Du Centre d’études ecclésiastiques « Encyclopédie
orthodoxe »
Un évènement, visiblement historique,
s’est produit le 7 septembre 2018 dans l’Église orthodoxe : le Patriarchat
de Constantinople a décidé d’envoyer deux exarques en Ukraine, omettant
ostensiblement de concerter ses actions ni avec le chef de la seule Église
canonique du pays, le métropolite Onuphre de Kiev et de toute l’Ukraine, ni
avec le patriarche de Moscou et de toute la Russie, dont dépend canoniquement ce
métropolite. Ainsi, le patriarche de Constantinople s’est octroyé à lui-même le
droit non seulement d’interférer dans la vie de l’Eglise orthodoxe en Ukraine,
mais aussi celui de décider de son sort de façon autonome, sans la moindre
consultation avec la hiérarchie canonique de cette Église. Soulignons qu’aucun
acte reconnaissant le métropolite de Kiev ou son patriarche comme
non-canoniques, ce qui aurait théoriquement pu justifier semblable ingérence,
n’a été publié. En d’autres termes, il s’est produit une tentative d’usurpation
de pouvoir sur le territoire d’une Église locale autocéphale sœur.
De façon générale, le patriarche
Bartholomée, s’abritant derrière l’idée de « l’exercice d’un
ministère prophétique », a affirmé de façon non équivoque les prétendus
pleins-pouvoirs du patriarche de Constantinople à usurper l’autorité dans
pratiquement n’importe quelle partie du monde orthodoxe, dans son allocution du
1er septembre 2018 devant la « Synaxe de la hiérarchie du siège
œcuménique ». La position du patriarche Bartholomée sur les droits du
siège de Constantinople rappelle fortement celle du patriarche Mélèce
(Metaxakis), de triste mémoire. Certes, du point de vue de son contenu, la
question des droits et des pleins-pouvoirs des primats des Églises orthodoxes
locales, et, avant tout de l’Église constantinopolitaine, est capitale et
nécessite une étude approfondie.
Cependant, formulant sa position sur
la question ukrainienne, le patriarche de Constantinople a résolu de s’appuyer
non seulement sur la supériorité, réelle ou imaginaire (certainement
imaginaire, mais donnée pour réelle) du siège de Constantinople, mais également
sur certains faits historiques. Le patriarche Bartholomée a confié l’étude de
ces faits à l’évêque de Christopoulos Macaire (Griniezakis), vicaire de la
métropole de Tallin, clerc de l’Église orthodoxe apostolique estonienne,
dépendant du Patriarcat de Constantinople. Son rapport a été la source
principale de renseignements historiques, sur laquelle s’est appuyée le siège
de Constantinople pour prendre une décision aussi sérieuse que l’ingérence dans
les affaires ecclésiastiques de l’Ukraine.
Le patriarche Bartholomée, pour sa
part, a donné une très haute appréciation de ce rapport dans son allocution
devant la « Synaxe de la hiérarchie du siège œcuménique » :
« A notre demande, Son Éminence
l’évêque de Christopoulos et professeur Macaire, a étudié durant des jours la
question ukrainienne. Le fruit de ses recherches exhaustives sur cette question
complexe a été un document de plus de 90 pages, que Son Éminence a remis à
l’Église-mère. Nous le remercions et le félicitons. Comme il connaît très hien
le sujet, nous lui avons demandé d’intervenir devant cette honorable assemblée,
présentant l’opinion de l’Église sur le problème ukrainien actuel. »
Compte-tenu des conséquences
possibles, que ne pouvait pas ne pas connaître celui qui donnait de ce rapport
une si haute appréciation, on aurait pu s’attendre à ce que le travail de
l’évêque Macaire soit un modèle de compétence historique et démontre une
profonde connaissance de la documentation et des faits historiques.
Malheureusement, malgré sa grande importance, ce rapport n’a pas été
officiellement publié par le Patriarcat de Constantinople. Néanmoins quelques semaines
après la « Synaxe de la hiérarchie du siège œcuménique », le texte a
été publié sur plusieurs sites du réseau internet.
Peu après, une autre étude historique
et canonique du Patriarcat de Constantinople, sous le titre « Le siège
œcuménique et l’Église ukrainienne. Les textes parlent » a été publiée.
La lecture de ces textes force à
réfléchir sur quelle base fragile le Patriarcat de Constantinople s’efforce de
bâtir sa politique internationale. Le Centre d’études ecclésiastiques
« Encyclopédie orthodoxe » présente ses premiers commentaires sur ces
publications.
NB: Le texte de l’exposé que l’on considère comme un fondement de la préparation de l’autocéphalie ukrainienne par Constantinople et qui a été diffusé par les médias ukrainiens n’est pas authentique. C’est ce qu’a déclaré son auteur, l’évêque de Christoupolis Macaire. Dans une interview à l’agence grecque « Orthodoxia.info », l’évêque a déclaré que son exposé sur l’histoire de l’Église en Ukraine, prononcé lors de la Synaxe de l’Église de Constantinople à Istanbul le 1er septembre n’est pas encore publié, et qu’il n’a rien à voir avec les articles publiés sous son nom dans les médias, il y a un mois. « Malheureusement, le 2 octobre de cette année, j’ai été étonné en découvrant le texte en langue anglaise mis en ligne sur le site Risu.org.ua (…) à mon insu, et il est évident que le texte en question n’est pas celui que j’ai prononcé », a souligné l’évêque Macaire. Celui-ci a mentionné qu’il avait été obligé d’adresser une protestation à la rédaction du site concerné.
« J’ai envoyé immédiatement une lettre à ce site, en exprimant ma tristesse pour l’utilisation de mon nom et la publication d’un texte qu’ils n’ont pas reçu de moi. Malheureusement, ils ne m’ont pas dit qui le leur avait envoyé et qu’est-ce qui se cache derrière cette tentative. Parallèlement, je leur ai demandé d’enlever le texte, car il n’était pas authentique (le courrier électronique au site concerné est à la disposition de tout intéressé). Les responsables du site ont aimablement enlevé le texte et, aujourd’hui, il n’existe plus sur le site en question. Au lieu de celui-ci, ils ont publié un autre texte en anglais qui, lui, m’appartient et qui a pour titre : ‘A Different Approach to the Ecclesiastical Discussion about Ukraine, qui avait été préalablement publié en grec avec le même titre, à savoir « Une approche différente du problème ecclésiastique ukrainien’. Ce texte exprime absolument ma pensée et ceux qui l’ont publié, l’ont reçu de moi ». L’évêque ajoute que son exposé à la Synaxe, ainsi que les autres documents sur le même thème, seront publiés dans un livre séparé avant la fin du mois de novembre. Comme on le sait, lundi dernier, le Centre de sciences ecclésiastiques du Patriarcat de Moscou « Encyclopédie orthodoxe » avait publié des commentaires (ici en russe) sur l’exposé concerné, lequel est devenu la source fondamentale des témoignages historiques utilisés par Constantinople lors de sa décision d’immixtion dans les affaires ecclésiastiques d’Ukraine. Selon les historiens ecclésiastiques russes qui ont étudié le texte publié de l’exposé, la qualité scientifique de celui-ci s’avère être « lamentablement basse » et soulève des questions quant au « fondement fragile sur lequel le Patriarcat de Constantinople s’efforce de bâtir sa politique ecclésiastique internationale ». On considère au Patriarcat de Moscou que les positions de l’exposé sont réfutées par des faits historiques et démontrent « l’approche politisée de Constantinople », particulièrement pour ce qui concerne l’évaluation des événements de l’histoire russe du XXème siècle. « En fait, ce n’est pas un document d’experts, mais de propagandistes. Sa lecture appelle le profond regret que des décisions si importantes soient prises par le Patriarcat de Constantinople sur la base de matériaux d’un niveau scientifique si lamentable », affirme-t-on au Patriarcat de Moscou.
Commentaires sur le
rapport
« Le problème
ecclésiastique en Ukraine » à la « Synaxe de la hiérarchie du siège
œcuménique[1] »
I. Reconstitution des évènements du XIe au XVe siècles : la version de l’évêque Macaire.
1. De la titulature des métropolites russes
Dès le début de son rapport, l’évêque Macaire affirme que le siège de la métropole de Kiev est dénommé « Métropole de Kiev et de toute la Russie » dans le « Taktikon » d’Alexis Ier Comnène. Il s’agit, visiblement, de la 11e notice des sièges épiscopaux, suivant la numération de J. Darrouzes, dans laquelle, cependant, le titre du métropolite se limite à un seul mot : « Russie » (Rus’). En d’autres termes, au XIe siècle, il n’y avait pas de « métropolite de Kiev », il y avait un « métropolite de la Rus’ ».
