Archiprêtre Nikolaï Agafonov, écrivain,
membre de l'Union des écrivains russes
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Un jour, alors que j'étais déjà écrivain, j'ai eu une conversation avec ma mère. Elle m'a dit que quand elle était enceinte de moi, elle avait un désir irrésistible de lire. Tout au long de sa grossesse, elle a lu, lu et lu avec avidité tout ce qui a trait à la littérature russe, mondiale et contemporaine. Je suis donc né comme un rat de bibliothèque. Je lui ai alors demandé ce qu'elle faisait quand elle était enceinte de ma sœur.
Maman a ri, "Tu ne le croiras pas. Je voulais passionnément coudre et broder, alors c'est exactement ce que j'ai fait jusqu'à la naissance de ta petite sœur". Et voilà : ma sœur Mouza est devenue une merveilleuse couturière et elle a même créé une école de broderie picturale à Volgograd, puis elle a commencé à broder des icônes. Je suis très reconnaissante à ma mère d'avoir commencé notre éducation dans son sein. En fait, peu de temps après, c'était la littérature qui, à travers une série d'événements étonnants, drôles et tristes, nous mena à Dieu, ma mère et moi.
Nous étions une simple famille soviétique qui vivait à Togliatti. Comme la plupart des gens de l'époque, nous étions éloignés de l'Église. Bien sûr, mes parents n'étaient pas des athées militants, la vie de l'Église pour eux était simplement quelque part dans un univers parallèle sans rapport avec notre vie quotidienne. J'ai grandi avec la ferme conviction que les croyants n'étaient que des personnes analphabètes, surtout des personnes âgées, qui croient en Dieu et en divers miracles dus à leur ignorance. Nous avons été endoctrinés pour cela à l'école car, à l'époque, la parole de l'enseignant était inviolable. Cependant, heureusement pour moi, comme je l'ai déjà dit, les livres ont joué un grand rôle dans ma vie.
Quand j'eus douze ans, je fus particulièrement accro à la lecture de romans d'aventures. "Dick Sand, Capitaine de quinze ans" de Jules Verne, les personnages des livres de Stevenson, Mayne Reid et James Fenimore Cooper : ce sont eux qui ont excité mon imagination enfantine et m'ont fait rêver d'aventures et de voyages. J'ai fait un geste désespéré : J'ai décidé de partir tout de suite en voyage sans attendre l'âge adulte. Je ne sais pas pourquoi je n'ai pas pensé alors à la douleur que je causerais à ma mère par cet acte. Après avoir économisé des miettes de pain et de l'argent que ma mère m'avait donné pour les repas scolaires, je suis parti à l'aventure. J'ai dit à ma petite sœur de dire à maman de ne pas s'inquiéter et que je leur écrirais à toutes une lettre, quand je serais arrivé en Amérique.
Je ne raconterai pas mes mésaventures qui me conduisirent au centre d'accueil pour mineurs. Je parlerai de ma mère. Elle rentra du travail, prépara le dîner et demanda à ma petite sœur de sortir et de me ramener à la maison. Elle lui avoua que je m’étais enfui de la maison pour aller en Amérique. N'ayant rien compris à ces explications ridicules, ma mère inquiète courut me chercher chez les voisins. Puis elle alla voir tous les parents et amis. Après avoir échoué à me trouver où que ce soit, elle réveilla tous les professeurs, nota l'adresse de tous mes camarades de classe et leur rendit visite à tous. Elle me chercha toute la nuit et porta plainte à la police. Tout cela ne servit à rien. Elle tomba malade le matin et ne put se rendre au travail. Des jour et des jours passèrent, et on ne me retrouva pas.
Une semaine s'écoula, ma mère pensait désespérée, "Comme les gens ne peuvent pas m'aider, il y a encore le dernier espoir". Grâce à mon acte déraisonnable, ma mère a consciemment franchi le seuil de l'église pour la première fois. Là, elle vit une icône de la Mère de Dieu et tomba à genoux devant elle. Sans connaître de prières, elle dit à la sainte Théotokos : "Sainte Mère, toi aussi tu as souffert quand ton Fils a été crucifié, c'est pourquoi tu es la seule à comprendre le cœur d'une mère. Aide-moi à récupérer mon fils. Assure-toi qu'il ne se retrouve pas avec de mauvaises personnes. Qu'il reste en vie et en bonne santé. Ramene-le à la raison et sauve-le". Elle pleura et pria jusqu'à la fermeture de l'église. De retour chez elle, une joie inattendue l'attendait : un télégramme. Il disait qu'elle pouvait venir me chercher à une telle adresse dans la ville de Kouibytchev. Maman se précipita immédiatement à la gare routière et prit le dernier autobus interurbain.
Je n'ai jamais oublié cette nuit-là. Je dormais et je fis un cauchemar. Je fuyais et me cachais de quelqu'un, et des gouttes de pluie tombaient tout le temps sur mon visage. Je ne pouvais pas éviter ces gouttes de pluie, alors je me suis réveillé. Le visage de ma chère et bien-aimée maman était penché sur moi. Elle avait peur de me réveiller et admirait silencieusement son fils endormi qu'elle n'avait pas espéré revoir vivant. Je me suis jeté dans les bras de ma mère en lui demandant pardon et en lui promettant de ne plus jamais m'enfuir de la maison.
