Métropolite Ignace Triandis, L’Ancien de Patmos: Saint Amphiloque Makris. Traduit du grec par
IsabelleTambrun-Kamaroudis, Avant-propos de Jean-Claude Larchet, collection
« Grands spirituels orthodoxes du XXe siècle », Éditions des Syrtes, Genève, 2019, 286
p. 21€.
Ce livre est le premier en langue française à être
consacré au Père Amphiloque Makris, qui a été canonisé par le Patriarcat
œcuménique de Constantinople le 29 août 2018.
Né en 1889, mort en 1970, c’est une figure connue
de la spiritualité orthodoxe au xxe
siècle.
À une époque difficile où les îles du Dodécanèse
étaient sous occupation italienne et subissaient les visées expansionnistes des
missionnaires catholiques, le Père Amphiloque, aidé par des disciples – des
prêtres, des moines, mais surtout beaucoup de femmes, moniales ou laïques
– formés et encouragés par lui, travailla à maintenir la foi et la vie
orthodoxes en même temps que le sentiment national (qui, dans ce contexte
historique, leur était intimement lié) auprès des populations à peine sorties
de six siècles de domination ottomane et à nouveau durement éprouvées. Dans
cette tâche, le Père Amphiloque rencontra de nombreux obstacles ; il endura
des persécutions et fut même un temps exilé ; mais il surmonta, par son
ardente foi et l’assistance de la grâce divine, toutes les difficultés mises
sur son chemin.
Dans son île natale de Patmos, il fonda le
monastère féminin de l’Annonciation et des dépendances de celui-ci, et
contribua à revivifier le monachisme cénobitique, qui était cependant déjà établi
dans l’antique monastère de Saint Jean le Théologien et qui bénéficiait aussi
de la riche influence de plusieurs saints moines dont le Père Théoctiste et le
Père Macaire (Antoniadis).
À partir de là, il revivifia aussi le monachisme
dans plusieurs autres îles, notamment Rhodes et Kalymnos.
Sa renommée de père spirituel attira à lui de
nombreuses personnes venues de toute la Grèce, mais aussi d’Europe, notamment
de France. Parmi eux l’écrivain Léon Zander (1893-1964) et son épouse Valentine
(auteur d’un ouvrage connu sur saint Séraphim de Sarov et qui finit ses jours à
Patmos où elle bâtit une chapelle dont les icônes furent peintes par Léonide
Ouspensky), le jeune Jacques Touraille (qui fit à cette époque les premières
traductions orthodoxes de textes liturgiques en français avant de traduire
l’intégralité de la Philocalie), Mère
Eudocie, higoumène du monastère Notre-Dame-de-Toute-Protection de
Bussy-en-Othe.
Il fut le père spirituel du jeune Dimitrios
Archontonis (le futur Patriarche Œcuménique Bartholomée) et de plusieurs jeunes
étudiants ou moines devenus par la suite higoumènes, évêques ou métropolites
(comme l’auteur de ce livre, actuellement évêque en Albanie).
Le trait le plus caractéristique de la
personnalité et de l’activité du Père Amphiloque, c’est son esprit
missionnaire.
L’Orthodoxie aujourd’hui, dans la diaspora, donne
à ce sujet une image très déficitaire : chaque communauté, en Europe ou
aux États-Unis, vit repliée sur elle-même, n’est préoccupée que de ses seuls
ressortissants dont elle cherche à préserver la langue et les habitudes
ethniques, sans se soucier de diffuser la foi et l’ethos (le mode de vie) orthodoxes dans les pays d’accueil, devenus
pourtant, pour beaucoup une nouvelle patrie depuis deux voire trois
générations. Pour cette raison (et aussi parce que pendant la période
communiste les Églises d’Europe de l’Est ont vu toute activité missionnaire interdite)
l’Église orthodoxe apparaît souvent (à la différence du catholicisme et du
protestantisme) comme dépourvue d’esprit missionnaire. Mais cette vue est
démentie par le passé (notamment celui de l’Église russe qui a déployé une
intense activité missionnaire auprès des divers peuples situés à la périphérie
de l’empire) et actuellement par l’intense activité missionnaire mise en œuvre
en Afrique et à Madagascar par le patriarcat d’Alexandrie. L’activité
missionnaire est en fait inscrite dans le mot « évangile » (qui est
selon l’étymologie du mot « la bonne nouvelle » que l’on va porter
aux autres). Les avant-dernières paroles du Christ ont été : « Allez donc, de toutes les
nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du
Saint Esprit » (Mt 28, 19), et les Apôtres ont reçu à la Pentecôte
les charismes (notamment le don de parler des langues étrangères) leur
permettant d’accomplir cette tâche. L’esprit missionnaire et l’esprit apostolique
sont indissolublement liés.