Quoiqu’en dise l’évêque Macaire, le mot « toute » ne figurait pas dans la titulature du métropolite de la Rus’. Il n’apparaît que dans les années 50-60 du XIIe siècle, ce qui n’est nullement dû au hasard : peu auparavant, en 1147, le consul des évêques du sud de la Russie avait installé métropolite à Kiev Clément Smoliatitch, sans l’accord de l’Église constantinopolitaine, ce que n’approuvèrent pas les évêques du Nord, de l’Ouest et du Nord-Est de la Rus’. Ce fait provoqua de sérieux troubles, qui se terminèrent, dans l’ensemble, en 1156, lorsqu’on envoya de Constantinople en Russie le métropolite Constantin I. Les troubles ne cessèrent définitivement que sous le patriarche de Constantinople Luc Chrysobergès. C’est, visiblement, ce dernier qui ajouta le mot « toute » à la titulature des métropolites russes, afin de souligner l’unité de tous les diocèses russes de l’Église. Ironie du sort, au XIIe siècle, c’est donc le Patriarcat de Constantinople qui empêcha la séparation du diocèse de la future Ukraine, dirigé par le métropolite « autocéphale » Clément, d’avec les diocèses de Novgorod, de Rostov-et Souzdal – la future éparchie de Moscou –, de Smolensk et de Polotsk. Ce fut le grand-prince Iouri Dolgorouki, auquel on attribue traditionnellement la fondation de Moscou, qui chassa Clément de Kiev.
2. Le transfert « non-canonique » de la métropole à Moscou
L’évêque Macaire ne mentionne pas ces évènements. Selon lui, « ce n’est qu’à l’époque des invasions mongoles (1237-1340) que la florissante métropole de Kiev subit le premier sérieux choc de son histoire ». Ni les évènements autour de l’installation du métropolite « ruthène » Hilarion, au XIe siècle, ni le schisme susmentionné de l’Église russe au XIIe siècle, après l’intronisation de Clément Smoliatich, ni les violentes guerres civiles des années 1130-1230, dans lesquelles Kiev était considérée comme le principal trophée et fut souvent l’arène d’opérations violentes, allant jusqu’aux pillages de 1169 et de 1203, n’ont retenu l’attention de l’éminent intervenant.
Au lieu de quoi, il s’attache à brosser le tableau, simpliste jusqu’à la naïveté, historiquement insoutenable, du transfert du siège du métropolite de Kiev à Moscou, évènement auquel il s’attarde assez longuement. Selon lui, après la ruine de la métropole de Kiev par les Mongols, « une grande partie de sa population se déporta vers le nord ». Les métropolites de Kiev, avec l’autorisation du Patriarcat de Constantinople, s’installèrent alors à Vladimir. Ensuite, selon l’intervenant, les choses se gâtèrent : les métropolites de Kiev quittèrent Vladimir pour Moscou, « sans l’autorisation et la bénédiction de la hiérarchie ecclésiastique canonique de la métropole, à savoir le Patriarcat œcuménique. » Ceci, estime l’évêque Macaire, était inadmissible pour « les princes méridionaux..., les évêques, le clergé et le peuple des régions de ce qu’on appelle la Petite-Russie. »
Reste à s’étonner de l’incapacité de l’éminent auteur à faire correspondre les chiffres et les faits. Le premier métropolite de Kiev qui passa la majeure partie de son primatiat à Vladimir-Souzdal, fut Cyrille II (III, métropolite à partir de 1243, confirmé par le patriarche de Constantinople en 1246-1247 ; il séjourna principalement sur les terres de Vladimir et Souzdal de 1250 à 1273, puis en 1280, année où il mourut à Pereslav-Zalesski, le 6 ou le 7 décembre). Le métropolite suivant, saint Maxime, dirigea l’Église principalement depuis Kiev, de 1283 à 1299, avant de transférer sa résidence à Vladimir, où il demeura jusqu’à sa mort, en 1305. A cette époque, le diocèse de Vladimir fut liquidé et son territoire fut intégré à la région métropolitaine. Le successeur de saint Maxime, le métropolite Pierre, originaire de Volhynie, ne resta qu’un an à Kiev après sa nomination à Constantinople et son arrivée en Rus’ en 1308, et fit de Vladimir sa résidence permanente dès 1309, après quoi il la quitta en 1325 pour Moscou, où il mourut en 1326. Le métropolite suivant, le grec Théognoste, fut envoyé en Russie par le Patriarcat de Constantinople en 1328, et s’installa la même année à Moscou, d’où il administra l’Église jusqu’à sa mort en 1353. Son exemple est particulièrement important : le métropolite Théognoste n’avait, au départ, pas de liens avec la Russie, et remplissait strictement la volonté de Constantinople. Pourtant, il se dirigea volontairement vers Moscou, ce qui dissipe totalement les soupçons infondés de l’évêque Macaire. Les dernières années de sa vie, il consacra Alexis, son assistant le plus proche (son vicaire, de fait) et futur successeur, évêque de Vladimir. Cependant, plus important encore, un acte synodal fut publié en 1354, auquel se réfère également l’évêque Macaire, sur la question du transfert de la chaire de Kiev. Cet acte fut publié à l’occasion de la confirmation du nouveau métropolite que Théognoste avait désigné comme son successeur, ce même Alexis, habitant de Moscou, où il était né, par le patriarche Philothée de Constantinople (Kokkinos). L’acte autorise le transfert du lieu de résidence principal du métropolite de Kiev et de toute la Russie « à Vladimir... irrévocablement et indissolublement dans les siècles des siècles (ἐν τῷ Βλαντιμοίρῳ … ἀναφαιρέτως καὶ ἀναποσπάστως εἰς αἰῶνα τὸν ἅπαντα).
Remarquons que le siège des métropolites de Kiev était situé à Moscou depuis 1325, autrement dit, près de trente ans avant l’acte susmentionné. Le patriarche Philothée, son auteur, le savait parfaitement, comme il savait que saint Alexis, tout en conservant formellement le titre de métropolite « de Kiev et de Vladimir », résiderait à Moscou. Bien plus, c’est ce que sous-entend l’acte du patriarche Philothée. Il est donc impossible de parler de la « non-canonicité » du transfert de la chaire de Kiev à Moscou. Qui, si ce n’est le Patriarcat de Constantinople (y compris l’évêque de Christopoulos), saurait mieux dire pourquoi et comment la résidence de métropolites et d’évêques titulaires de tel ou tel lieu est en fait située dans un lieu géographique tout différent ?
Le titre de métropolite de « Vladimir » mettait en évidence le lien indissoluble avec les droits des grands-princes de Vladimir (c’est pour le titre de grand-prince de Vladimir que les princes russes recevaient l’investiture de la Horde). A compter de 1328, le titre de grand-prince de Vladimir fut porté par les princes Ivan Kalita, puis par ses fils Syméon le Superbe et Ivan II. Ce n’est que pour trois ans, de 1360 à la fin de 1362, que la grande-principauté fut accordée par la Horde au prince de Nijni-Novgorod, avant de revenir aux princes de Moscou, devenant dès lors leur apanage, c’est-à-dire une propriété héréditaire inaliénable. Un quart de siècle plus tard, la principauté de Vladimir fut totalement intégrée à la principauté de Moscou. Mais il va de soi qu’au milieu du XIVe siècle, seule Vladimir, capitale de la grande-principauté, pouvait être deuxième ville de la métropole de Kiev. De façon caractéristique, même un siècle plus tard, dans la titulature des tsars russes, par exemple dans celle du tsar Michel Feodorovitch, la mention de « prince de Vladimir » venait en premier, précédant même celle de titre de « prince de Moscou ». Ce n’est qu’après le changement de titre, après que Kiev et la Rive gauche du Dniepr eurent été intégrées à l’état russe sous le tsar Alexis Mikhaïlovitch, que le titre de métropolite de Vladimir passa en troisième position, après « Moscou » et « Kiev ». Un autre fait intéressant, fixé par les documents, est l’échange du patriarche de Constantinople Jérémie II avec les autorités russes, en 1588, sur sa possible installation en Russie. Jérémie, fatigué des luttes constantes à Constantinople, semblait prêt à rester patriarche en Russie. Les Russes lui proposèrent une résidence à Vladimir, sous-entendant que le métropolite Job resterait à Moscou auprès du souverain. Mais le patriarche Jérémie ne souhaitait être patriarche russe qu’à condition de s’installer à Moscou. La position particulière de Vladimir se réflète également dans la suite de l’histoire ecclésiastique : le titre d’évêque de Vladimir n’a plus été attribué jusqu’à la période synodale, étant attaché à la titulature du métropolite, puis du patriarche de toute la Russie, tandis que l’évêque résidant à Vladimir et à Souzdal était nommé évêque de Souzdal. C’est ce qui explique la mention de « Vladimir » dans l’acte de 1354. Un siècle plus tard, le patriarche de Constantinople Gennade Scholarios le confirma : répondant à la question du despote Georges de Serbie, il mentionne que la chaire de Kiev est située « en Moscovie » (sic !) parce que la ville de Kiev est tombée entre les mains « des Latins », autrement dit fait partie d’un état catholique.
Encore une remarque : quels sont ces « princes de la Russie du Sud », mécontents du déplacement du centre de la métropole vers le Nord ? Visiblement l’auteur du document désigne par ce terme trompeur les souverains de ces terres au XIVe siècle, c’est-à-dire les princes païens de Lituanie (Gedeminas et Olgierd) et les dirigeants catholiques (Casimir le Grand, le roi Vladislas Jagellon, le grand-prince de Lituanie Vytautas et le roi Casimir Jagellon). La future création des métropoles de Galicie et de Lituanie eut lieu sous la pression de ces dirigeants.
