"Dans la confusion de notre époque quand une centaine de voix contradictoires prétend parler au nom de l'Orthodoxie, il est essentiel de savoir à qui l'on peut faire confiance. Il ne suffit pas de prétendre parler au nom de l'Orthodoxie patristique, il faut être dans la pure tradition des saints Pères ... "
Père Seraphim (Rose) de bienheureuse mémoire

dimanche 26 mai 2019

Archimandrite Sophrony (Sakharov) de bienheureuse mémoire: L'Unité de l’Eglise, à l'image de la Sainte Trinité

Pour Père Sophrony, la meilleure expression canonique de l'ecclésiologie orthodoxe est le Canon apostolique 34:

Que les évêques doivent reconnaître l’autorité de leur primat.
Les évêques de chaque nation doivent reconnaître leur primat et le considérer comme chef ; ne rien faire de trop sans son avis et que chacun ne s’occupe que de ce qui regarde son diocèse et les campagnes dépendant de son diocèse. Mais lui aussi, qu’il ne fasse rien sans l’avis de tous ; car la concorde règnera ainsi et sera glorifié le Père et le Fils et le saint Esprit.


*

Staretz Sophrony
[...]

Nous avons la tâche de montrer dans un court exposé, que le principe catholique de l’Eglise Orthodoxe est une réalité à l’image de la Sainte Trinité consubstantielle et indivisible.
L’Eglise a pour but d’introduire ses membres dans le domaine de la Vie Divine et, par conséquent, il est inévitable que sa réalité historique reflète l’image de cette Vie. Le dogme de l’Eglise nous parle d’une perfection inconcevable de la Vie Divine, Trie-unitaire et Catholique. Ce dogme affirme l’égalité en divinité, en royauté, en souveraineté ; ou, plus synthétiquement, l’égalité dans l’absolu des Trois Hypostases de la Sainte Trinité. « Rien (en Elle) n’est premier, ni dernier ; rien n’est plus grand, ni moins grand ». Dans l’intérieur de la vie trinitaire il n’y a pas ombre de soumission, de subordination. La naissance du Fils, la procession de l’Esprit Saint, tout en démontrant un seul principe dans la Sainte Trinité, ne font pas, cependant, que le Fils ou l’Esprit soient amoindris devant le Père. « Mais les Trois Hypostases sont coéternelles et égales entre Elles ».
L’Eglise est appelée à nous révéler l’image de cet Être Tri-unitaire. Si l’on nous pose la question : quels sont les formes ou les principes historiques qui nous révèlent cette image, nous pourrions répondre : le principe de la catholicité et celui de l’autocéphalie.[4] En traduisant ces termes sur un autre plan, nous dirons : le principe de la charité et de l’égalité, celui de la liberté et de la consubstantialité. Et encore, en reliant ces notions nous aurons : dans la liberté de la charité catholique et dans l’égalité de la consubstantialité.
Est-il nécessaire d’insister sur l’écart qui existe entre l’idéal auquel nous sommes appelés et la réalité historique de l’Eglise ? Notre éloignement de cet idéal est si grand que nous ne pouvons ni le sentir, ni le comprendre. Il n’y a pas de charité en nous, et pour cette raison nous méconnaissons la profondeur de notre égalité et de notre unité consubstantielles. Nous avons perdu l’amour, et de là résultent nos divisions et nos tendances à la domination.
Nous avons perdu la charité et avec elle la direction de la Lumière Divine et marchons dans les ténèbres de « l’orgueil enfumé » et dans la mort de la haine. C’est à nous que le Christ a dit : « vous êtes la lumière du monde », et nous sommes devenus le scandale pour tous.
Nous avons dit plus haut, qu’un grand danger se fait sentir au sein même de l’Orthodoxie, menaçant de déformer la doctrine sur la nature de l’Eglise et, par conséquent, toute Sa vie, car la conscience dogmatique est organiquement liée avec l’ensemble de la vie spirituelle. Il est impossible de changer la moindre chose dans notre conception dogmatique, sans changer dans la même mesure l’image de notre existence spirituelle.
Et vice versa, une déformation dans la vie intérieure amènera inévitablement une déformation de la conscience dogmatique. La perte de la vérité dogmatique aura pour conséquence inévitable l’impossibilité d’atteindre à la vraie connaissance de Dieu, dons l’Eglise forme un ensemble organique indivisible, et il n’est pas permis de traiter séparément les différentes parties de cette confession. Un détail déformé influencera le tout. Si la doctrine sur la nature de l’Eglise est déformée, et par conséquent, comme nous l’avons déjà dit, l’image de Son existence, comment peut-Elle servir à Ses fils de chemin vers la vérité ?
On nous posera la question : en quoi se manifeste actuellement cette déformation ? Nous répondrons : dans le néo-papisme de Constantinople qui tend à passer rapidement de la forme théorique à la réalisation pratique.
Les tendances papistes, en général, ne sont que naturelles à notre monde pécheur. Elles se manifestaient en Orient, comme en Occident, à Byzance comme à Rome. Mais Dieu a gardé jusqu’ici l’Eglise d’Orient, et ces tendances mouraient, sans avoir bouleversé la paix profonde de l’Eglise. Nous ne voulons pas nous arrêter ici sur les raisons qui ont causé un nouvel accroissement de ces tendances, en nous bornant à examiner seulement la base dogmatique de cette question, pour montrer que le papisme, quel qu’il soit, de la Première, de la Deuxième ou de la Troisième Rome, ou de toute cité importante ou non, est étranger à la nature même de l’Eglise du Christ.
Le dogme de l’Eglise est étroitement lié à celui de la Trinité et de l’Incarnation, c’est-à-dire à la Triadologie et à la Christologie. Les articles du R. P. Kovalevsky, de M. Lossky et aussi du Hiéromoine Silouane, parus dans le numéro un de notre « Messager », traitent de l’aspect christologique du dogme sur l’Eglise. C’est pourquoi nous ne toucherons ici qu’au coté triadologique de cet enseignement.
Ce dogme nous apprend que l’Unité parfaite de l’Amour Divin des Trois Personnes exclut toute domination de l’Une d’Elles. Chaque fois, que la pensée chrétienne glissait vers le rationalisme, elle devenait incapable de contempler cet aspect de la nature divine. Le rationalisme, qui tend toujours vers le monisme logique, ne peut éviter de concevoir : ou bien la structure hiérarchique à l’intérieur de la Sainte Trinité, en affirmant la supériorité de la Première Personne, comme du principe ontologique, ou bien la confusion des Trois Personnes, en les pensant comme des « modus » de manifestation de l’Essence Unique de la Divinité. La théologie appelle la première déformation « subordinationisme », et la deuxième « modalisme ». Le principe de la papauté introduit le subordinationisme à l’intérieur de l’Eglise. Comme seul ce principe nous intéresse ici, nous laisserons de côté le modalisme et limiterons notre analyse à la première déformation triadologique.
