Au cours des dernières décennies de sa
vie, le célèbre romancier Léon Tolstoï avait abandonné sa profession
d'écrivain, pour laquelle tout le monde l'admirait et qui faisait le bonheur de
millions de lecteurs dans de nombreux pays, pour celle d'un faux prophète qui
sapait la foi de millions de personnes par rapport au sens véritable de
l'Evangile. Dans une série de publications, Tolstoï se montra disciple du
philosophe allemand Schopenhauer, qu'il appelait "le plus grand génie
parmi les hommes", et en vint à croire avec lui et Salomon que tout est
vanité devant la mort. Mais la plus grande influence sur lui fut le
rationalisme de la civilisation occidentale ; croyant que le dogme n'était vrai
que s'il était en accord avec la raison (il traduisait ainsi le début de
l'Evangile de saint Jean) : "Au commencement était le
raisonnement..."), il niait tous les dogmes de la foi chrétienne, y
compris la Trinité et la Divinité du Christ, et tout élément miraculeux dans la
Bible. La seule partie de l'Évangile à laquelle il s'accrochait était le Sermon
sur la Montagne - mais interprété d'une manière perverse qui l'amena à dénoncer
la propriété comme un vol, l'activité sexuelle comme un mal même dans le
mariage, et tous les gouvernements, armées et systèmes pénaux comme des maux
inutiles qui ne font que générer d'autres maux. Alors qu'il prêchait la
pauvreté et l'amour, il ne pratiquait pas ce qu'il prêchait dans sa propre vie,
à la grande détresse de son épouse et de sa famille ; et bien que son travail
pour soulager les effets de la famine de la Volga de 1891-92 fut sans doute
bon, l'utilisation qu'il en fit de la publicité qu'il en reçut était sans doute
aussi mauvaise.
C'est pendant la famine de la Volga que
Tolstoï est devenu célèbre comme opposant au gouvernement. La famine, qui
commence à l'été 1891, est provoquée par de fortes gelées hivernales suivies
d'une sécheresse au printemps et "exacerbée par la politique de
financement de l'industrialisation par l'emprunt, qui à son tour doit être payé
par la vente de céréales à l'étranger"[1] Couvrant une superficie deux
fois plus grande que la France, la famine et le choléra et le typhus qui s’ensuivirent
ont tué un demi million de personnes vers la fin de l’année 1892. Le 17
novembre, le gouvernement nomma le
Tsarevich Nicholas à la présidence d'une commission spéciale chargée de venir
en aide aux victimes et fut contraint de faire appel au public pour former des
organisations bénévoles.
Au plus fort de la crise, en octobre 1891,
le staretz Ambroise d'Optina mourut ; et avec son décès, il semblait que les
forces révolutionnaires, qui avaient été retenues pendant une décennie par la
main puissante du Tsar Alexandre III, étaient revenues à la vie. Tolstoï, que
saint Ambroise avait qualifié de "très fier", se joignit alors à la
campagne de secours. "Avec ses deux filles aînées, écrit Oliver Figes, il
organisa des centaines de cantines dans la région de la famine, tandis que
Sonya, son épouse, récoltait des fonds à l'étranger. Je ne peux pas décrire
avec des mots simples la misère et les souffrances de ces gens", lui
écrivit-il à la fin octobre 1891. Selon le paysan Serge Semenov, qui était un
adepte de Tolstoï et qui le rejoignit dans sa campagne de secours, le grand
écrivain fut tellement dépassé par les souffrances des paysans que sa barbe devint
grise, ses cheveux plus claisemés et il perdit beaucoup de poids. Le comte,
coupable, attribuait la crise de la famine à l'ordre social, à l'Eglise
orthodoxe et au gouvernement. Tout est arrivé à cause de notre propre péché
", écrivit-il à un ami en décembre. « Nous nous sommes coupés de nos
propres frères, et il n'y a qu'un seul remède - la repentance, en changeant nos
vies, et en détruisant les murs entre nous et le peuple ». Tolstoï élargit
sa condamnation des inégalités sociales dans son essai " Le Royaume de
Dieu " (1892) et dans la presse. Son message marqua profondément la
conscience morale de l'opinion publique libérale, tourmentée par des sentiments
de culpabilité en raison de ses privilèges et de son aliénation par rapport à
la paysannerie. Semenov a saisi ce sentiment de honte lorsqu'il écrivit sur la
campagne de secours : Chaque jour, les besoins et la misère des paysans
augmentaient. Les scènes de famine étaient profondément bouleversantes, et
c'était d'autant plus troublant de voir qu'au milieu de toutes ces souffrances
et de ces morts, il y avait des domaines tentaculaires, des manoirs beaux et
bien meublés, et que la grande vie des propriétaires terriens, avec ses chasses
et bals joyeux, ses banquets et ses concerts, continuait comme toujours".