3. Les métropoles de Galicie et de Lituanie au XIVe siècle
Ensuite, l’évêque Macaire s’intéresse aux métropoles de Galicie et de Lituanie. Les représentations que Son Excellence a de leur histoire sont douteuses. Il affirme qu’au « début du XIVe siècle, il existait trois métropoles documentées sur les territoires de la Petite et de la Grande Russie : la métropole de Kiev, dont le siège était à Moscou, la métropole de Galicie, comprenant les régions au nord des Carpathes, aujourd’hui réparties entre la Pologne et l’Ukraine – parmi ces régions, la ville de Kiev – et la métropole des Lituanie ou de Lituanie. » Cette affirmation – Kiev située « dans les régions au nord des Carpathes » est un exemple remarquable du manque de rigueur de l’auteur dans les détails de son exposé. Il en va de même de l’appartenance de Kiev à la métropole de Galicie : « Kiev... fit tantôt partie de la métropole de Galicie, tantôt de la métropole de Lituanie », cependant, durant toute la période byzantine, Kiev n’a jamais été rattachée à la métropole de Galicie.
La métropole de Lituanie fut créée au milieu des années 1310, dans le cadre du projet de baptême de la Lituanie païenne, et n’exista qu’environ une décennie. Cependant, à la suite de l’invasion des terres russes, dans les années 1310-1320, les principautés de Droutsk, de Vitebsk, de Minsk, de Pinsk, de Tourov et de Sloutsk furent incluses au Grand-Duché de Lituanie, puis, vers 1360, la principauté de Briansk, vers 1362 la principauté de Kiev, dans les années 1360 celle de Tchernigov, et dans les années 1340-1370 la Volhynie. A l’origine, les autorités lituaniennes tentèrent de fonder leur propre métropole, dont le centre aurait été à Kiev, et organisèrent à cet effet l’intronisation du métropolite Théodoret comme patriarche de Tyrnovo en 1352. Cet acte fut résolument condamné par l’Église de Constantinople, et Théodoret fut destitué. Mais, dès 1354, le Patriarcat de Constantinople résolut de répondre favorablement aux demandes du grand-duc Olgierd, et consacra le métropolite Romain de Lituanie. Pourtant, quoiqu’en dise l’évêque Macaire, cela ne provoqua pas une division des diocèses russes en « trois métropoles » puisque Romain prétendit rapidement à diriger toute l’Église russe, y compris les diocèses du Nord-Est. Ceci provoqua un conflit, qui ne s’apaisa qu’après la mort de Romain, durant l’hiver 1362/1363, après quoi le patriarche Philothée de Constantinople publia plusieurs documents liquidant la métropole de Lituanie. Un nouveau conflit éclata en 1375 : un Bulgare, très instruit, du nom de Cyprien, fut consacré à Constantinople métropolite de Kiev, de Russie et de Lituanie, le titre de métropolite de Kiev et de toute la Russie continuant à être utilisé par saint Alexis, résidant à Moscou. Il était prévu que Cyprien prendrait la tête de toute l’Église russe après la mort d’Alexis, où qu’il le déposât si des raisons sérieuses se présentaient. De longs troubles débutent alors, dont le résultat fut un second séjour de Cyprien à Moscou en 1390 (il y était venu pour la première fois en 1381-82), et la réunion de tous les diocèses russes sous son autorité, en dehors de deux diocèses relevant de la métropole de Galicie, jusqu’à sa mort en 1406. Le successeur de Cyprien, le grec Photios, fut consacré en 1409 et parvint à Moscou en 1410. Comme Cyprien, il était à la tête de toutes les éparchies russes, tant celles du Nord et du Nord-Est, que du grand-duché de Lituanie. Pendant son primatiat, les dirigeants lituaniens tentèrent d’ailleurs, encore une fois, de consacrer leur propre métropolite, Grégoire Tsamblak, en 1415. Le Patriarcat de Constantinople déposa et anathémisa immédiatement Grégoire Tsamblak et, à partir de sa mort, en 1419 ou 1420, tous les diocèses russes, y compris celui de Galicie, furent réunis sous l’autorité de Photios.
La métropole de Galicie fut fondée vers 1302-1303, mais n’exista que jusqu’en 1307, date à laquelle le Patriarcat de Constantinople soumit à nouveau ses diocèses à l’unique métropole de toute la Russie dirigée par saint Pierre (le premier à s’être installé à Moscou). Un nouveau projet de métropole de Galicie apparut en 1331, mais ne fut pas mis en place. Une décennie plus tard, nouvelle tentative, et, quelque part entre 1342 et 1346, le patriarche de Constantinople Jean XIV Kalekas, célèbre pour avoir persécuté saint Grégoire Palamas et sa doctrine, refonda effectivement la métropole de Galicie. Cependant, dès 1347, le patriarche Isidore Ier annula toutes les décisions de son prédécesseur, y compris la fondation de la métropole de Galicie. Les chrysobulles impériaux de Jean VI Cantacuzène relatifs à ce sujet, les actes du Synode du Patriarcat de Constantinople présidé par Isidore Ier et plusieurs chartes de ce patriarche précisent bien que la décision de séparer la métropole de Galicie du reste de la Rus’, prise par « le précédent patriarche de Constantinople dans un mauvais dessein » (διὰ τὴν κακογνωμίαν τοῦ χρηματίσαντος πατριάρχου Κωνσταντινουπόλεως), est illégale (ἔξω τῶν θείων καὶ ἱερῶν κανόνων). Par conséquent, l’empereur et le concile épiscopal la suppriment et ordonnent que l’Église russe revienne à l’unité sous la direction d’un seul primat, « suivant les coutumes légitimées depuis des temps immémoriaux dans ce pays – toute la Russie » (τῶν ἐκ παλαιοῦ νενομισμένων ἐθίμων εἰς τὴν τοιαύτην χώραν τῆς πάσης Ῥωσίας). Comme l’écrivent les pères du concile de 1347 – et ce sont les hiérarques qui arrêtèrent les persécutions contre le palamisme et le décrétèrent doctrine de l’Église ! - ἔθνος τῶν Ῥώσων, χρόνος ἤδη μακρὸς εἰς τετρακοσίους ἐγγὺς ἐξήκων, ἕνα μητροπολίτην γνωρίζον, « le peuple des Russes depuis déjà près de quatre cents ans ne connaît qu’un seul métropolite ». Ainsi, ce n’est pas seulement, et pas tant, le rejet d’un personnage comme Jean XIV Kalekas, que le fait même de l’unité historique de l’Église russe qui servit d’argument clé aux auteurs de ces documents, lorsqu’ils décidèrent de supprimer la métropole indépendante de Galicie.
En 1371, la métropole de Galicie, cependant, réapparut, à la demande expresse du roi polonais Casimir III, qui menaçait, en cas de refus, de convertir par la force au catholicisme la population des régions orthodoxes passées sous l’autorité de la Pologne. La métropole de Galicie exista pour la première fois dans cette version – la troisième ! – durant une période plus ou moins longue, mais, dès 1420, le métropolite de Kiev et de toute la Russie Photios se rendit en Galitch en visite pastorale, ce qui montre qu’il n’y avait déjà plus de métropole avec cette ville pour centre à cette époque.
Ainsi, le tableau des « trois métropoles » « sur le territoire de la Petite et de la Grande Russies » esquissé par l’évêque Macaire dans son rapport, est fort éloigné de la réalité : la métropole de Galicie n’a pu exister qu’à la troisième tentative, pour être finalement supprimée à l’époque de saint Photios ; la métropole de Lituanie n’exista qu’une décennie sur les terres lituaniennes, mais disparut ensuite ; lorsque le grand-duché de Lituanie s’agrandit en annexant des terres russes, toutes les tentatives d’organiser une métropole sur ces territoires se soldèrent par un échec. Il faut constater que l’Église de Constantinople s’efforçait de préserver l’unité de la métropole russe.
4. L’installation « non canonique » du métropolite Jonas
A cet endroit de son récit, Son excellence, auteur du rapport, étudie l’installation du métropolite Jonas, sans rien dire des évènements qui la précédèrent. Pourtant, ces évènements sont essentiels pour comprendre ce qui se passa au XVe siècle, puis aux XVIe – XVIIe siècles. Après la mort du métropolite Photios de Kiev, à l’été 1431, le patriarche de Constantinople n’attendit pas qu’on lui envoyât un candidat à cette chaire depuis Moscou, mais consacra au siège de Kiev le candidat du grand-duc de Lituanie Swidrigaila, l’évêque de Smolensk Gérasime, partisan de l’union avec les catholiques. Le métropolite Gérasime n’eut pas le temps d’entreprendre trop nettement la réalisation de son programme d’union : Swidrigaila le soupçonna d’entretenir des liens secrets avec ses opposants politiques, et à l’été 1435, le fit brûler vif. Le siège de Kiev se retrouvait de nouveau vacant.