Les formes du subordinationisme variaient. Tantôt on voyait dans le sein même de la Trinité une subordination ontologique, indépendamment du rapport entre Dieu et Sa créature. Ce subordinationisme « ontologique » était propre à Origène. Tantôt on attribuait à la Deuxième et à la Troisième Personnes une importance et une puissance amoindries par rapport à la création du monde et à l’économie de notre salut. Tertullien et Arius sont des exemples de ce subordinationisme « cosmologique » ou « économique ». Au cours de son développement le subordinationisme ontologique acquiert naturellement un aspect économique ; et vice versa – le subordinationisme économique et cosmologique prend un aspect ontologique, à moins que les Hypostases ne soient traitées comme les modes (modus) de manifestation de Dieu dans le monde.
L’Eglise rejette catégoriquement toute forme de subordinationisme. Elle professe Sa foi en la Sainte Trinité en ces termes : « Nul n’est plus grand, nul n’est moins grand (en Elle), mais les Trois Hypostases sont entières, coéternelles l’Une à l’Autre et égales ».
Le subordinationisme triadologique, transposé dans la structure de l’Eglise, prend les formes du papisme qui reflète l’une ou l’autre forme de cette fausse doctrine. Ainsi, en ecclésiologie le Papisme Romain correspond à l’aspect ontologique du subordinationisme d’Arius, car il donne à l’Evêque de Rome une place qui le sépare du reste du corps de l’Eglise, l’élevant à une hauteur qui ne le fait pas simplement le plus grand, mais d’une AUTRE NATURE (τὸ ἑτερούσιον). Il faut préciser que nous appliquons ce parallèle non à l’origine du Papisme Romain, mais à sa forme actuelle établie par le Concile du Vatican en 1870. Son origine n’est qu’une survivance de l’Empire Romain païen. Plus tard sa conception dogmatique a été influencée par la théologie du « filioque », qui l’amène à une rupture entre Dieu et le monde : le Christ devient transcendant au monde, et l’Evêque de Rome prend Sa place dans l’Eglise terrestre ; le Saint Esprit, en fait, par Son égalité absolue hypostatique avec le Père et le Fils, ne devenant qu’une force du Christ, confiée au pouvoir et au jugement de l’Evêque de Rome.
Tous les processus historiques sont d’une complexité extrême. Ils sont le résultat de l’action réciproque d’innombrables influences, conditions et volontés. En parlant ici schématiquement du papisme romain, nous nous bornons seulement à un précis dogmatique.
Le papisme moderne de Constantinople n’est encore qu’à sa phase embryonnaire. Depuis les derniers 20 à 30 ans, il semble chercher un terrain. Son développement actuel est très rapide, contrairement au développement lent à travers les siècles du papisme romain qui n’a abouti à sa phase dernière qu’en 1870. En effet, l’idéologie du papisme de Constantinople a varié plusieurs fois en peu de temps, et il est encore difficile de le définir.
Les adeptes russes de ce papisme sont presque tous réunis en France. Jusqu’en 1948 nous n’avons pas vu dans leur milieu de conception canoniquement ou théologiquement fondée. Comme ils l’avouent eux-mêmes, ils « cherchaient » avant tout une « base canonique » pour ne pas être en dehors du Corps de l’Eglise Orthodoxe Universelle après leur séparation d’avec l’Eglise-Mère de Russie. Dans ce but ils ont commencé par reconnaître un privilège de droit juridictionnel au Patriarche de Constantinople, en tant qu’il est « Œcuménique ».  Plus tard, ils ont attribué au siège de Constantinople la primauté et le droit de l’Instance Suprême dans l’Eglise Universelle, oubliant la lutte que cette dernière avait menée pendant des siècles contre les prétentions de Rome à ce droit ; oubliant que ces prétentions furent précisément la cause du grand schisme définitif dans l’Eglise en 1054 ; que Rome au Concile de Florence cherchait avant tout de la part de l’Orient la reconnaissance de ce droit d’arbitrage suprême dans l’Eglise Universelle. Ils oubliaient aussi les Canons multiples des Conciles Œcuméniques et Locaux, qui refusent l’attribution de ces droits à une Eglise locale quelconque, canons si bien compris par l’Eglise même de Constantinople, au temps où elle s’appuyait fermement sur cette position orthodoxe pour combattre les prétentions de Rome.
Jusqu’en 1946, ce groupe, fidèle au Métropolite Euloge, considérait sa dépendance vis-à-vis de Constantinople comme provisoire. A partir de cette date, ils crurent « avoir trouvé la vérité canonique » en s’y soumettant définitivement. En même temps ils cherchaient non seulement une base canonique, mais aussi un fondement théologique à leur position. Adoptant le principe du « développement »[5] propre à la théologie des catholiques romains, ils attribuaient à Constantinople l’autorité exclusive sur la « diaspora » orthodoxe dans le monde entier, refusant aux autres Eglises Autocéphales ce même droit vis-à-vis de leurs fils dispersés. Ne pouvant trouver pour cette affirmation aucune base canonique, ni aucune exemple dans la pratique séculaire de l’Eglise, ils cherchaient, à l’exemple de Rome, à se référer aux ordres de « Dieu Lui-même ». Voilà ce qu’ils disent :
« Pour maintenir et consolider l’unité de l’Eglise, DIEU (?) nous impose le devoir de garder non seulement l’unité de la foi et des sacrements, non seulement l’unité de la charité, mais aussi L’UNITE INDISSOLUBLE DE LA SAINTE HIERARCHIE ET DE L’ADMINISTRATION DE L’EGLISE TANT DANS LE MONDE ENTIER, que dans chaque lieu, où existe l’Eglise. C’est pourquoi dès les temps apostoliques (?) la Sainte Eglise (?), ou, pour mieux dire, DIEU LUI-MEME (?) a institué un Evêque supérieur PREMIER DANS L’ENSEMBLE DE L’EGLISE CATHOLIQUE, et dans chaque lieu ou dans chaque ville un seul Evêque, VICAIRE TERRESTRE DE SON FILS, avec un clergé unique dépendent de lui et en accord unanime avec tout le peuple orthodoxe, même si ce peuple est représenté par des membres d’origine et de langues différents. LA SAINTE EGLISE NE CONNAIT PAS D’AUTRE STRUCTURE » (Messager de l’Eglise Russe en Europe Occidentale, no. 12, 1949, p. 2, « Déclaration de l’Assemblée Diocésaine »).[6]
Avant de continuer l’exposé du « développement » de la conception canonique et ecclésiologique que nous examinons, nous proposons de comparer le texte cité ci-dessus avec un autre texte, qui nous paraît être caractéristique de la doctrine catholique romaine. Voici, par exemple, ce que dit à ce sujet un théologien catholique, le R. P. Tychkewitch, dans son « Traité de l’Eglise », (Paris, 1931, en Russe, pp. 232 et 233)[7] :
« L’Evêque de Rome possède une juridiction : 1) UNIVERSELLE ; elle comprend toutes les questions de la foi et d’administration de toutes les parties de l’Eglise et autres ; 2) SUPREME ; les Evêques de toutes les Eglises, même éloignées, font appel au pape. Il juge même les Patriarches. Sans approbation du pape, un Concile orthodoxe n’est pas possible ; 3) ORDINAIRE ; elle comprend toutes les affaires nécessitant une intervention du Pouvoir Suprême, et non seulement des cas rares et exceptionnels ; 4) DIRECTE ; c’est-à-dire qu’elle s’étend non seulement à tout l’Episcopat, mais au besoin, directement à tous les serviteurs de l’Eglise et à tous les laïques ; 5) INSTITUEE PAR DIEU ET CONFEREE PAR LE CHRIST-CHEF ET PAR LE SAINT ESPRIT, et non par l’Episcopat ou par « le peuple des fidèles » (souligné par l’auteur, le R. P. Tychkéwitch).
