Photo : spzh.news
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L'auteur de cette analyse, Alexei Smirnov, est un chroniqueur religieux de premier plan en Ukraine. M. Smirnov écrit pour les principaux médias ukrainiens tels que Vesti et la chaîne de télévision 112. Il est également expert en études religieuses pour la chaîne NewsOne TV.
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Dans son interview à l'agence de presse bulgare BGNES, le Patriarche Bartholomée a déclaré : " Le facteur décisif qui a motivé le Patriarcat œcuménique à accorder l'autocéphalie à l'Ukraine était son désir de guérir le schisme existant et de rétablir l'unité de l'Eglise dans ce pays. Selon Bartholomée, c'est pour cette bonne cause qu'il a profité de son privilège d'accepter des appels contre les décisions d'autres Églises orthodoxes locales et d'accorder l'autocéphalie, sans tenir compte de l'opinion des autres.
Les paroles de Bartholomée sur le rétablissement de l'unité de l'Église semblent jolies de l'extérieur. Cependant, son action est loin d'être conforme aux canons adoptés en Orthodoxie, selon lesquels le Patriarche de Constantinople n'est que "le premier parmi ses pairs" (primus inter pares) et n'a pas d'autorité directe et de pouvoirs de décision spéciaux en plus de ceux exercés par les autres Primats. Plus important encore, ses actions ont conduit directement au résultat complètement opposé - au lieu de l'unification, elles ont causé un schisme encore plus grand dans l'orthodoxie ukrainienne.
Voici les faits les plus récents.
Le 20 juin 2019, à la cathédrale Saint-Volodymyr [Vladimir] de Kiev, le Patriarche honoraire de "l'église orthodoxe ukrainienne" [schismatique] Philarète a convoqué un "Concile local de l'Eglise orthodoxe ukrainienne du "patriarcat de Kiev" où il a annoncé la pleine reprise des activités de "son patriarcat".
Les participants du "Concile local" ont adopté une résolution sommaire de dix clauses, dans laquelle ils ont retiré leur signature de la décision prise lors du Concile d'unification du 15 décembre 2018 concernant la liquidation du "patriarcat de Kiev [schismatique] et la création de " l'église orthodoxe ukrainienne" [schismatique], proclamant plutôt que le patriarcat de Kyiv reprendra ses activités sous la direction permanente du "patriarche" Philarète. Ils ont également déclaré leurs droits exclusifs sur la gestion des monastères et des diocèses ukrainiens et étrangers qui faisaient autrefois partie de ce "patriarcat". De plus, Philarète et les membres de son "Concile" refusèrent de reconnaître les conditions du Tomos qui "privèrent l'Église ukrainienne de ses paroisses étrangères et la rendirent complètement dépendante du Patriarcat de Constantinople".
Philarète, désabusé par le soutien insignifiant de ses anciens hiérarques du "patriarcat de Kiev", a ordonné deux nouveaux évêques, les bénissant pour qu'ils prennent leur place au Synode du "patriarcat" nouvellement formé, qui a repris son travail. Il a rappelé que le Primat de "l'église orthodoxe ukrainienne [schismatique] sous Constantinople et la plupart de ses évêques avaient été ordonnés par lui sans aucun soutien ni reconnaissance du patriarcat de Constantinople et des autres Églises locales orthodoxes.
En réponse aux actions de Philarète, le synode extraordinaire de l'église orthodoxe ukrainienne [schismatique] sous Constantinople, tenu le 24 juin, a dépouillé le patriarche honoraire de son statut d'administrateur du diocèse de Kiev, expulsé de son épiscopat ses plus proches partisans et annoncé que les églises et monastères de Kiev seraient placés sous la juridiction du "metropolite Epiphane".
Ainsi, après seulement six mois, l'orthodoxie ukrainienne se trouve aujourd'hui dans la même situation difficile qu'avant la création de ce que l'on appelle l'église orthodoxe ukrainienne [schismatique] sous Constantinople et l'octroi du Tomos d'autocéphalie par le patriarche Bartholomée. Maintenant, au lieu de l'église schismatique (avec l'Eglise canonique et le "patriarcat schismatique), qu'il y a maintenant une "église orthodoxe ukrainienne" [schismatique] nouvellement créée, contrôlée par Constantinople, en opération. Et les différends entre les Églises ont été remplacés par des saisies de pillards ainsi que par des attaques contre des églises, le tout avec la participation active de responsables gouvernementaux et de " militants " radicaux armés. Jusqu'à récemment, les principales victimes de ces actes illégaux étaient des ecclésiastiques et des paroissiens de l'Église orthodoxe ukrainienne canonique du Métropolite Onuphre. Aujourd'hui, littéralement un jour après le "Concile" du "patriarcat de Kiev", Philarète et le clergé qui le soutient ont commencé à se plaindre des insultes et des menaces proférées contre eux ainsi que des saisies forcées d'églises appartenant auparavant au "patriarcat de Kiev".