Cette fois, Constantinople n’attendit pas de candidat au siège de Kiev, et installa un grec, Isidore, sans aucun lien avec la métropole, partisan zélé de l’union et participant actif des négociations avec Rome. Bien que le grand-prince moscovite Vassili II eût clairement manifesté son mécontentement de ce que le Patriarcat de Constantinople n’avait pas consulté la métropole, Moscou, fidèle aux normes canoniques, accueillit Isidore avec les honneurs, sans remettre en cause sa nomination. Depuis Moscou, le métropolite Isidore se mit bientôt en route à la tête d’une délégation de la métropole de Kiev vers Ferrare où, suivant la bulle du pape, devait avoir lieu le concile entérinant la réunion des Églises. Au concile, le métropolite Isidore intervint comme émissaire de l’empereur byzantin, et s’y montra si actif qu’il fut nommé légat pontifical en Lituanie, Livonie, Russie et « Léchie » (Pologne) en 1439, pour faire appliquer les décisions du concile sur l’union. A la fin de l’année, il fut élevé à la dignité cardinalice. Isidore revint à Moscou en mars 1441. Il entra dans la ville comme légat du pape et cardinal, précédé de la croix latine. A la première liturgie qu’il célébra à la cathédrale de la Dormition du Kremlin de Moscou, il fit mention du pape Eugène comme chef de l’Église une et fit lire solennellement la bulle du pape, énonçant les décisions du concile de Ferrare-Florence. La Moscou orthodoxe rejetta « l’écrit papal ». Le grand-prince Vassili II organisa une dispute entre Isidore et les adversaires de l’union, après quoi Isidore fut emprisonné pour avoir trahi son Église et osé « nous donner en esclavage à l’église romaine, excommuniée à cause de ses nombreuses hérésies contre les saints pères théophores ». On l’enferma au monastère du Miracle en attendant le verdict. Selon les normes canoniques, c’était le patriarche de Constantinople qui devait décider de son sort, mais il se trouva que celui-ci aussi était un chaud partisan de l’union. En accusant d’hérésie le métropolite Isidore, Moscou accusait en même temps les autorités civiles et ecclésiastiques de Constantinople, alors en état de « symphonie uniate ». Afin de se débarasser d’Isidore, on lui permit de s’évader et de quitter la grand-principauté de Moscou. Isidore parvint d’abord à Novogroudok, puis en Lituanie, se rendit en Pologne, avant de se fixer à Rome, où il poursuivit sa carrière dans l’Église catholique.
En 1443, Grégoire III Mamma, l’un des auteurs des décrets du concile de Ferrare-Florence, compagnon de lutte d’Isidore dans l’application de l’union, devint patriarche de Constantinople. Il était donc totalement inutile d’espérer qu’un hiérarque d’esprit orthodoxe fût installé au siège de Kiev, tandis que le danger de voir arriver un nouveau métropolite-uniate devenait toujours plus réel. Par conséquent, en 1448, sept ans après la fuite d’Isidore, on prit à Moscou la décision de convoquer un concile d’hiérarques russes pour nommer un métropolite de Kiev, sans la participation du patriarche de Constantinople. Le 15 décembre 1448, un concile d’évêques russes, convoqué par le prince Vassili II, élut l’évêque de Riazan Jonas métropolite de Kiev et de toute la Russie. Il convient de remarquer que les droits canoniques du métropolite Jonas à diriger les diocèses sur les territoires soumis au roi polonais Casimir IV furent été confirmés par le souverain polonais en 1451. Ainsi, l’unité ecclésiastique et canonique du diocèse demeurait. Lorsqu’en 1449 on apprit à Moscou le début du règne de l’empereur Constantin XI Paléologue, qui ne se montra pas d’emblée partisan de l’uniatisme, Vassili II lui écrivit une lettre (datée de juillet 1451, on ne sait pas si elle fut envoyée), dans laquelle il demandait, entre autre, si un patriarche orthodoxe n’était pas revenu à Constantinople. Ce n’est qu’après la chute de Constantinople que le Patriarcat eut à nouveau un patriarche orthodoxe, en la personne de Gennade Scholarios. C’est à ce dernier que le métropolite Jonas écrivit pour lui demander sa bénédiction.
Ainsi, affirmer, comme le fait l’évêque Macaire, que l’installation de saint Jonas fut non canonique et eut lieu « pour imiter les quatre patriarches orientaux » est une grande erreur. Souvenons-nous que des représentants de presque toutes les Églises autocéphales, y compris du Patriarcat de Constantinople, prirent part aux célébrations du 500e anniversaire de cet évènement, en 1948.
5. Grégoire le Bulgare : l’éloquent silence de l’évêque Macaire
Ce que tait surtout l’évêque Macaire, c’est l’histoire de la formation d’une nouvelle métropole de Kiev, post-byzantine, qui, à compter du milieu du XVe siècle, exista parallèlement à l’ancienne métropole de Kiev de l’époque byzantine (celle-là même dont le centre était à Moscou depuis le XIVe siècle). Le véritable inventeur de cette nouvelle métropole ne fut pas le Patriarcat de Constantinople, mais la curie romaine, à laquelle l’idée avait été soufflée par le fameux Isidore, installé à Rome après la chute de Constantinople. Le 15 octobre 1448, le patriarche titulaire latin de Constantinople, Grégoire III Mamma (chassé de Constantinople par la population orthodoxe dès 1450), consacra métropolite un proche du cardinal Isidore, l’abbé Grégoire le Bulgare, à la demande du pape de Rome. Avant la conversion d’Isidore au catholicisme, Grégoire avait été son diacre et l’avait accompagné, notamment à Moscou. Au départ, le nouveau métropolite devait se soumettre les diocèses des territoires dépendant du roi Casimir IV. Grégoire, cependant, n’avait pas eu le temps de quitter Rome que le pape Pie II décidait déjà d’étendre les prétentions de l’Église romaine à la Rus’ moscovite. Suivant les instructions du pape, Isidore renonça pour la forme aux parties de la métropole de toute la Russie qui lui avaient été « conservées » en faveur de Grégoire le Bulgare. En janvier 1459, Grégoire se rendit chez Casimir IV, accompagné d’un représentant pontifical qui amenait au roi une lettre du pape. Elle contenait des malédictions dirigées contre saint Jonas, et exigeait que le roi renonçât à reconnaître l’autorité du métropolite sur les diocèses orthodoxes des territoires de Lituanie et de Pologne, au profit de Grégoire, puis qu’il s’efforçât d’obtenir la même chose de Moscou, concernant les territoires de la grande-principauté de Moscou. Le roi fit ce que le pape Pie II lui demandait, forçant les évêques orthodoxes de Lituanie et de Pologne à se soumettre à l’hiérarque catholique « de toute la Russie » envoyé de Rome, violant ainsi les garanties qu’il avait lui-même données à saint Jonas en 1451. Il écrivit ensuite à Vassili II, lui proposant de destituer saint Jonas, à cause de son grand âge, et d’accueillir Grégoire à Moscou en qualité de métropolite.
A Moscou, cet ingérence grossière de l’Église catholique romaine dans les affaires de l’Église russe fut, naturellement, accueillie avec indignation. En 1459, un concile d’évêques du Nord-Est de la Russie prit la décision de rester fidèle à saint Jonas et de refuser catégoriquement de reconnaître « un renégat à la foi chrétienne orthodoxe, Grégoire, disciple d’Isidore..., venu de Rome pervertir l’Église de Dieu..., excommunié de la sainte Église catholique, qui se donne le titre de métropolite de Kiev. »
Quant à la population lituanienne, elle réagit aussi à sa soumission forcée au légat du pape de façon très douloureuse, ce qui obligea finalement Grégoire le Bulgare à chercher à se faire reconnaître par Constantinople. En 1465, il envoya au patriarche Syméon de Constantinople un ambassadeur, que le patriarche ne reçut pas. Cependant, le patriarche suivant, Denis I, accepta d’admettre Grégoire le Bulgare dans la communion ecclésiale en 1467, reconnaissant son titre de métropolite de toute la Russie. Le 14 février de la même année, il fit parvenir une charte à Moscou. Le patriarche y affirmait que l’Église de Constantinople n’avait, soi-disant, pas reconnu saint Jonas pour primat légitime de l’Église de toute la Russie, et ne reconnaissait pas non plus ses successeurs. Il exigeait donc que la direction de l’Église de toute la Russie fût remise à Grégoire. Cette précipitation du patriarche Denis, dont la lettre fut envoyée moins d’un mois après son accession au trône patriarcal, n’est sans doute pas due au hasard. Peut-être avait-il promis de satisfaire plusieurs exigences pour être élu, notamment concernant Grégoire le Bulgare.