Le premier texte cité, celui de la « Déclaration de l’Assemblée Diocésaine » se termine par ces paroles : « Ceux qui enseignent autrement ne le font pas dans l’Esprit de Dieu, mais ils sèment la discorde et l’inimitié ». Ces paroles prouvent à quel point les auteurs de cette Déclaration sont convaincus « d’avoir trouvé la vérité ». Le R. P. Alexandre Schmemann écrit dans son précis « l’Eglise et Sa structure » en réponse au R. P. Michel Polsky :
« Les partisans des idées du R. P. Polsky ne manqueront pas probablement l’occasion de nous rappeler, non sans ironie, le « chemin tortueux » et les « variations juridictionnelles » de notre  Diocèse. Et bien, nous n’avons pas la prétention de posséder l’infaillibilité (?), comme le R. P. Polsky. En effet, notre Diocèse a subi plus d’une fois des commotions et des crise aiguës.  Mais nous considérons qu’en cherchant chaque fois le bon chemin, avec prudence, en communion avec l’ensemble de l’organisme ecclésiastique, nous avons fait preuve d’un vrai ESPRIT DE L’EGLISE, plus que « le Concile de l’Eglise Russe à l’étranger »[8] avec son attitude orgueilleuse d’infaillibilité. Des erreurs et des défaillances sont toujours possibles dans la vie de l’Eglise. L’histoire abonde en exemples pour le prouver… Dans les conditions tragiques de la vie de l’émigration russe la recherche du bon chemin présentait parfois de grandes difficultés. Et quels que fussent les motifs qui décidèrent le Métropolite Euloge à s’adresser à Constantinople, quelle que fut sa propre conception de ce pas fait par lui, ce n’est pas cet aspect subjectif et psychologique qui compte. Ce qui importe vraiment, c’est la signification OBJECTIVE de cette mesure AUX YEUX DE L’EGLISE. Comme le temps passe, nous apprécions de plus en plus à quel point cette mesure fut profondément conforme à la vérité de l’Eglise. Elle a définitivement rompu le cercle vicieux des attitudes subjectives et fortuites vis-à-vis du problème de la structure de l’Eglise : une BASE CANONIQUE FERME fut trouvée » (p. 22. Souligné par l’auteur le R. P. Schmemann).
Ce point de vue est propre à d’autres représentants de ce groupe. Nous lisons dans le no. 12 du Messager « Tzerkovny Vestnik », parmi les publications des matériaux de l’Assemblée Diocésaine :
« L’unité de l’Eglise ne sera pas rétablie tant qu’on n’aura pas entendu du haut du Siège Œcuménique LA VOIX DU PREMIER HIERARQUE ET CHEF SUPREME[9]DE TOUTE L’EGLISE ORTHODOXE, dont l’autorité est formelle pour nous, comme pour le Synode de Munich » (p. 7).[10]
« L’Eglise Universelle n’est pas présidée uniquement par l’autorité des Conciles Œcuméniques ; ceux-ci ne se rassemblent que dans les cas extrêmes ; elle est PRESIDEE EN PERMANENCE PAR LA PERSONNE DU HIERARQUE SUPREME DE L’EGLISE ORTHODOXE. Cette place appartenait au Pape de Rome, tant qu’il n’était pas tombé dans l’hérésie catholique.[11] A partir de ce moment le Patriarche de Constantinople a pris sa place » (p. 16).
Toutes ces citations, ainsi que tous les exposés du R. P. Schmemann, indiqué plus haut, et des autres représentants de ce courant, nous montrent clairement comment ils ont abouti à de telles conclusions. Ayant compris correctement le principe canonique d’unité locale par la primauté du pouvoir d’un chef-évêque, ils n’ont pas remarqué que cette primauté personnelle ne s’étend pas au-delà de l’éparchie épiscopale (voir le XXXIV Canon Apostolique), et, fidèles à leur principe du « développement », ils l’ont poussé « jusqu’à la fin »[12] en lui prêtant une PORTEE UNIVERSELLE.[13] Ceci est encore un point de ressemblance avec le catholicisme romain.
« Dans l’Action du Christ et dans Sa Sainte Eglise, Qui est le fruit de cette Action, il n’y a rien d’inachevé, rien d’incomplet, ni d’unilatéral. Tout y est développé « jusqu’à la fin ». L’ŒUVRE DU CHRIST NE CONNAIT NI LACUNES, NI RUPTURES, NI ARRETS. Ainsi, l’ascension logique des degrés de la hiérarchie ecclésiastique ne s’arrête pas au rang de l’Evêque ni du Patriarche, mais va vers le papisme qui est son aboutissement naturel, exigé par la nature théandrique de l’Eglise. La hiérarchie des Prêtres et des Evêques de l’Eglise est unie « jusqu’à la fin ». Elle n’est pas privée de ce grade essentiel, sans lequel elle ne pourrait être une hiérarchie (unique), mais serait seulement un ensemble de plusieurs hiérarchies » (Tychkéwitch, op. cit. pp. 280-281).
Arrêtons-nous de nouveau sur ce qui a été dit plus haut. Nous avons déjà démontré que chaque fois que la pensée chrétienne tendait vers le rationalisme théologique, elle devenait incapable de contempler la Vie Divine. Elle penche alors sous l’influence du monisme logique, propre au rationalisme, ou vers le subordinationisme, dans le sens de supériorité de la Première Personne de la Sainte Trinité, comme principe ontologique, ou vers la conception sabellienne, en considérant les Trois Personnes comme des modes de manifestation d’une seule Essence Divine. Cette tendance fatale du rationalisme vers le monisme logique a produit de nombreuses hérésies. En s’efforçant de pousser « l’ascension logique » « jusqu’à la fin », le rationalisme théologique tombe dans l’absurde. Sa difficulté consiste dans le fait qu’il voit très justement l’un ou l’autre aspect de la vérité.