Maintenant, après de nombreuses années, je me rends compte que c'est la prière de ma mère, prononcée dans un moment de désespoir et de chagrin, qui a commencé mon chemin vers Dieu. On dit que la prière d'une mère peut vous faire venir du fond de la mer.
C'est la Très Miséricordieuse Divine Providence qui a conduit mon acte insensé vers le bien, ayant poussé ma mère à prier.
Depuis lors, quelque chose a commencé à m'arriver. Dans les livres que je lisais, j'ai commencé à remarquer des signes particuliers qui m'ont fait réfléchir sur des questions de foi. J'ai été choqué que dans "L'enfance" de Léon Tolstoï, son personnage, un petit garçon, prie "pour papa et maman". Dans "Robinson Crusoé" de Daniel Defoe, j'ai été surpris de constater que la lecture de la Bible aide Robinson à survivre seul. J'ai été étonné de voir à quel point le volume des contes d'Anderson de l'édition pré-révolutionnaire, que j'ai trouvée par hasard, et les contes de l'auteur que j'avais lus avant l'édition soviétique étaient différents. J'ai remarqué que Gerda surmonte le sort maléfique de la Reine des Neiges par une prière, et le miroir magique a été brisé non pas parce que les démons l'ont élevé de plus en plus haut dans le ciel, mais parce qu'ils voulaient se moquer du Créateur lui-même et de Ses anges. Beaucoup d’autres choses que j'ai apprises dans les livres ont commencé à ébranler mes croyances athées.
La dernière illumination eut lieu grâce à la lecture du roman de Léon Tolstoï "Guerre et Paix". À l'école, on nous demanda de lire certains chapitres à la maison. J'avoue que j'étais trop paresseux pour lire tout le roman et que j'accordais plus d'attention aux scènes de bataille. Cependant, un jour, quelque chose me poussa à ouvrir le roman à la page où la comtesse de Rostov, la mère de Natacha, dit une prière du soir. Lev Nikolaevitch [Tolstoï] met dans sa bouche les premiers mots de la prière de saint Jean Damascène, qui est lue à l'heure du coucher, "Ô Maître, Ami des hommes, ce lit sera mon cercueil...". Même si c'était en slavon d’Eglise, j'ai parfaitement compris de quoi il s'agissait et j'ai réalisé avec un frisson que notre lit dans lequel nous dormons chaque nuit sera un jour notre lit de mort. Qu'est-ce qu'on fera alors ? Mon corps sera transporté au cimetière et enterré comme s'il n'y avait pas eu de vie au cours de laquelle je me suis réjoui et j’ai souffert, aimé et créé. Après tout, avec mon corps en décomposition, ma propre mémoire disparaîtra. Que j'aie vécu ou non, cela n'a pas d'importance. Eh bien, d'autres se souviendront de vous pendant un certain temps, mais c'est leur mémoire, leur vie qui se terminera aussi dans la tombe. La pensée de l'insignifiance de la vie humaine m'horrifiait.
Troublé par cette découverte, j'ai demandé à l'enseignante le lendemain à l'école : "Pour quoi vit une personne si elle meurt encore à la fin et que le monde entier disparaît pour elle comme si elle n'existait pas ?" L'enseignante a d'abord essayé de répondre selon l'idéologie officielle en disant qu'une personne vit pour le bénéfice des générations futures, qui vivront sous le communisme. Je ne me souviens pas comment je me suis opposé à cela, mais j'ai dit clairement que je ne voulais pas être seulement du fumier qui fertiliserait la vie des vagues générations futures, qui seront aussi des mortels. L’enseignante n'a pas discuté avec moi, mais il a simplement dit : "D'accord, je vais t’expliquer le sens de la vie telle que je la comprends. Tu deviendras adulte, tu rencontreras une fille, vous vous aimerez, vous vous marierez et vous aurez des enfants. Ces enfants seront le sens de la vie." "Alors, - j'ai commencé à dire à haute voix - le sens de la vie de ma mère c'est moi, celui de ma grand-mère c'est ma mère, celui de ma grand-mère c'est ma mère, le mien, c’est celui de mes enfants et celui de mes enfants ce sont leurs enfants, qui mourront après leurs parents dans 25 à 30 ans. Pourquoi le sens de la vie est-il en ceux qui vont disparaître de ce monde juste après vous ? Et si je n'ai pas d'enfants, par exemple, suis-je un être insignifiant ?" L'enseignante n'a rien trouvé à dire, elle m'a simplement conseillé de ne pas y penser et de vivre comme tout le monde.
Cependant, je ne pouvais plus vivre comme tout le monde. J'ai commencé à penser de plus en plus à l’âme. L'âme qui ne peut être soumise à la corruption, donc, celle qui est immortelle. Mes pensées se sont développées de la même manière que dans le poème que l'on attribue à Yevgeny Yevtushenko, bien qu'il appartienne vraiment à Ilya Fanyaev :
Je n'ai jamais connu de prêtres dans le monde,
Je n'ai jamais étudié de prières.
Mais répondez, s'il n'y a pas d'âme
Alors qu'est-ce qui me blesse comme des poignards ?
C'est ainsi que j'ai commencé ma recherche de Dieu qui s'est terminée avec mon admission au Séminaire théologique de Moscou et mon entrée plus tard dans le ministère.
Version française Claude Lopez-Ginisty
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