D’un côté, l’acte du patriarche Denis avait un côté positif : toute une organisation ecclésiastique, en la personne de son premier hiérarque et de ses hiérarques qui lui étaient fidèles, renonçait au latinisme et passait à l’orthodoxie (bien que la question de la sincérité de cette conversion doive rester ouverte : ce n’est pas pour rien que le successeur direct de Grégoire le Bulgare, le métropolite Misaël, une fois élu, en 1476, s’adressa au pape Sixte IV, et non à Constantinople, pour être confirmé dans ses fonctions). D’un autre côté, l’acte légitimait à retardement l’ingérence du pape dans les affaires de l’Église russe. L’exigence de se soumettre au protégé de Rome, Grégoire, « disciple de Sidor », fut reconnue comme inadmissible à Moscou, si bien que l’acte de Denis non seulement ne fut pas entériné, mais l’Église constantinopolitaine s’aliéna pour longtemps la métropole russe historique. Cette décision, émanant précisément du Patriarcat de Constantinople, affaiblit pour longtemps la position de l’Église orthodoxe dans toute l’Europe de l’Est, d’autant plus dans le contexte du joug ottoman. Pour cette raison, les rapports avec l’Église de Constantinople reprirent rapidement : dès 1518, une ambassade du patriarche Théolipte de Constantinople arriva à Moscou, conduite par le métropolite Grégoire de Zichni. La titulature des actes apportés par le métropolite témoignait que Constantinople reconnaissait désormais le métropolite de Moscou. Le métropolite Varlaam est nommé dans l’acte du patriarche Théoplite (juillet 1516) « métropolite de Kiev et de toute la Russie » (dans l’expédition), et « métropolite de Moscou et de toute la Russie » (dans l’en-tête). A Moscou, on accordait une grande importance à la venue de l’ambassade patriarcale. On rédigea des chroniques officielles sur l’arrivée de l’ambassade, sur sa composition et sur son départ. Par la suite, les rapports se poursuivirent entre les deux Églises.
Certes, en avançant des conditions inacceptables et en rompant avec la politique de ses deux prédécesseurs, le patriarche Denis I de Constantinople avait agi très inconsidérément, mettant en danger les relations entre la chaire de Constantinople et Moscou ce qui, en l’absence du facteur uniate, oblige à réfléchir sur les vraies raisons de cette décision précipitée. Quoi qu’il en soit, le résultat des manœuvres de Constantinople fut une sorte d’échange : elle perdit pour longtemps le lien avec sa métropole historique dont le centre était à Moscou, mais se soumit plusieurs diocèses sur le territoire de l’état polono-lituanien (la république des Deux Nations à compter de 1569). Cette soumission était d’ailleurs largement nominale... Mais revenons au texte de l’évêque Macaire.
Il est évident que la réalité est toute différente de l’image d’Épinal que l’évêque Macaire tente de faire passer pour la vérité : « une métropole canonique florissante à Kiev » - « son transfert à Vladimir (canonique), puis à Moscou (soi-disant non canonique) – le « mécontentement des habitants de Kiev et des régions « au nord des Carpathes » - « la formation de trois métropoles au XIV siècle » - l’élection illégale de saint Jonas à Moscou ».
II. II) Deux grands évènements ecclésiastiques de la fin des XVI-XVIIe siècles exposés par l’évêque Macaire
1. L’érection du patriarcat à Moscou
Ayant étudié la « non canonicité » de l’installation du métropolite Jonas, Son Excellence s’intéresse ensuite à l’établissement du patriarcat en Russie. L’analyse de cette question, effectivement capitale, ne va pas sans les récriminations habituelles sur l’octroi du titre patriarcal aux métropolites de toute la Russie « sous la pression intolérable du tsar », comme si l’Église russe par elle-même n’était pas digne du patriarcat, comme si le patriarche Jérémie II de Constantinople n’était pas venu de son plein gré à Moscou et pas pour recevoir de l’aide (qui lui fut effectivement largement accordée). Mentionnant l’intronisation du patriarche Job au Kremlin et la charte concilaire de 1590, l’évêque Macaire se met à critiquer les autorités russes pour avoir oser exiger de reconnaître à Moscou la troisième place dans les dyptiques, ce qui était, selon lui, une marque de « chauvinisme de grande puissance ». Il n’envisage pas d’explication plus prosaïque, ni plus réaliste. A tort : il ne s’agissait pas, bien entendu, de « chauvinisme » (d’autant plus que les Grecs du Patriarcat de Jérusalem ne se distinguaient sûrement guère des Grecs du Patriarcat de Constantinople) : dans les faits, les Russes comprenaient que, dans le contexte de la turcocratie, parmi les Patriarcats orientaux, seule Constantinople disposait d’une autorité réelle. Seul le respect pour le titre du patriarche d’Alexandrie – « juge de l’Univers » - incita les autorités russes à demander à ce que Moscou soit placée non à la seconde, mais à la troisième place dans les dyptiques.
Macaire tente également d’exagérer la prédominance de l’acte synodal de 1590[2] sur les actes du Concile de Constantinople de 1593. Notre éminent auteur se donne ouvertement pour tâche de désavouer le fait même de la convocation du Concile de Constantinople de 1593 et les décisions qui y furent prises. Il écrit : « D’un point de vue historique, dire, comment on l’entend souvent, que ce concile fut convoqué pour rédiger un nouveau Tomos pour le patriarche russe, suivi de la signature de tous les patriarches orientaux puisque la signature du patriarche Mélèce d’Alexandrie ne figurait pas dans le chrysobulle de 1590, ne soutient pas la critique. En fait, ils n’ont reçu leur dignité patraircale que du patriarche de Constantinople. Les patriarches d’Alexandrie et de Jérusalem, qui avaient signé le chrysobulle, vivaient alors temporairement à Constantinople et, comme le montrent nos archives, n’ont pas seulement signé le chrysobulle russe, mais aussi toutes les décisions conciliairs de cette époque. Par conséquent, la signature de tous les primats n’était pas nécessaire à la proclamation de l’autocéphalie, comme l’affirment certains aujourd’hui, désireux de limiter les droits du siège œcuménique. Par ailleurs, s’il en avait été ainsi, il aurait fallu également faire appel à la signature de l’archevêque de Chypre, qui était également chef d’une Église autocéphale. Mais il n’en a pas été ainsi. »
Ces réflexions contredisent complètement le texte de l’acte synodal de 1593. Au début du texte, le patriarche Mélèce d’Alexandrie s’adresse directement aux autres patriarches : « Vous savez, frères, que le signe distinctif de l’amour pour le Dieu Sauveur est la sollicitude pastorale. Car Il dit Lui-même : Pierre, m’aimes-tu ? Pais mes brebis. Pour cette raison, nous avons nous-mêmes plus d’une fois supporté et supportons encore de nombreuses épreuves, de nombreux travaux et bien des dangers, comme vous le savez. Voici qu’aujourd’hui, j’ai été invité à Constantinople par les lettres de Sa Toute-Sainteté le patriarche œcuménique, notre frère et concélébrant, par les autres hiérarques pour les besoins de l’Église, ayant ainsi aussi reçu des lettres de la très-orthodoxe Moscou du très-pieux tsar Feodor, qui a soin de l’un et de l’autre, c’est-à-dire des nécessités de l’Église et de son devoir royal. Je demande à Votre Piété, ayant jugé sévèrement mes discours, d’expliquer ce qui sera trouvé juste quant à ce qui sera dit... Puisque je dois répondre à la pieuse épître du tsar oint de Dieu, je demande donc à Votre Piété d’éprouver et de définir collégialement : tout ce que je pense et dit est-il juste et est-il en accord avec les décrets patristiques. Je reconnais juste que la ville souveraine et très-orthodoxe de Moscou, comblée de la philanthropie et de la grâce de Dieu, soit élevée aussi dans les affaires ecclésiastiques, sur la foi du 28e canon du Quatrième Concile des 630 pères rassemblés à Chalcédoine. »
Ce à quoi sa toute-sainteté le patriarche œcuménique Jérémie répondit : « Nous l’avons déjà décidé et l’avons exposé au très-pieux tsar ». Sophrone, patriarche très-saint de Jérusalem, éleva la voix : « Je déclare la même chose ». Alors, le Saint Concile prononça unanimement : « Puisque cette affaire a été discutée selon les saints canons, nous le souhaitons aussi et décrétons par ailleurs que le très-pieux tsar de Moscou et souverain de toute la Russie et des pays septentrionaux, tel qu’il est déjà mentionné dans les saints offices de l’Église orientale, dans les saints dyptiques et à la sainte proscomidie, soit aussi commémoré au début de l’Hexapsalme à la fin des deux psaumes sur le roi, exactement comme il est commémoré dans les offices susmentionnés, c’est-à-dire par son nom, en tant que tsar très-orthodoxe. »
Le texte cité démontre très clairement que a) le grand concile de Constantinople de 1593 s’est réuni expressément pour entendre la position du patriarche d’Alexandrie, qui n’avait pas pris part à la signature de l’acte de 1590 (sa chirotonie patriarcale n’eut lieu que le 5 juillet 1590, c’est-à-dire après le Concile de 1590) b) le patriarche de Constantinople, bien qu’il dise d’un ton légèrement offensé que la décision a déjà été prise, ne s’oppose nullement à une seconde délibération. Par conséquent, dire avec l’évêque Macaire que « la signature de tous les les primats n’était pas nécessaire à la proclamation de l’autocéphalie » est faux. Au contraire, selon le texte même de l’acte, elle était nécessaire ! L’archevêque de Chypre n’y est absolument pour rien, car une décision de ce type devait être prise par les quatre patriarches, et non pas par tous les primats des Églises autocéphales. Ainsi, la décision d’élever Moscou à la dignité patriarcale a bien été prise par « un concile œcuménique » des patriarches orientaux, et non par le seul Jérémie.