L’Eglise terrestre n’est pas composée de membres qui ont tous atteint à la perfection. Ses membres ne sont pas tous remplis de la plénitude de Son enseignement et de Sa vie, mais ils naissent, croissent et se développent par l’enseignement. Il est donc inévitable qu’il y ait des enseignants et des enseignés, des pères et des fils spirituels. Par conséquent, l’existence d’une hiérarchie ecclésiastique est nécessaire. Tenant compte de cette nécessité, l’Eglise Romaine a poussé le principe hiérarchique « jusqu’à la fin », ayant investi un seul Evêque, en le séparant de l’ensemble de l’Eglise, et en attribuant à lui tout seul le charisme de l’infaillibilité. Cela a déformé le visage de l’Eglise Catholique Romaine, en lui faisant perdre la ressemblance avec la Sainte Trinité, unique dans Son essence et égale dans Ses Hypostases.
Le protestantisme est à l’opposé. En voyant dans la réalité spirituelle propre à l’homme un des aspects de la vérité, celui de la vocation de chacun à la plénitude de communion directe avec Dieu, il le pousse également à l’extrême et par cela tombe dans un autre excès – la prédomination du subjectif et de l’individuel, qui est inévitablement unilatéral. C’est pourquoi il aboutit à la désunion et à la perte d’une vie organiquement unie à l’image de la vie consubstantielle de la Sainte Trinité.
L’exclusivité qui résulte du développement logique d’un seul aspect de la vérité, qui le pousse « jusqu’à la fin », en le laissant absorber tous les autres aspects de cette même vérité, telle est la caractéristique de nombreuse hérésies engendrées par le rationalisme.
Examinons maintenant le papisme de Constantinople qui a trouvé son expression la plus importante dans l’Encyclique du Patriarche Athénagoras adressée au monde orthodoxe le premier dimanche du Carême 1950 (dit Dimanche de l’Orthodoxie). Nous trouvons ici une ressemblance croissante avec Rome. L’idée essentielle de Constantinople consiste à dire qu’étant donné que la Première Rome ait apostasié, c’est « la Deuxième Rome » qui prend sa place avec les mêmes droits et les mêmes arguments. Dans cette encyclique le Patriarche Athénagoras, à l’instar des Papes de Rome, appelle son siège : « la colonne de nuée lumineuse », « l’Acropole invincible de l’Orthodoxie et le rocher haut établi par Dieu », « l’arche de la grâce », « Siège Œcuménique et Centre vers lequel sont tournés les yeux de l’ensemble des Eglise Orthodoxes Autocéphales, indépendantes d’une façon administrative et par une dispense canonique… ces Eglises qui ne sont unies avec le Corps de l’Eglise Une, Sainte, Catholique et Apostolique qu’à travers l’Eglise-Mère et par l’union et le contact avec Elle »… « L’Eglise-Mère, dont toute l’existence ne fut qu’une lutte pour la conservation de la foi et des vertus des ancêtres, pour la stabilité des saintes Eglises de Dieu, pour le salut de tout le  « pléroma » des chrétiens ; cette Eglise peut en toute justice compter sur l’obéissance et la dévotion de ses enfants et sur l’accomplissement de leur devoir envers Elle d’une façon complète »…
Cette phase nouvelle du papisme de Constantinople, transposée en formule dogmatique, peut être comparée au subordinationisme de Tertullien. Celui-ci ne nie pas la consubstantialité du Père et du Fils, mais, dans son conception stoïcienne de la substance, il confesse sa divisibilité, et ceci en degrés inégaux : « le Père étant tout, le Fils, une partie ». De même, Constantinople n’affirme pas avoir une essence différente des autres Eglises autocéphales, mais les imagine être amoindries vis-à-vis de lui. Constantinople – est tout, il est l’Eglise Universelle,[14] les autres – ne sont que des parties, qui n’appartiennent à l’Eglise Œcuménique qu’en tant, qu’elles sont attachées à Constantinople.
Est-il nécessaire de démontrer que cette forme de papisme est aussi une hérésie ecclésiologique, comme le papisme de Rome ? Est-il nécessaire de dire que, appliqué à la vie de l’Eglise, il amènera inévitablement à une déformation de toute notre existence spirituelle ? A l’exemple de la première Rome, il rattache le droit de pouvoir et de l’enseignement dans l’Eglise à un lieu (et lorsqu’il s’agit de Constantinople, il faut ajouter aussi, à la race grecque), et nous ramène aux temps dont parle l’Evangile : « Nos pères ont adoré sur cette montagne ; et vous dites, que le lieu où il faut adorer est à Jérusalem » (Jean, IV, 20).
Le Patriarche Athénagoras fait dépendre l’appartenance à l’Eglise Œcuménique du lien avec Constantinople. Ce ne sont pas là la croyance et la confession qui nous ont été transmises de l’Eglise Primitive.
« L’Eglise Une – est, avant tout, l’Eglise Sainte. Mais au sens propre de ce mot « Seul le Seigneur » est saint. L’Eglise est sainte, parce qu’Elle est sanctifiée par Lui, parce qu’Elle participe à la Vie Divine, et parce que l’Unité Divine et la communion de l’Eglise avec le Seigneur est la source de l’Unité dans l’Eglise. L’Eglise est Une, puisqu’Elle possède une seule source de sainteté et ne peut être qu’Une par la force de cette sainteté. L’Eglise est Sainte en tout lieu, et non seulement dans un lieu quelconque, ou par la vertu d’un lieu quelconque. Ainsi le Concile de Carthage écrivait au pape Célestin : « En aucun lieu la plénitude de la grâce du Saint Esprit n’est diminuée ». L’Eglise est Une comme les branches d’une vigne sont unies à son tronc, car Elle demeure en union avec le Christ – Source de Sa vie (Jean XV, 1-5). Le Seigneur prie, que Ses disciples soient « parfaits dans l’unité » en vertu de leur ascension par Lui vers la plénitude de la Vie Divine (Jean XVII, 22-23). Quand Saint Paul nous parle de l’Unité de l’Eglise, il ne fait pas dépendre cette unité d’un seul centre administratif, mais de la communion d’un seul pain et d’une seule coupe, du Corps et du Sang du Seigneur Christ, Qui est le Seul Chef de l’Eglise, (I Cor., X, 14-17 ; Eph., IV, 15-16). (Journal du Patriarcat de Moscou », 1948, no. 8, p. 68).[15]
« Puisant sa sanctification directement de l’Esprit de Dieu, chaque Eglise locale se suffit à Elle-même.[16] Mais comme cette source de sanctification est une, Elle reste toujours – l’Eglise Une. Il ne peut y avoir aucun centre terrestre commun, auquel toutes les Eglises locales devraient être soumises, car l’existence d’un tel centre, à côté du centre commun céleste introduirait un dualisme dans l’Eglise et briserait Son unité. (M. Troïtsky « De l’autocéphalie dans l’Eglise », « Journal du Patriarcat de Moscou », 1948, no. 7, p. 34).