Le Père Amphiloque considérait que la mission
était un devoir commun de tous les chrétiens. Il disait notamment : « Mes chers enfants, que vous le
vouliez ou non, nous sommes dans la barque du salut, prêts à accueillir ceux
qui sont tombés à la mer du monde non chrétien. Personne ne pense en ce moment
à repêcher les naufragés pour les hisser dans le bateau de Jésus. Personne ne
croit que faire retomber les vagues puisse être l’œuvre de sa vie, puisse aider
au salut du monde. Personne ne voit la subversion de la société d’aujourd’hui,
la misère et l’abandon des masses, la douleur et le sanglot de l’homme de notre
temps. Nous, nous avons été appelés par le Bien-Aimé du Bien-Aimé. Nous n’avons
pas le droit de nous refuser. Nous avons été appelés à donner au nourrisson une
crèche, au jeune enfant une école maternelle, à l’enfant sans instruction une
école, à l’orphelin une protection, à l’enfant malade un hôpital, au jeune une
éducation dans un environnement chrétien. Nous y sommes appelés dans un élan
d’amour et de miséricorde, digne de l’âme du christianisme. »
Le Père Amphiloque engageait fortement à cette
activité missionnaire tous ses enfants spirituels, qu’ils soient moines ou
laïcs, et avec leur aide il établissait à cette fin des institutions
(orphelinats, écoles…). Il est très typique qu’il donnait, dans ce service
d’Église, une place prépondérante aux femmes, et cela non dans des fonctions subordonnées
mais dans des fonctions d’organisation et de direction.
Selon lui la mission ne pouvait être accomplie
correctement que sur la base d’une solide instruction d’une part et d’une vie
spirituelle sérieuse d’autre part.
Il encourageait donc ses enfants spirituels à
faire des études longues de théologie, comme on le voit dans son abondante
correspondance avec des étudiants qu’il encourage. Il veillait d’autre part à
ce qu’ils mènent une vie liturgique régulière et orientait leur vie spirituelle
personnelle dans le sens de la tradition hésychaste, les incitant à la pratique
de la Prière de Jésus et à la lecture suivie de la Philocalie des Pères neptiques.
Considérant que le monachisme a un rôle important
à jouer dans l’activité missionnaire, il promouvait un monachisme ouvert et
accueillant, mais reposant néanmoins sur une organisation cénobitique stricte,
pleinement respectueuse de l’ordre des services liturgiques, mettant même en
place, à la manière des anciens acémètes, des systèmes de prière continuelle.
Lui-même donnait l’exemple d’une vie ascétique
rigoureuse, mais qui rayonnait dans les vertus qu’elle permet d’acquérir en
ouvrant à la grâce. Faisant preuve de détachement à l’égard des biens
matériels, il se montrait avec tous simple et modeste. Mais c’est à l’amour
qu’il donnait la plus grande importance comme à la qualité première du chrétien.
Amour de Dieu, amour envers tous les hommes (à l’égard desquels il se montrait
compatissant et indulgent), les portant dans sa prière ; amour aussi
envers toutes les créatures de Dieu : animaux (en particulier les oiseaux),
arbres, fleurs… Profondément inséré depuis sa jeunesse dans la tradition
hésychaste de la Prière du cœur, il priait sans cesse, selon la recommandation
de l’Apôtre, et se montrait en toute circonstance vigilant, selon l’exemple des
Pères neptiques. Il partageait avec ses enfants spirituels sa riche expérience
de la vie intérieure. Et il fut appelé, comme confesseur, à diffuser ses
conseils bien au-delà des îles du Dodécanèse : en Crète, mais aussi en
Grèce continentale et à Constantinople même, au siège du patriarcat. Il savait
se montrer proche de tous, consoler les âmes affligées, les réconforter et leur
redonner la paix, mais aussi les
réorienter dans les voies qui plaisent à Dieu par une sage pédagogie
spirituelle. Sa douceur était apaisante, son zèle stimulant, son amour
rayonnant, sa joie communicative.