2. Le transfert de la métropole de Kiev à la juridiction du Patriarcat de Moscou
L’évêque Macaire ne dit pratiquement rien du passage de l’épiscopat de la métropole « constantinopolitaine » de Kiev et de Galicie à l’uniatisme. Au contraire, il esquisse un tableau presque idyllique de l’existence de la métropole de Kiev dans la république des Deux Nations : « Constantinople prit part au concile de Brest (1596), qui déposa les évêques latinisants. Plus tard, l’ambassadeur du Patriarcat œcuménique, le patriarche Théophane de Jérusalem, rétablit l’épiscopat de l’Église locale de Kiev en élisant et consacrant sa hiérarchie (1621). » Reste à se demander si l’évêque Macaire sait qu’un des deux exarques du patriarche de Constantinople, Nicéphore, fut accusé par les autorités polonaises d’espionnage au profit de l’Empire ottoman et – attention ! – du Royaume de Moscou, au Concile de 1596. Il fut placé en emprisonné et affamé. Il semble aussi ignorer que l’état polonais ne reconnut finalement pas la hiérarchie restaurée par le patriarche Théophane, et seuls les liens personnels et les talents de l’archimandrite Pierre (Moghila) aidèrent à refonder pratiquement cette métropole à la Diète polonaise de 1632 ; enfin, il omet de dire qu’à la Diète du couronnement de 1676, l’état polonais prit la décision d’interdire tout contact avec le patriarche de Constantinople non concerté avec les autorités, sous peine de mort et de confiscation de biens.
Le touchant tableau – totalement faux – de la situation prospère de l’Église orthodoxe dans la république des Deux Nations contraste vivement avec les épithètes dont se sert l’évêque Macaire pour décrire l’état des affaires du Patriarcat de Moscou : « Des coutumes religieuses erronées s’étaient introduites dans la vie de l’Église et s’étaient mélangées au paganisme, à la sorcellerie, à la magie et à toute sorte de superstitions diverses. » On peut supposer que le terme de « coutumes religieuses erronées » désigne chez l’évêque Macaire ce qui fut supprimé par Nikon, très-saint archevêque de Moscou, patriarche de toute la Grande et de la Petite Russie (ce titre, y compris « de la Petite Russie » ! , fut reconnu par le Patriarcat de Constantinople, ce que l’évêque Macaire tait, naturellement) : le signe de croix à deux doigts, un nombre plus élevé de métanies que dans la pratique ultérieure, etc. Malgré les insinuations de l’auteur, il n’y avait et il n’y a rien de « magique », ni de « païen », ni dans le fait de se signer à deux doigts – l’authentique signe de croix byzantin – ni dans les autres traditions propres à la piété russe ancienne (dont beaucoup reflétaient des coutumes byzantines oubliées des Grecs du XVII siècle).
Revenons, cependant, au texte de l’évêque Macaire : « Le problème entre Kiev et Moscou et, plus largement, entre le Patriarcat œcuménique et l’Église russe, surgit lorsque le patriarche Joachim de Moscou, en dépit des canons et sans l’accord de l’Église-mère, élut le métropolite Gédéon de Kiev. Ensuite, comme on s’y attendait, il fut déposé par le concile local de Kiev, ce que taisent jusqu’à aujourd’hui les historiens russes. » Commençons l’analyse de cette affirmation par la fin : les historiens russes ne disent rien du concile local de Kiev qui déposa le métropolite Gédéon pour la simple et bonne raison que ce concile n’eut pas lieu et ne pouvait pas avoir lieu.
D’une part, l’épiscopat orthodoxe de la métropole de Kiev se limitait à cette époque à deux hiérarques : Gédéon (Tchetvertinski) et Lazare (Baranovitch) ; tous les autres hiérarques avaient accepté l’union avec Rome. Lazare occupait d’ailleurs le siège de Tchernigov, qui avait reçu dès 1667 une charte de Moscou, confirmant ses droits et son statut d’archevêché ; il fut en même temps durant des années le locum-tenens de fait du siège de Kiev. Quant à l’évêque Gédéon, il fut forcé de fuir vers la Rive gauche, étant menacé de représailles par l’état polonais.
D’autre part, il y eut bien une assemblée en juin 1685, mais sans la participation de ces deux évêques. Gédéon y fut élu métropolite (et non « déposé » !). On y avança également six réclamations à l’adresse du gouvernement de Moscou. En cas de réponse favorable, le clergé de Kiev acceptait de passer sous la juridiction du Patriarcat de Moscou. En septembre 1685, le gouvernement du tsar examina ces exigences et se déclara prêt à accepter cinq des six, ce qui convint finalement à l’hetman. En octobre 1685, Gédéon partit pour Moscou, et le 8 novembre, y fut élevé à la dignité métropolitaine.
Ainsi, l’évêque Macaire a sérieusement induit en erreur les hiérarques du Patriarcat de Constantinople : le patriarche de Moscou n’a pas nommé Gédéon (c’est le clergé du diocèse de Kiev et le peuple, l’hetman en tête, qui l’ont élu), et aucun « Concile local » mythique ne l’a déposé.
Cependant, en 1686, l’état moscovite et le patriarche s’adressèrent à Constantinople, demandant qu’on envoyât les chartes confirmant l’état de choses. Si cet acte fut demandé, c’est essentiellement à la demande de l’hetman, qui craignait des troubles sur la Rive gauche, sur le territoire de la république des Deux Nations. Des chartes furent envoyées l’année même.
L’évêque Macaire s’attarde longuement à l’examen du contenu de ces documents, mais son analyse est imparfaite pour plusieurs raisons. D’abord à cause des préjugés de l’auteur, mais ce n’est pas tout, car, finalement, une controverse sérieuse est en cours, et chaque parti veut souligner dans les documents ce qui lui est favorable, sans trop accentuer le reste.
Or, fait bien plus important, Son Excellence ne comprend absolument pas le contexte historique dans lequel avaient lieu les évènements qu’il étudie. Autrement, il n’avancerait pas, par exemple, des arguments aussi ridicules que « l’oppression » dont parlent différents documents de 1686, et qui désignerait « des entreprises expansionnistes du patriarche russe », au lieu de problèmes réels. Il s’agit en fait de l’interdit catégorique des autorités polonaises de communiquer avec le Patriarcat de Constantinople, la confiscation des propriétés des monastères orthodoxes de la république des Deux Nations au profit des uniates, la conversion forcée des hiérarques à l’uniatisme (ce qui, en 1686, était déjà pratiquement réalisé sur le territoire de la république des Deux Nations), etc. De gros volumes de correspondance ecclésiatico-diplomatique datant des années 1670-1680 sont consacrés à ces formes d’oppression réellement pénibles. Un collectif d’auteurs prépare actuellement la publication de ces documents.
Ainsi, l’exposant ne voit pas la différence entre les lettres personnelles des hiérarques et les documents officiels du Patriarcat, les mélangeant, comme si n’importe quel mot prononcé par les patriarches orientaux était la vérité en dernière instance. Enfin, il accorde trop d’importance à la demande que exprimée par le patriarche de Constantinople sur la commémoration de son nom lors des célébrations présidées par le métropolite de Kiev. En réalité, cette demande n’est pas la condition à la légitimité de la décision du transfert de la métropole de Kiev à une autre juridiction, mais une exigence supplémentaire. Le patriarche Denis en donne d’ailleurs clairement l’explication : il veut qu’on n’oublie pas que « la grâce » vient du siège de Constantinple « dans tout l’univers »[3]. En d’autres termes, en tant que patriarche œcuménique, il souhaite rappeler sa juridiction (fictive) sur « tout l’univers », et non sur la métropole de Kiev en tant que telle, quoi qu’en dise l’évêque Macaire.
En soi, les raisonnements de l’évêque Macaire sur « la non-canonicité latente » de l’Église orthodoxe ukrainienne parce qu’elle n’a pas honoré la demande d’un patriarche du XVIIe siècle (quoiqu’elle l’ait d’ailleurs honorée), ne sont peut-être pas aussi inoffensifs qu’il lui paraît. S’il en vraiment ainsi, pourquoi, alors, l’Église de Constantinople a-t-elle été tout ce temps en communion avec l’Église ukrainienne ? Pourtant, qui communique avec des hiérarques non canoniques, d’autant plus durant plusieurs siècles, devient lui-même non-canonique (ou simplement « non-canonique latent », pour reprendre la terminologie de l’évêque Macaire). Autrement dit, dans le domaine du droit, y compris du droit ecclésiastique, la notion de délai de prescription joue un rôle important. Durant les siècles qui se sont écoulés, Constantinople n’a pas soulevé la question d’une violation des conditions de l’acte de 1686. Il en a donc perdu le droit depuis longtemps.
III. III ) L’histoire de l’Église en Ukraine au XX siècle dans la version de l’évêque Macaire
L’évêque Macaire consacre la dernière partie de son exposé à un panorama de la problématique ecclésiastique ukrainienne après 1917. Là encore, en dehors d’évidentes erreurs factuelles, il paraît clair que l’auteur du rapport, se réfère indubitablement à des sources extrêmement tendancieuses, émanant des schismatiques nationalistes et des réformateurs. C’est pourquoi il ne cesse de se couvrir de ridicule, proférant mensonge sur mensonge.