Si les thèses du Patriarche Athénagoras étaient appliquées à la vie, l’Eglise perdrait la vraie unité qui Lui est propre et dont le grand théologien Khomiakoff parle en ces termes :
« L’unité intérieure est vraie, produit et manifestation de la liberté ; l’unité basée non sur une science rationaliste, ni sur une convention arbitraire, mais sur la loi morale de l’amour mutuel et de la prière ; l’unité, où, nonobstant la gradation hiérarchique des fonctions sacerdotales, nul n’est asservi, mais où tous sont également appelés à être participants et coopérateurs de l’œuvre commune, enfin l’unité par la Grâce de Dieu et non par une institution humaine, telle est l’unité de l’Eglise ».
Ensuite il dit que : « Dans le romanisme, bien compris, l’unité pour les chrétiens est uniquement l’unité de l’obéissance à un pouvoir central, c’est leur asservissement à une doctrine, à laquelle ils ne coopèrent pas et qui leur reste constamment extérieure (car elle réside uniquement dans un seul chef hiérarchique)… C’est évidemment l’unité dans le sens conventionnel et non pas dans le sens chrétien » ( l’Eglise latine et le Protestantisme, pp. 301-302).
« L’EGLISE EXIGE L’UNITE PARFAITE, de même qu’Elle ne peut donner en échange QUE L’EGALITE PARFAITE ; car Elle connaît la FRATERNITE, mais ne connaît pas la SUJETION » (p. 61).
« L’Eglise-Mère… peut en toute justice compter sur la dévotion et l’obéissance filiale de ses enfants et sur l’accomplissement de leur devoir envers Elle d’une façon exacte et empressée ». Ayant la prétention que Constantinople est la Mère des Eglises, le Patriarche Athénagoras, dans cet appel, à l’exemple des Papes de Rome s’adresse directement aux Orthodoxes de l’Univers, les invitant à se soumettre à lui. Passons ici sous silence vis-à-vis de quelles Eglises et dans quelle mesure Constantinople a été Mère de toutes les Eglises. Tout de même, en déduire l’attente d’une soumission serait en contradiction avec la triadologie orthodoxe, selon laquelle la relation du Père et du Fils n’enlève pas l’égalité absolue des hypostases. « Celui Qui nait de la Substance est égal à Celui qui engendre ». Ainsi pensaient les Saints Pères (Grégoire de Nazianze). Même les Juifs le comprenaient. « … Il disait que Dieu était Son propre Père, Se faisant égal à Dieu » (Jean, V, 18).
Dans la vie de l’Eglise la relation de l’Eglise-Mère et des Eglises-Filles n’a jamais été reconnue comme base de supériorité de pouvoir, et même d’honneur. Ceci devient évident par l’exemple de l’Eglise de Jérusalem qui est incontestablement la Mère de toutes les Eglises, y compris Celle de la Première Rome. Rome est fière de posséder le tombeau de Pierre. A Jérusalem se trouve le Sépulcre lumineux du Seigneur – Sauveur du monde. Rome est fière de la gloire de la « ville éternelle ». A Jérusalem, le Seigneur, le Roi de Gloire, prêcha, souffrit et ressuscita. A Jérusalem, sur le Mont des Oliviers, Il bénit  les disciples et ascendit au ciel avec gloire. A Jérusalem, dans la Chambre haute de Sion, le Saint Esprit descendit sur les Apôtres et sur ceux qui étaient avec eux, c’est-à-dire sur toute l’Eglise. C’est à Jérusalem que la Très Sainte Mère de Dieu passa sa vie. C’est à Jérusalem qu’eut lieu le premier Concile des Apôtres, présidé par Jacques, le Frère du Seigneur. Et, malgré tout cela, à l’époque qui précéda le Premier Concile Œcuménique Jérusalem perdit même son indépendance et fut soumise au Métropolite de Césarée en Palestine.
Une tendance à discréditer le principe de l’égalité des Eglises locales nous paraît être l’élément le plus essentiel de l’encyclique du Patriarche Athénagoras, — en d’autres termes, nous y remarquons un commencement de lutte avec le principe de l’ « autocéphalie ». Cette idée apparaît, pour la première fois, dans « La Voix de l’Eglise », (Ecclesiast. Phoné, une périodique d’Athènes) au moment où le Schisme bulgare prend sa fin (1945). M. Spéranzas, ex-Procureur Général du Synode de l’Eglise Grecque d’Athènes, indigné par la liquidation de ce schisme par le Patriarche de Constantinople sous l’influence de Moscou, et sans avis préalable de la part d’Athènes, publie une série d’articles remplis d’injures envers l’Eglise Bulgare, ainsi que l’Eglise Russe et toutes les autres Eglises orthodoxes slaves. En même temps, l’invitation fraternelle du Patriarche de Moscou au Patriarche de Constantinople d’assister à son intronisation étant qualifiée par M. Spéranzas comme une recherche d’appui sur l’autorité de Constantinople, il pose la question de l’importance universelle de l’autorité de Byzance et déclare erroné le principe d’autocéphalie. (Ne possédant pas les numéros de ce périodique, nous faisons ces citations par mémoire).
Parmi les théologiens russes, c’est surtout le R. P. Archiprêtre Basile Zenkovsky et le R. P. Alexandre Schmemann qui se sont prononcés à ce sujet. Confondant l’idée de « l’autocéphalie » avec celle du « nationalisme », pour rejeter les deux au nom d’un « universalisme », ils détruisent le principe même de la structure de l’Eglise Universelle. Le R. P. Zenkovsky écrit : « Le christianisme n’aurait-il pas fait fausse route, en admettant la formation d’Eglises appelées[17] nationales ». Et encore, « Le christianisme étant enfermé[18] dans dans des cadres nationaux trop étroits, n’apparaissait pas aux yeux des hommes dans toute Sa plénitude » (Messager du Mouvement Chrétien des Etudiants Russes », Munich, 1949, numéros 11-12, p. 10).
Il est plus difficile de nous limiter à une courte citation du précis du R. P. Schmemann pour résumer ses idées. Il arrive aux mêmes conclusions que le R. P. Zenkovsky en exagérant le rôle du moment national qui n’est qu’un détail accidentel dans la vie de l’Eglise.  Mais plus objectif que ses aînés, il parvient à toucher à la vraie raison qui est à l’origine de l’excitation du sentiment national dans la vie de certaines Eglises locales, à savoir l’impérialisme étroit des Grecs sur le plan ecclésiastique et politique. Il écrit :
« Dans la conception de Byzance le baptême de peuples nouveaux impliquait nécessairement leur introduction dans l’organisme politique et religieux de l’Empire et leur soumission à son autorité œcuménique, orthodoxe. Mais en réalité, cet Empire avait perdu depuis longtemps son caractère universel et supra-national, et pour ces peuples nouvellement convertis cette idéologie byzantine devenait trop souvent un impérialisme GREC dans le domaine ecclésiastique et politique » (p. 11).