Le Père Amphiloque avait lui-même reçu une
formation spirituelle de grande qualité, au contact de plusieurs saints
moines : le Père Théoctiste qui vivait en hésychaste à Patmos ; le
Père Macaire (Antoniadis), un héritier des Collyvades, qui le tonsura et fut
son premier père spirituel ; l’Ancien Daniel de Katounakia, l’une des
grandes figures spirituelles du Mont-Athos, le grand saint Nectaire d’Égine, le
Père Philothée Zervakos de Paros, un immense spirituel qui fut durant toute sa
vie un frère et un ami proche.
Héritier d’une grande et riche tradition
spirituelle, il a su par son exemple et son zèle, la partager avec ses
contemporains. Non seulement il a conforté dans leur foi et leur mode de vie
orthodoxes d’innombrables fidèles, mais il a ramené à l’Orthodoxie ceux qui
l’avaient abandonnée en raison des pression extérieures. De nombreuses
personnes, devenues musulmanes sous l’occupation ottomane sont revenues à la
foi grâce à son activité missionnaire courageuse et zélée et à celle d’une
certain nombre de Pères qui ont gardé l’espérance en la Providence divine. Le
Père Amphiloque remarque, dans une de ses lettres : « Que doit-on dire aujourd’hui qu’après quatre
cents ans on n’entend plus le chantre de la mosquée ni dans la Grande Île ni
dans la petite île de Patmos, mais qu’ici on glorifie le Seigneur Jésus, et
qu’en Crète la prière arabe s’est tue et qu’on y entend partout “Gloire à Dieu
au plus haut des cieux !” Et qu’en face de la grande mosquée de
l’Esplanade, il n’y a plus que des maisons chrétiennes, qui célèbrent, prient,
conversent entre chrétiens, et qu’à la place de la voix du muezzin on entend la
cloche de Saint Nicolas… »
Ce livre,
écrit par un disciple du Père Amphiloque devenu métropolite de l’Église
d’Albanie, fut un des premiers consacrés à l’Ancien. Il a connu un grand succès
puisqu’il en est à sa cinquième édition et a obtenu le Prix de l’Académie
d’Athènes. Ne pouvant pas présenter l’ensemble du texte original grec qui
comporte près de 600 pages, la version française a écarté quelques chapitres
d’intérêt secondaire.
Une
première partie présente les principales étapes de la vie terrestre et les
réalisations les plus importantes du saint. Elle présente aussi sa personnalité
et ses vertus. Une deuxième partie rassemble de nombreux enseignements
spirituels, sous forme de lettres, de discours ou de brefs conseils. Ces textes
sont parfois d’une grande beauté littéraire, comme en témoigne ce
passage : « Le vent
souffle fort et se lamente que nous l’ayons laissé tout seul dehors ; la
mer se plaint que le vent de l’hiver la frappe et la précipite contre les
rochers. Et cette pluie que nous envoient les nuages noirs, qui eux-mêmes ne parviennent
pas à trouver la paix sur l’île tant ils sont poussés par le vent ! La
pluie essaie de domestiquer le vent et de le vaincre pour que tout retrouve ici
la paix, non seulement la mer mais aussi la terre, les arbres, les animaux et
tous les hommes, ceux qui chantent et dansent dans les salons illuminés et ceux
qui veillent devant les cercueils de leurs défunts en versant des larmes de
tristesse et de douleur. Et un tout petit reste des habitants de l’île se tient
à genoux sous les coupoles des églises et glorifie le Dieu de nos pères sans
prêter trop d’attention à la violence de la nature, essayant de rester tourné
vers le Christ Roi, qui nous rend indifférents aux tempêtes intérieures et
extérieures. » Ou cet autre passage : « Jamais je n’échangerais
les rochers âpres et obscurs de Patmos contre les jardins fleuris d’Athènes.
Ici, à Athènes, les gens passent sans penser aux fleurs et aux beaux parcs, ils
ne rendent pas grâce à Dieu pour toutes ces beautés dont Il les comble. Alors
que dans le désert, l’endroit le plus laid et l’oiseau qui a le moins de voix
nous font voir Dieu près de nous. Heureux celui qui est proche de Dieu, même
s’il est sur un rocher. » Ces textes complètent de première main le
portrait spirituel de saint Amphiloque et ses riches enseignements spirituels
dont les chapitres précédents donnaient déjà un large aperçu.
De
nombreux témoignages et quelques récits de miracles constituent des
attestations supplémentaires de la sainteté du Père Amphiloque, aujourd’hui
proclamée par l’Église universelle.
À noter
que la collection « Grands spirituels orthodoxes du XXe
siècle » (à l’exception que quels volumes en cours) paraît désormais, pour
lui assurer une meilleure diffusion, aux éditions des Syrtes.
Jean-Claude
Larchet
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