Les véritables objectifs du patriarche Bartholomée
Les faits d'un schisme de plus en plus profond dans l'orthodoxie ukrainienne sont si éloquemment énoncés que Bartholomée qui "aspire à restaurer l'unité de l'Eglise" devrait immédiatement, sinon révoquer les Tomos accordés à "l'église orthodoxe ukrainienne [schismatique]" (comme il l'a fait en novembre 2018 concernant l'exarchat des paroisses russes en Europe occidentale), puis au moins réunir une synthèse pan-orthodoxe pour discuter la situation en Ukraine et appeler les autorités ukrainiennes qui soutiennent une organisation religieuse, de cesser de se mêler de la destinée à l'Eglise orthodoxe.
Cependant, le patriarche de Constantinople ne fait rien de tel et n'a pas l'intention de le faire. La raison n'a rien à voir avec la confiance en soi de Bartholomée et sa croyance en sa propre correction canonique ni, en fait, en son désir de sauver la face. La vraie raison en est que les actions calculées de Bartholomée en Ukraine s'inscrivent pleinement dans la stratégie à long terme du Phanar qui vise à renforcer la position du Patriarcat de Constantinople et à établir son autorité sur les autres Églises orthodoxes locales. Selon la logique de cette stratégie, les Églises orthodoxes locales devraient reconnaître la primauté inconditionnelle du Patriarche de Constantinople (analogue à la primauté du Pape dans l'Église catholique), son privilège d'être l'arbitre unique et suprême dans tous les litiges ecclésiaux, ainsi que son droit à prendre des décisions individuelles et à établir la stavropégie sur les territoires de toutes les Églises orthodoxes locales. En outre, et selon cette stratégie, les Églises orthodoxes locales devraient à l'avenir limiter leurs activités exclusivement aux frontières nationales et abandonner leurs diocèses étrangers en faveur du Phanar.
Bartholomée a inclus indicativement tous ses objectifs dans le texte du Tomos d'autocéphalie qui a été accordé à l'"église orthodoxe ukrainienne". Selon ce Tomos, "l'Eglise orthodoxe ukrainienne" reconnaît : 1) le trône œcuménique comme chef, comme sont supposés le faire tous les autres patriarches et primats" ; 2) le "droit inaliénable du trône œcuménique d'établir la stabilité partout" ; 3) la "responsabilité canonique du trône œcuménique de prendre des décisions judiciaires impératives pour toutes les Églises orthodoxes locales et ; 4) qu'elle ["église orthodoxe ukrainienne"] "ne peut pas nommer des évêques et établir des paroisses en dehors de ses frontières et doit renoncer à ses paroisses existantes en faveur du trône oecuménique, qui a des pouvoirs canoniques dans la diaspora.” C'est ce texte même que Bartholomée propose à toutes les Églises orthodoxes locales de reconnaître, confirmant ainsi ses pouvoirs spéciaux et illimités dans le monde orthodoxe.
D'ailleurs, l'Ukraine n'est pas la seule victime de la stratégie agressive du Phanar. Au cours des trente dernières années seulement, le patriarcat de Constantinople a d'abord englouti l'Exarchat américain de l'Église alexandrine, puis établi une Église apostolique orthodoxe estonienne autonome sur un territoire canonique étranger, puis transféré les paroisses américaines de l'Église orthodoxe grecque de Jérusalem à sa propre juridiction. Et dans l'intervalle entre ces saisies, elle a également contraint l'Église orthodoxe grecque à remettre à son contrôle trente-six paroisses dans les soi-disant "nouveaux territoires grecs". Après l'Ukraine, les prochaines actions offensives du Phanar pourraient être ciblées : reconnaître les Églises macédonienne et monténégrine (qui se trouvent sur le territoire canonique de l'Église orthodoxe serbe), l'Église abkhaze (située sur le territoire canonique de l'Église orthodoxe géorgienne), ainsi que les autres diocèses et paroisses appartenant aux Églises antiochienne, russe, roumaine et orthodoxe de Bulgarie en Europe occidentale, Australie et Amérique du Nord (auxquelles le Patriarcat de Constantinople est particulièrement intéressé).
Si, au cours de la réalisation par Phanar de sa stratégie à long terme, les Primats et les Conciles des Églises locales orthodoxes n'agissent pas collectivement contre elle, alors l'orthodoxie mondiale peut changer de la manière la plus radicale, et le patriarche de Constantinople du "premier parmi ses pairs" (primus inter pares) sera transformé en un nouveau Pape oriental (primus sin paribus) aux pouvoirs illimités dans le monde Orthodoxe.
Le résultat d'une telle transformation pourrait en effet être une restauration dystopique de l'unité de l'Eglise sous l'impulsion du trône œcuménique et l'éradication complète de la conciliarité orthodoxe. Cela pourrait même conduire à une nouvelle union mondiale, après les unions lyonnaise et florentine, entre le Pape de Rome et le Patriarche de Constantinople.
Le résultat d'une telle transformation pourrait en effet être une restauration dystopique de l'unité de l'Eglise sous l'impulsion du trône œcuménique et l'éradication complète de la conciliarité orthodoxe. Cela pourrait même conduire à une nouvelle union mondiale, après les unions lyonnaise et florentine, entre le Pape de Rome et le Patriarche de Constantinople.
Version française Claude Lopez-Ginisty
d'après
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