Plus lois, en parlant d’une « décomposition » (?) de la conscience universelle dans le sein de l’Orthodoxie », il identifie la conception de l’autocéphalie avec celle du nationalisme et de l’indépendance.
« Le but principal de chaque peuple-état devint l’obtention d’une autocéphalie, comprise comme Independance de telle Eglise nationale vis-à-vis des anciens centres d’Orient, avant tout vis-à-vis de Constantinople… Il est difficile de nier que la cause principale de ce processus malheureux réside, avant tout, dans la transformation de l’universalisme byzantin en nationalisme grec. Il est important de comprendre que l’identification du sens AUTOCEPHALIE et INDEPENDANCE est un symptôme caractéristique de ce nouvel esprit, qui apparaît alors dans l’Eglise, et qui montre que la conscience chrétienne se laisse inspirer par un nationalisme étatique, au lieu de le transformer et l’éclairer » (Op. cit., p. 13).
Sans nous laisser entraîner dans une analyse détaillée de cette citation, nous nous limiterons, pour le moment, à dire que nous ne sommes pas en accord avec les conclusions de l’auteur, en formulant notre avis en termes qui lui sont presque propres, mais en inversant le sens de ses affirmations. Nous pensons que malgré les éléments nationaux et politiques apportés par les peuples orthodoxes dans la recherche de la constitution de leur Eglise, c’est L’ESSENCE MEME DE L’EGLISE, organisme théandrique, QUI IMPOSA LES FORMES DE CETTE CONSTITUTION. Nous justifions notre conclusion opposée à celle du R. P. Schmemann, par le fait incontestable de l’existence de ces formes dès le commencement de l’Eglise ; ces formes n’étant pas une invention nouvelle d’une conscience nationale et étatique, elles furent simplement transmises aux nouveaux peuples chrétiens.
Continuons notre examen du principe de l’autocéphalie. Il n’est pas étonnant que Constantinople ait commencé dès maintenant une lutte contre ce principe : c’est dans la nature de tout papisme. Rome non plus n’accepte pas ce principe. Voici ce qu’en dit le prêtre Tychkéwitch, dans son « Traité de l’Eglise », cité plus haut :
« Dans l’Eglise universelle des églises locales sont acceptables comme parties d’un seul organisme, comme branches dépendantes d’un tronc unique et central ; mais non comme formations ecclésiastiques complètement indépendantes, entières et autocéphales, unies seulement par une ressemblance extérieure, par un esprit commun et une foi commune. La « centralisation » dans l’Eglise peut s’affermir ou faiblir, sous l’influence de conditions temporaires et locales ; mais l’autocéphalité complète des églises locales n’est admissible sous aucun prétexte. L’Eglise serait alors polycéphale ; à plusieurs têtes, ce qui est impossible pour sa nature théandrique » (p. 34).
« … les confessions qui admettent le morcellement de l’Eglise en sectes, ou même en « autocéphalies », complètement libres et indépendantes du centre, ne peuvent être ni la vraie Eglise, ni même une « branche », une partie de l’Eglise. Une seule hiérarchie est propre à l’Eglise ; la fédération de plusieurs hiérarchies complètement indépendantes est en contradiction avec sa nature. Une autonomie complète des parties est impossible. L’Eglise n’est pas une UNION D’ORGANISMES, unis seulement par un principe identique d’esprit et de croyance, mais un organisme théandrique, animé « par le même Esprit », sanctifié et gouverné par une seule hiérarchie ininterrompue et étroitement liée, ayant à sa tête un seul hiérarque suprême » (p. 152).
Une ressemblance extraordinaire entre la doctrine de nos néo-papistes et la doctrine romaine, non seulement en esprit, mais aussi en argumentation a été relevée par les Romains avec une satisfaction visible. Le Bulletin de la paroisse catholique russe de Paris (rue François Gérard), « Notre Paroisse » numéro 7, 1950, pp. 17-19, publie de longs extraits du discours prononcé par M. S. Verkhovsky à « l’Assemblée Diocésaine » de l’Exarchat Russe de Constantinople (Messager « Tzerkovny Vestnik », numéro 21, 1949), avec les commentaires suivants :
« … Nous publions… quelques extraits intéressants du « Tzerkovny Vestnik », organe officiel de l’Exarchat Russe en Europe Occidentale, qui montrent clairement que nous ne sommes pas fantaisistes, en affirmant que la primauté, appartenait au Souverain Pontife de Rome au sein de l’Eglise Primitive, et n’était pas seulement une primauté d’honneur, mais aussi une supériorité de pouvoir » (suit un extrait de la p. 16 du « T. Vestnik »). Plus loin nous lisons :
« Dans ce même bulletin nous trouvons des pensées que nous pouvons signer et considérer comme les nôtres ». Suit une longe citation de la Déclaration de l’Assemblée Diocésaine (p. è) où nous trouvons les paroles suivantes particulièrement accentuées : « C’est pourquoi  dès l’âge des apôtres, la Sainte Eglise ou, pour mieux dire, Dieu Lui-même a institué un évêque supérieur premier dans l’ensemble de l’Eglise catholique, et dans chaque lieu ou dans chaque ville un seule évêque, Vicaire terrestre de Son Fils… « Ceux qui proclament un autre enseignement ne le font pas dans l’esprit du Seigneur, mais sèment le trouble et la discorde »…[19]
Sans un autre bulletin d’information catholique romain « Vers l’Unité Chrétienne » (Novembre 1949, numéro 17), nous trouvons un article du R. P. Dumont « L’Orthodoxie Russe et la primauté du Siège Œcuménique » dans lequel l’auteur, analysant les décisions de l’Assemblée Diocésaine, écrit : « Ces déclarations, dont on n’aura pas de peine à saisir la portée, ont soulevée de la part des deux autres juridictions une réprobation véhémente. L’accusation de « papisme » devait tout naturellement venir sous la plume des contradicteurs, encore qu’à notre sens ce reproche ne soit entièrement fondé, puisque le message reste encore loin de la conception romaine d’une Primauté, instituée par le Christ Lui-même ; on aura, en effet, remarqué la formule : « dès les temps apostoliques, la Sainte Eglise, ou pour mieux dire, Dieu Lui-même ». Il n’en reste pas moins que cette affirmation vise à remettre en valeur au sein de l’Orthodoxie un principe et une pratique qui s’y étaient progressivement proscrits, et dont la restauration pourrait bien marquer une étape dans la voie d’une meilleure intelligence de la position du catholicisme romain ».