L’auteur commence ce chapitre par une affirmation particulièrement curieuse : selon lui, après 1686, « les relations de la métropole de Kiev avec Moscou ont été tantôt étroites, tantôt purement formelles ». En fait, la métropole de Kiev, durant toute la période synodale de l’histoire de l’Église russe, y a été très étroitement intégrée et était considérée, au même titre que Saint-Pétersbourg et Moscou, comme l’un des trois principaux sièges de l’Empire russe, dont les hiérarques étaient membres du Saint-Synode. Bien plus, les métropolites de Kiev avaient même le droit de célébrer à la laure des Grottes le rite de la préparation et de la consécration du Saint-Chrème. Comment peut-on parler de formalité dans les relations ?
Ensuite, il affirme que, « pendant les séances du Concile panrusse du 1er au 10 juin 1917, trois mois après la chute du régime tsariste, les représentants de l’Ukraine présents au Concile firent les propositions suivantes sur l’autocéphalie : « Si l’Ukraine est un état indépendant, son Église doit devenir autocéphale. Si l’Ukraine est reconnue comme autonome, l’Église doit l’être aussi. » » Il se réfère ici à la tristement célèbre lettre du « Synode de l’Église ukrainienne » schismatique au patriarche Basile III de Constantinople, aux patriarches orientaux et, plus généralement, aux chefs de toutes les Églises. Ainsi, l’évêque Macaire appelle « Concile panrusse » une assemblée qui n’eut guère de suites, le Congrès panrusse du clergé et des laïcs. Des réunions semblables, auxquelles participèrent des évêques, il y en eut des quantités durant la courte période du Gourvernement provisoire. Dans ce cas concret, un seul hiérarque, l’évêque d’Oufa André (Oukhtomski), y participa, qui s’enthousiasmait alors pour les idées libérales et s’efforçait, semble-t-il, de participer à toutes les assemblées possibles. Au cours de cette assemblée, plusieurs délégués des diocèses du Sud-Ouest proposèrent d’examiner une déclaration exigeant d’accorder l’autocéphalie, entendez l’autonomie, car l’Ukraine avait depuis juin 1917 un statut d’autonomie nationale territoriale au sein de la Russie (proclamé unilatéralement par la Rada centrale), mais n’était nullement un état indépendant. Mais ni cette décision, ni les décisions de tant d’autres rassemblements et assemblées semblables n’eurent de suite. Naturellement, cette déclaration ne peut en aucun cas être regardée comme un « mouvement organisé pour l’autocéphalie et l’indépendance de l’Église », car quelques mois plus tard, les partisans de l’autocéphalie perdirent la majorité qu’ils avaient acquise au printemps 1917 dans la plupart des assemblées diocésaines des éparchies de Kiev, de Poltava et de Podolsk.
Ensuite, l’auteur affirme que, « durant les assemblées du Concile panrusse, entre le 7 et le 20 septembre 1918, il fut strictement interdit de faire quelque proposition que ce soit sur l’autocéphalie ukrainienne, et les initiateurs de ce processus, les archiprêtres Vassili Lipkovski et Nestor Charaïevski furent privés de leur droit de vote au prochain congrès panukrainien des clercs et des laïcs. Ces décisions prises par les Russes suscitèrent, naturellement, une forte protestation. » Une fois encore, ce n’est pas vrai, et il y a confusion entre les conciles panrusse et panukrainien. En fait, lors de l’assemblée du Concile local panrusse du 20 (7) septembre 1918, on approuva les Statuts d’une Direction de l’Église orthodoxe en Ukraine temporaire, adoptés le 9 juillet 1918 par le Concile orthodoxe panukrainien, duquel avaient été exclus Lipkovski et les autres partisans de l’autocéphalie dès le 8 juillet 1918. Et ceci sans la moindre influence de la part de Moscou, car ce concile eut lieu à Kiev pendant l’occupation allemande. Or, l’état pro-allemand de l’hetman Skoropadski soutenait plutôt les autocéphalistes, bien qu’il s’abstînt de toute ingérence trop grande dans les affaires de l’Église. Quant à Lipkovski, il reconnaît franchement dans ses mémoires qu’avant 1917, personne ne pensait à l’autocéphalie de l’Église orthodoxe en Ukraine, et ne formulait d’exigences dans ce sens. Elles ont été la conséquence de la contagion jusque dans l’Église des remous politiques provoquées par la Révolution russe de 1917. Mais la majorité des membres du concile était déjà lasse du nationalisme grossier des nouveaux autocéphalistes, exigeant de différencier les délégués « ukrainiens de sang et partisans de l’idée d’ukrainisation » des autres membres du concile ecclésiastique. Peut-être l’auteur a-t-il en vue les Russes « de sang », participant au Concile ? Un évêque orthodoxe cultivé du début du XXIe siècle serait-il donc convaincu qu’il faut diviser les chrétiens en fonction de « leur sang » ?!
Une autre affirmation termine ce paragraphe du rapport de Mgr Macaire : « De nombreux clercs et laïcs se mirent à fonder des communautés indépendantes à Kiev et à Podolsk, tandis que les susmentionnés archiprêtres se consacrèrent eux-mêmes évêques par imposition des mains de prêtres, fondant l’Église autocéphale ukrainienne, ce qui provoqua, naturellement, un schisme. » Notons que la création des communautés autocéphales de Lipkovski date de 1919, pendant l’occupation de Kiev par les Rouges. Les autorités soviétiques soutinrent largement Lipkovski dans ses efforts pour provoquer un schisme et affaiblir l’Église orthodoxe en Ukraine. « La consécration conciliaire » de l’archiprêtre marié Lipkovski, interdit de sacerdoce, comme « métropolite de Kiev », eut lieu sous les bolcheviks et avec leur soutien, qui misaient sur lui dans la lutte avec l’Église canonique. Cette cérémonie est à l’origine du sobriquet populaire donné à cette Église : les « autoconsacrés ». Les voilà les premiers héros du mouvement pour l’autocéphalie, envers lesquels l’évêque Macaire se montre si indulgent.
Ensuite, l’auteur écrit : « Au début de l’année 1919, l’état ukrainien adopta une « Loi sur l’autocéphalie de l’Église orthodoxe ukrainienne », interdisant la commémoration du patriarche Tikhon et du métropolite Antoine de Kiev, pro-russe. En même temps, fut créé un Synode, présidé par le métropolite Agapit d’Ekaterinoslav. » A première vue, les noms et les dates sont exacts, mais l’auteur ne dit pas que l’état ukrainien est ici le Directoire ukrainien de Simon Petlioura, dont les forces occupèrent Kiev de décembre 1918 à février 1919. En décembre 1918, les sbires de Petlioura arrêtèrent et firent sortir de Kiev le métropolite Antoine (Khrapovitski), légalement élu au siège de Kiev par l’assemblée diocésaine de Kiev en mai 1918, et confirmé dans ses fonctions en juillet 1918 par le Concile panrusse. Le 1er janvier 1919, le Directoire adopta la loi « Sur la haute direction de l’Église conciliaire orthodoxe autocéphale ukrainienne », et l’archevêque Agapit (Vichnevski), nommé par les partisans de Petlioura à la tête de leur « Synode » fut effectivement forcé de publier un décret interdisant de commémorer le patriarche Tikhon et le métropolite Antoine, à cause de quoi il fut par la suite traduit devant le tribunal ecclésiastique du Concile des évêques de la Haute direction ecclésiastique de la région du Sud-Est (les diocèses sous le contrôle de l’armée de Dénikine) et déchu du sacerdoce. Il se repentit ensuite et put revenir à la tête de son diocèse.
Ligne après ligne, on trouve ainsi quantité d’exemples semblables. Ainsi, l’évêque Macaire affirme qu’en « septembre 1922, un concile non officiel eut lieu sous la direction de l’exarque du Patriarcat de Moscou, Michel, où il fut décidé que la question de l’autocéphalie devrait être résolue lors du rassemblement des clercs et des laïcs. » Mais cette assemblée à Kiev était tout à fait officielle et légale. Elle eut lieu à la place du Concile panukrainien prévu, à cause des manœuvres des autorités soviétiques, qui ne permirent pas la venue d’une grande partie des délégués. L’assemblée se prononça nettement contre les partisans de Lipkovski (EOAU). Quant à la question de l’autocéphalie, soulevée par l’assemblée, il s’agissait de se déclarer indépendant par rapport à la Haute direction ecclésiastique réformée, créée en mai 1922 à Moscou. Il y eut aussi des « autocéphalies » de ce type, allant contre le mouvement rénovateur, à Petrograd et dans d’autres diocèses de Russie.