Pour le public libéral culpabilisé, servir " le peuple " par le biais
de la campagne d'allégement était un moyen de rembourser sa " dette "
envers lui. Et ils se tournèrent maintenant vers Tolstoï comme leur chef moral
et leur champion contre les péchés de l'ancien régime. Sa condamnation du
gouvernement fit de lui un héros public, un homme d'intégrité dont la parole
pouvait être considérée comme la vérité sur un sujet que le régime s'était tant
efforcé de dissimuler"[2].
Profitant de sa renommée et de sa
naissance aristocratique, Tolstoï dénonça le gouvernement, non seulement pour
la famine de Samara, mais pour presque tout le reste. Comme l'écrit A.N.
Wilson, il "défia la censure de son propre gouvernement en publiant des
appels dans le Daily Telegraph [de Londres]. Des rumeurs commencèrent à
circuler parmi les Tolstoï que le gouvernement envisageait de prendre des
mesures contre lui... Le ministre de l'Intérieur dit à l'empereur que la lettre
de Tolstoï à la presse anglaise "doit être considérée comme une
proclamation révolutionnaire des plus choquantes" : jugement qui n’avait
pas souvent été fait à propos d'une lettre au Daily Telegraph. Alexandre III
commença à croire que tout cela faisait partie d'un complot anglais et la
Gazette de Moscou, qui était alimentée par le gouvernement, dénonça les lettres
de Tolstoï comme "propagande franche pour le renversement de toute la
structure sociale et économique du monde"."Si une telle
caractérisation peut sembler absurde et exagérée lorsqu'on parle de l'apôtre de
la non-violence, il faut se rappeler que les paroles de Tolstoï auraient pu
être interprétées comme un appel à la révolution mondiale, et qu'il a fit plus
pour la cause révolutionnaire que mille conspirateurs professionnels.
A cet égard, il est ironique de constater
que "pendant que Léon Lvovitch Tolstoï organisait l'aide aux victimes de
la famine dans le district de Samara en 1891-1892, il y avait un absent très
visible dans sa bande d'assistants : Lénine, qui était à l'époque en "exil
interne". Selon un témoin, Vladimir Ulyanov (comme il s’appelait encore)
et un ami étaient les deux seuls exilés politiques à Samara qui refusaient
d'appartenir à un comité de secours ou d'aider dans les soupes populaires. On
disait qu'il saluait la famine " comme un facteur d'effondrement de la
paysannerie et de création d'un prolétariat industriel ". Trotsky affirma
également qu'il n'était pas correct de faire quoi que ce soit pour améliorer le
sort du peuple tant que l'autocratie restait au pouvoir. Lorsqu'ils s’emparèrent
du pouvoir, le chaos et la désolation furent infiniment pires. On pense à
l'échec des récoltes sur la Volga en 1921, quand entre un et trois millions de
personnes sont mortes, en dépit du fait qu'ils avaient autorisé l'aide
étrangère. Au moment de la famine de 1932-1933 en Ukraine, l'Union soviétique
jouissait de la protection généreuse du camarade Staline. Sa politique était de
ne permettre aucune aide étrangère et aucune intervention gouvernementale. Au
moins cinq millions de personnes moururent..."[4].