***
Quelle est donc la raison pour laquelle le principe de l’autocéphalie des Eglises locales est si cher à l’Orthodoxie ? Pourquoi nous apparaît-il  comme étant non seulement la forme naturelle de la vie de l’Eglise, qui Lui est essentiellement propre, mais aussi la condition indispensable pour garder fidèlement la tradition de la vérité et les voies qui mènent vers la connaissance de cette vérité ?
Comme il a déjà été dit, le terme « autocéphalie » est, philologiquement parlant, très imparfait. Il n’exprime pas l’idée qu’il renferme, ce qui permet aux esprits rationalistes de le déformer et de s’y opposer. Le vrai sens de ce terme étant l’affirmation du fait que la plénitude de la vie ecclésiastique est propre à tout lieu où existe une communauté chrétienne, qui possède un sacerdoce intégral (Concile des Evêques) et qui garde l’enseignement dogmatique dans son incorruptibilité, ainsi que la Tradition de l’Eglise Orthodoxe Universelle. Le code canonique de l’Eglise Orthodoxe contient la célèbre épître du Concile de Carthage (la seconde adressée au pape Célestin), qui proclame avec force et clarté : « En aucun lieu la grâce de l’Esprit Saint n’est diminuée ». Les Pères de Carthage se fondent sur l’autorité du premier Concile de Nicée. Nous voyons donc que le principe d’autocéphalie est l’expression historique d’une conscience profondément propre à l’Eglise, à savoir que la grâce ne s’amoindrit en aucun lieu. Le vrai sens contenu dans le terme « autocéphalie » est la conception orthodoxe de la consubstantialité de l’Eglise correspondant à la consubstantialité des Personnes de la Sainte Trinité, qui exclut l’idée stoïcienne de Tertullien de la divisibilité de la Substance, et ceci en parties inégales.
Le principe d’autocéphalie exprime la conviction que l’Eglise Catholique en chaque lieu apparaît dans la plénitude de la grâce qui Lui est conférée, et par la force de cette plénitude des dons, Elle est partout l’Eglise Une et Catholique. Le principe de l’autocéphalie nous apprend qu’aucun lieu, aucun titre, aucune race ne possèdent dans l’Eglise la supériorité en pouvoir ni en doctrine sur d’autres lieux ou d’autres peuples. Il nous dit aussi que « l’Esprit souffle où Il veut », et Son souffle dans l’Eglise ne dépend pas du gré d’un hiérarque.
Le principe d’autocéphalie des Eglises locales nous enseigne leur égalité en dignité selon l’image des Personnes Divines, et dans sa réalisation finale il exprime notre espérance commune de voir non seulement toute Eglise locale, mais aussi chacun de Ses membres, chaque personne-hypostase humaine, — porteur de toute la plénitude catholique de la vie de l’Eglise à l’image de la Sainte Trinité, dont chaque Hypostase porte en Elle toute la plénitude absolue de l’Etre Divin ; et cela non par exclusion ou absorption des autres Personnes-Hypostases, mais par la demeure dans la plénitude de l’unité de la Substance.
L’autocéphalie des Eglises locales n’est ni historiquement ni spirituellement le résultat des éléments étrangers à l’Eglise Catholique, tels que le philétisme, le nationalisme, l’étatisme, ou la politique. Dans l’Eglise ancienne, chaque communauté chrétienne était, en effet, autocéphale. L’histoire nous montre que sur le territoire d’un seul Etat peuvent coexister plusieurs Eglises autocéphales. Il en fut ainsi dans l’Empire Romain avant sa division, dans l’Empire Byzantin d’Orient, plus tard dans l’Empire Turc. En Russie actuelle il existe deux Eglises autocéphales.
La vie de l’Eglise Universelle ne nécessite pas un centre administratif unique. Mais le principe d’autocéphalie n’exclut pas la possibilité de fonder un centre commun, coordonnant la vie des Eglises, qui, cependant, jamais, sous aucun prétexte ne doit prendre la forme d’un Vatican « infaillible », ce qui transformerait la vie ésotérique de l’Eglise en Etat avec son autorité extérieure. Ceci serait équivalent à la perte de la religion, comme telle.
Nous croyons avoir démontré clairement qu’en dehors du principe de l’autocéphalie, c’est-à-dire sans confesser la CONSUBSTANTIALITE ET L’EGALITE EN DIGNITE des Eglises locales, et de tout l’Episcopat en général, la vraie catholicité de l’Eglise qui est à l’image de la Catholicité de l’Etre Divin disparaîtrait de ce fait. En écartant la LIBERTE DE LA CATHOLICITE CONSUBSTANTIELLE ET EGALE EN DIGNITE, nous perdrons inévitablement la voie vers la connaissance de la Vérité, Qui se révèle seulement à l’union dans la charité, et non à un hiérarque quelconque pris séparément, qui se met en marge de cette loi. Le grand Khomiakoff a parlé de cela dans ses œuvres, mais il est, malheureusement, presque oublié à l’heure actuelle.
Si nous luttons contre le néo-papisme apparu dans le sein de notre Sainte Eglise nous luttons uniquement pour la vérité telle que l’Eglise la confesse, la Vérité éternelle. Nous rejetons toute conception de « Rome », Première, Deuxième ou Troisième dès que cette conception tend à introduire le principe de subordination dans la vie de l’Eglise. Nous rejetons tout papisme, qu’il soit à Rome, à Constantinople, à Moscou, à Londres, à Paris, à New-York ou en tout autre lieu. Nous nions le papisme comme une hérésie ecclésiologique, déformant le christianisme.
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La substance éternelle de l’Eglise se reflète dans tous les aspects de la vie humaine sur terre. La structure canonique de l’Eglise est l’une des projections de Sa nature spirituelle, pure et sainte. En se reflétant dans ce monde les éléments de la réalité purement ecclésiastique se confondent avec les éléments d’ordre naturel, conventionnels et relatifs. Mais l’idée et le but de Dieu, qui sont par conséquent ceux de l’Eglise, restent inaltérables même dans cette confusion. Ce but est le salut du monde, — afin « que ce corps corruptible soit revêtu de l’incorruptibilité, et que ce corps mortel soit revêtu de l’immortalité » (I Cor., XV, 53) par la communion à la Grâce divine.
Dans les conditions de notre vie terrestre déchue, la « projection » de la nature sainte et incorruptible de l’Eglise, prend inévitablement une certaine nuance de convention. C’est pourquoi la constitution canonique de l’Eglise n’est pas une norme juridique absolue ; elle porte en elle des traces d’imperfection de notre existence historique ; il y a des éléments temporaires, répondant à telle ou telle condition de l’époque ; certains détails ont subi plus d’une fois des changements, et dans l’avenir de tels changements ne sont pas impossibles. Néanmoins, la condition canonique garde toujours ses racines profondes, son essence inaltérable, qui ne peut être en contradiction avec notre conscience dogmatique. Ainsi, puisque nous confessons que « ce n’est point sur cette montagne, ni à Jérusalem » que le Père est adoré, mais " les vrais adorateurs adorent le Père en esprit et en vérité", comment est-il possible, que les canons de l’Eglise nous imposent un principe local, comme condition indispensable d’appartenance à la vraie Eglise ?