Autre exemple : « Un an plus tard (25-27 octobre 1923), les partisans de l’autocéphalie ukrainienne parvinrent à rassembler un concile épiscopal à Kharkov, où le thème principal de la discussion fut le moyen d’obtenir l’autocéphalie ». Mais il s’agit d’un « Concile des évêques d’Ukraine et de Crimée » issus de l’Église rénovée, préparé et réalisé avec le soutien des autorités bolcheviks. En d’autres termes, l’auteur ne fait aucune différence entre les partisans de l’Église orthodoxe canonique et les réformistes-schismatiques. Par ignorance ? Ou bien induit-il ses confrères en erreur ? Il semble que ce soit le cas, puisqu’il affirme plus loin que « le Second Congrès panukrainien, auquel assistèrent les membres du Saint-Synode et des représentants des clercs et des laïcs, eut lieu du 17 au 27 mai 1925. Les participants proclamèrent à l’unanimité l’autocéphalie de l’Église orthodoxe ukrainienne, ce qui fut signé aussi aussi par les représentants du Patriarcat de Moscou. » Il s’agit, encore une fois, d’un « Concile local panorthodoxe » des rénovateurs, qui proclama l’autocéphalie. Le Patriarcat de Moscou, n’ayant rien à voir avec la partition d’une structure de l’église rénovée avec une autre (visiblement avec l’aval des autorités soviétiques), ne réagit pas. Le 6 octobre 1925, le « Concile local panrusse » des rénovateurs, qui avait élu le patriarche Basile de Constantinople pour président d’honneur, reconnut l’autocéphalie de l’Église rénovée ukrainienne : « Le IIIe Sacré Concile local panrusse, ayant écouté « les Actes du II Sacré Concile local panukrainien du 12 mai 1925 », ayant proclamé l’autocéphalie de l’Église orthodoxe russe, accepte avec charité fraternelle et bénit cet acte de sa sœur, l’Église orthodoxe ukrainienne. De son côté, le IIIe Concile panrusse condamne aussi la violence commise en 1685 et l’allégeance [au patriarche de Moscou] du métropolite Gédéon de Kiev, prince Sviatopolk-Tchetvertinski, les considérant comme nulles. » Le Synode de l’Église rénovée annula d’ailleurs cette autocéphalie en 1934.
La phrase suivante du rapport de l’évêque Macaire témoigne éloquemment du manque de connaissance des documents historiques de son auteur : « En 1930, les Bolcheviks occupèrent l’Ukraine et supprimèrent la supposée autocéphalie. » En faisant quelque effort mental, on devine que l’auteur pense, en réalité, au concile extraordinaire de l’EOAU de Kiev, qui annonça son autoliquidation. A l’époque, l’EOAU avait complètement dégradé en tant que structure ecclésiastique, et ses « hiérarques » étaient plongés dans des intrigues et des discordes, dont le résultat fut la déposition de Lipkovski de son poste de chef de l’EOAU en 1927. Toutes les tentatives pour faire de l’EOAU une victime du NKVD sont fort peu convaincantes pour la bonne raison que « l’église » « autoconsacrée » a été fondée dès l’origine sous le contrôle des bolcheviks comme arme dans la lutte contre l’Église canonique. On s’imagine avec peine quel niveau d’ignorance de l’histoire permet à l’auteur de parler de « l’occupation de l’Ukraine par les bolcheviks en 1930 ».
La phrase suivante : « En 1941, les armées allemandes entrèrent en Ukraine, ce qui eut pour résultat d’interrompre les rapports entre l’Ukraine et la Russie » n’attire pas moins l’attention : à la différence des bolcheviks, les Allemands, chez l’évêque Macaire, « n’occupent » pas l’Ukraine, ils ne font qu’y « entrer ». Et ensuite ? Voici ce qu’écrit l’auteur : « Malgré le contexte difficile de la Seconde guerre mondiale, le peuple d’Ukraine considéra cette époque comme appropriée pour soulever la question de la reconnaissance officielle de l’autocéphalie, déjà proclamée en 1925 au cours du Second concile locale panukrainien. L’archevêque Polycarpe de Loutsk et de Volhynie, chef de l’Église ukrainienne autocéphale, agit en conséquence avec les évêques qu’il avait consacrés. A vrai dire, son séjour en Ukraine ne fut pas long, car après la retraite de l’armée allemande, il fut forcé de se retirer à cause de ses liens étroits et de sa collaboration avec [les Allemands]. C’est pourquoi, la seconde tentative d’obtenir l’autocéphalie effectuée au siècle dernier, initiée par le douteux Polycarpe, se solda par un échec. Néanmoins, en 1942, l’Église russe signa un accord sur la reconnaissance de l’autonomie de Polycarpe, le reconnaissant au préalable à condition que l’Église autonome en Ukraine serait dirigée par le métropolite russe Alexis. Findalement, après la conclusion de cet accord, les Russes rappelèrent leur signature. » Une fois de plus, l’auteur, par ignorance ou sciemment, ne dit pas que Polycarpe (Sikorski) était un évêque de l’Église orthodoxe polonaise. En 1940, après que l’Ukraine occidentale et la Biélorussie occidentale eurent été incluses à l’URSS, il rejoignit l’épiscopat du Patriarcat de Moscou. La seconde EOAU qu’il fonda, bien que déclarant sa continuité avec les autoconsacrés de Lipkovski, tirait son origine hiérarchique de l’Église orthodoxe polonaise et du Patriarcat de Moscou (bien que certains renseignements indiquent que Sikorski aurait été reçu dans la communion des « prêtres » et non des « évêques » de l’EOAU autoconsacrée). Dans tous les cas, l’EOAU de Sikorski n’avait aucun rapport avec « l’autocéphalie » proclamée par les rénovateurs de Pimène (Pegova) en 1925, et n’en parlait jamais. Quant au rôle des Allemands dans la fondation de l’EOAU de Sikorski, l’auteur préfère également le taire. Dans l’affirmation : « en 1942, trois évêques ukrainiens furent consacrés : Georges de Brest, Nikanor de Tchiguirine et Igor d’Ouman, qui avaient reçu l’autonomie de l’Église polonaise » seuls les noms sont exacts. Ils n’avaient reçu aucune autonomie, pour la bonne raison que les trois hiérarques susmentionnés furent consacrés en tant qu’hiérarques de l’EOAU de Sikorski, dont l’auteur a déjà parlé. Ainsi, la consécration de l’archiprêtre Nikanor Abramovitch comme évêque de Tchiguirine, « vicaire-administrateur de l’Église orthodoxe autocéphale ukrainienne » eut lieu le 9 février 1942, à Pinsk, en Biélorussie. Elle fut célébrée par l’archevêque Alexandre (Inozemtsev), l’évêque Polycarpe (Sikorski) et l’évêque Georges (Korenistov), qui avait lui-même était consacré la veille, 8 décembre 1942, par Alexandre et par Polycarpe comme évêque de Brest, vicaire du diocèse de Polessa de l’EOAU. Le 10 février 1942, toujours à Pinsk, l’archiprêtre Ivan Gouba fut tonsuré moine et reçut le nom d’Igor. Le même jour, Alexandre (Inozemtsev), Polycarpe (Sikorski) et Georges (Korenistov) le consacrèrent évêque d’Ouman.
Au nombre des manifestations évidentes d’ignorance de l’auteur sur l’histoire véritable de l’Église orthodoxe russe au XX siècle, on peut rapporter encore l’affirmation ridicule suivante : « Après la mort du patriarche Pimène, Philarète fut nommé locum-tenens du trône patriarcal de Moscou et avait toutes les chances pour être élu. Finalement, c’est le métropolite Alexis de Leningrad qui fut élu patriarche. Philarète fut écarté des élections à cause de son origine ukrainienne. » On sait, cependant, que le métropolite Philarète de Kiev et de Galicie, locum-tenens du trône patriarcal, ne fut pas écarté des élections, mais y participa bel et bien, même si les membres du Concile local lui préférèrent un autre candidat. Il est étrange de tenter d’expliquer ce choix par des motifs nationalistes, alors que sur les trois candidats entre lesquels le Concile local avait à choisir, deux (en dehors du métropolite Philarète, le métropolite Vladimir de Rostov et de Novotcherkassk) étaient, ethniquement parlant, des Ukrainiens.
Pour terminer, voyons les chiffres qu’avance l’évêque Macaire à la fin de son rapport : « Un sondage, réalisé en Ukraine du 9 juin au 7 juillet 2017, montre que les croyants appartenant au dit Patriarcat de Kiev représentent 44% de la population, les fidèles de l’Église moscovite autonome – 18%. » Toute personne s’intéressant à la situation ecclésiastique en Ukraine sait parfaitement que ces chiffres ne sont pas pertinents.
Achevons ici cette revue des « données historiques » sur lesquelles s’appuyait le discours du patriarche Bartholomée le 1er septembre 2018, et les décisions qui ont été prises par la suite. Dans les faits, ce n’est pas un document d’expert, mais un texte de propagande. Sa lecture oblige à regretter profondément que des décisions aussi importantes soient prises par le Patriarcat de Constantinople sur la base de matériaux d’aussi bas niveau scientifique.
[1] Le présent texte s’appuie, notamment, sur l’article du prêtre Mikhaïl Jeltov « Les fondements historiques et canoniques de l’unité de l’Église russe », dans la revue Tserkov’ i vremia, 2018, n°3, p. 29-95.
[2] Alors qu’on sait qu’une grande partie des signatures sous l’acte de 1590 (66 sur 106) avaient été falsifiées à Constantinople.
[3] Néanmoins, cette demande, malgré les accusations de l’évêque Macaire et d’autres auteurs, fut satisfaite, puisqu’encore à l’époque du patriarche Nikon, par respect pour les patriarches orientaux, leur commémoration a été introduite à l’édition normative des livres liturgiques russes (ce thème est examiné en détail dans l’article du prêtre Mikhaïl Jeltov : « Istoritcheskie i kanonitcheskie osnovania edinstva Rousskoï Tserkvi (Les Fondements historiques et canoniques de l’unité de l’Église russe) ».
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire