages d'Ukraine les jours du Baptême de la Rus'. Ce sont les
fidèles que d'autres veulent maintenant enfermer dans un ghetto. Ce sont des
millions de personnes vivantes. C'est un peuple qui, de génération en génération,
a vécu sur ces terres, dont les grands-pères et les arrière-grands-pères ont
vécu des persécutions, et qui vivent maintenant eux-mêmes des persécutions.
Céder maintenant aux persécuteurs, céder aux ambitions des
évêques phanariotes, céder à ceux que ces mêmes évêques poussent à la
confrontation, signifie une seule chose : jeter complètement aux loups l'Église
orthodoxe ukrainienne, qui vit déjà la persécution.
Version française Claude Lopez-Ginisty
D’après
NOTES :
1] Le « patriarche » autoproclamé du
« patriarcat de Kiev »
2] Allusion probable au diacre André Kourayev
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