Voici un exemple classique de mentalité papiste : « N’oublions jamais qu’entre Dieu et nous il y a un lien, et ce lien c’est Rome »… (Le sermon du R. P. Valette, Journal « La Croix », 7 octobre 1949,  numéro 20.261).
Si Sa Sainteté Athénagoras, Patriarche de « la Deuxième Rome » nous adresse aujourd’hui une encyclique pour prêcher la soumission à la Cathêdre de Constantinople comme condition formelle d’appartenance à l’Eglise Universelle, quel vrai chrétien, « adorant en esprit et en vérité », acceptera cette parole ?
Imaginons-nous qu’une catastrophe quelconque fasse disparaître la Première et la Deuxième Rome. Cette disparition, laissera-t-elle le monde dépourvu de communion véritable avec Dieu, par ce que « les liens », qui nous rattachent à Elle, sont disparus ? Certes, c’est là une « voix étrangère » (Jean, X, 5). Ce n’est pas notre foi chrétienne.
Nous avons essayé de démontrer par le présent aperçu que la doctrine ecclésiologique ne peut être en contradiction avec la doctrine triadologique ; que même dans son aspect historique l’Eglise doit refléter l’image de la Vie Tri-unitaire. Le canon, qui établit l’unité entre les Evêques des Eglises locales à l’image de la Sainte Trinité, et qui est en même temps le reflet le plus proche de cette unité, est le XXXIV Canon Apostolique.[20]
C’est vers une unité semblable que nous appelle Sa Sainteté Alexis, Patriarche de Moscou et de toutes les Russies :
« … Le Christ a dit à ses disciples : « Que celui qui voudra devenir plus grand parmi vous, soit votre serviteur, et que celui qui voudra être le premier d’entre vous, soit votre esclave » (Math., XX, 26-27). Que le Seigneur ouvre les yeux de l’esprit aux Pontifes Romains, qu’ils acquièrent, avec l’aide de Dieu, la force de l’Esprit, afin qu’ils renoncent à la vaine prétention d’établir sur terre leur domination sur tous les héritiers des Apôtres ! Oh ! si le Seigneur daignait nous accorder de voir le jour heureux de l’UNION des Evêques de l’Eglise, frères et égaux en droits ! Cela aurait servi de commencement à la paix dans le monde entier »… (Actes de la Conférence de Moscou, T. I, p. 90 ; Journal du Patriarcat de Moscou, numéro spécial en français, 1948, p. 16).
Ainsi « l’Eglise appelle dans son sein toutes les nations et attend avec espérance la venue de Son Sauveur. Elle voit d’un œil tranquille le flot des âges, l’orage des agitations historiques et les courants des passions et des pensées humaines rouler et tourbillonner autour du rocher sur lequel Elle S’appuie et qu’Elle sait inébranlable. Ce rocher, c’est le Christ » (Khomiakoff : « L’Eglise latine et le Protestantisme » pp. 303-304).
HIEROMOINE SOPHRONY
[Source : « Unité de l’Eglise, image de la Sainte Trinité » Vestnik russkogo zapadno-evropeiskogo patriarshego ekzarkhata / Messager de l’exarchat du Patriarche russe en Europe occidentale 5 (1950), 33-61]
et 
[*] id est orthodoxe!

[...]
[4] L’ « autocéphalie » n’est pas un terme philologiquement heureux. Il n’exprime pas l’idée qu’il renferme, mais, à l’exemple des Pères, nous nous bornerons à analyser les principes, sans discuter les mots.
[5] “Nous sommes tous les fils de l’Eglise Russe, héritiers de Sa (?) tradition, que nous cherchons à garder et à développer à l’étranger ». « Nous avons la conscience de porter, de garder, de continuer et de développer la Tradition sacrée de l’Eglise Russe » (Messager de l’Eglise Russe en Europe occidentale, no. 21, pp. 3 et 18).
[6] Ces passages ont été soulignés par nous. H. S.
[7] Tous les textes de ce Traité sont traduits du russe par nous. H. S.
[8] Il s’agit là du Synode de Munich, tenu par le groupe des dissidents russes, ayant à sa tête le Métropole Anastase. H. S.
[9] L’expression originale—« natchalo-vojd » est tout à fait étrangère au langage de l’Eglise ; littéralement traduite elle serait : « archi-führer ».
[10] Textes soulignés par nous. H. S.
[11] C’est la première fois dans l’histoire de l’Eglise que nous entendons parler de l’hérésie « catholique » [avec le sens orthodoxe ici].
[12] Expression prise dans l’Evangile Saint-Jean XIII, I.
[13] « Il nous faut analyser jusqu’au bout la nature de l’Eglise pour ne pas tomber dans cet état maladif » (c’est-à-dire le « nationalisme dans l’Eglise »). Archiprêtre B. Zenkovsky « Messager du Mouvement Chrétien des Etudiants russes », Munich, 11-12, 1949, p. 19). « Nous répétons, il faut aller jusqu’au bout du raisonnement et éviter surtout l’expression « Eglise locale » ; cette expression n’a rien à voir dans une telle conception de l’Eglise ». (R. P. Schmemann, op. cit. p. 19).
[14] Ces prétentions [du Patriarcat] de Constantinople sont d’autant plus étranges qu’il est actuellement « diminué jusqu’à l’extrême » (cette expression appartient au R. P. Sémenoff-Tian-Chansky, voir Messager « Tzerkovny Vestnik », no. 23, p. 9). Il est diminué et réduit à tel point qu’en nos jours vis-à-vis l’ensemble de l’Eglise Orthodoxe il ne forme que la 1/20.000 partie.
[15] Autant qu’il nous est connu, ce texte appartient au Prof. S. Troïtsky et avait été proposé par l’Eglise Russe à la Conférence de Moscou en 1948 comme « Message aux Chrétiens du monde ». Ce texte fut, cependant, abandonné pour donner la préférence à celui proposé par le Métropolite Stéphane de Bulgarie. (Voir « les Actes de la Conférence des Chefs et des Représentants des Eglises Orthodoxes autocéphales, tenue à Moscou en 1948. T. II, p. 413).
[16] Comme possédant la plénitude de la grâce. H. S.
[17] Par qui sont-elles « appelées nationales » ? H. S.
[18] Qui donc l’a enfermé ? H. S.
[19] Traduit du russe par nous.
[20] Voir l’ « Analyse du XXXIV Canon Apostolique », faite en Français par R. P. Archiprêtre E. Kovalesky dans notre « Messager » numéros 2-3, p. 67, et son article en russe : « Les problèmes ecclésiologiques » dans le « Messager » numéro 4, p. 11).

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