"La société russe, poursuit
Figes, avait été activée et politisée par la crise de la famine, sa conscience
sociale avait été piquée au vif, et l'ancien système bureaucratique avait été
discrédité. La méfiance du public à l'égard du gouvernement ne s' atténua pas une
fois la crise passée, mais se renforça à mesure que les représentants de la
société civile continuaient de réclamer un rôle accru dans l'administration des
affaires de la nation. La famine, disait-on, avait prouvé la culpabilité et
l'incompétence de l'ancien régime, et l'on s'attendait de plus en plus à ce que
des cercles plus larges de la société soient associés à ses travaux si l'on
voulait éviter une nouvelle catastrophe. Les zemstvos[conseils locaux], qui
avaient passé la dernière décennie à se battre pour étendre leurs activités
face à une opposition bureaucratique croissante, étaient maintenant renforcés
par un large soutien du public libéral pour leur travail en agronomie, santé
publique et éducation. Les marchands et les industriels libéraux de Moscou, qui
s'étaient ralliés à la campagne de secours, commencèrent à remettre en question
la politique d'industrialisation du gouvernement, qui semblait si ruineuse pour
la paysannerie, principaux acheteurs de leurs produits. A partir du milieu des
années 1890, ils soutinrent eux aussi les différents projets des zemstvos et
des organismes municipaux pour relancer l'économie rurale. Les médecins, les
enseignants et les ingénieurs, qui avaient tous été forcés de s'organiser en
raison de leur participation à la campagne de secours, commencèrent maintenant
à exiger plus d'autonomie professionnelle et d'influence sur les politiques
publiques ; et quand ils ne firent
aucun progrès, ils commencèrent à faire campagne pour des réformes politiques.
Dans la presse, dans les " revues épaisses " [толстый журнал, tolsty journal, à l’origine magazines
littéraires NdT],
dans les universités, dans les sociétés savantes et philanthropiques, les
débats sur les causes de la famine - et sur les réformes nécessaires pour
éviter qu'elle ne se reproduise - continuèrent à faire rage tout au long des
années 1890, bien après que la crise immédiate soit passée.
"L'opposition socialiste, en grande partie
endormie dans les années 1880, reprit vie avec une vigueur renouvelée à la
suite de ces débats. Il y eut un
renouveau du mouvement populiste (rebaptisé plus tard néopopopulisme), qui culmina
en 1901 avec la création du Parti révolutionnaire socialiste. Sous la direction
de Viktor Tchernov (1873-1952), diplômé en droit de l'Université de Moscou,
emprisonné dans la forteresse Pierre et Paul pour son rôle dans le mouvement
étudiant, il adopta la nouvelle sociologie marxiste tout en adhérant à la
conviction populiste que tous les travailleurs et paysans - qu'il appelle les
"travailleurs" - étaient unis par leur pauvreté et leur opposition au
régime. Bref, au lendemain de la famine, il y a eu une unité croissante entre
les marxistes et les néopopulistes, qui mirent de côté leurs divergences sur le
développement du capitalisme (que les Socialistes Révolutionnaires acceptaient
maintenant comme un fait) et se concentrèrent sont sur la lutte démocratique...
"Le marxisme en tant que science
sociale devenait rapidement le credo national : lui seul semblait expliquer les
causes de la famine. Les universités et les sociétés savantes furent emportées
par la nouvelle mode intellectuelle. Même des institutions bien établies comme
la Société Econimique Libérale pour l’Encouragement de l’Agriculture [Вольное экономическое общество] tombèrent sous l'influence des
marxistes, qui produisirent des bibliothèques de statistiques sociales,
déguisées en études des causes de la grande famine, pour prouver la vérité des
lois économiques de Marx. Les socialistes qui avaient auparavant hésité dans
leur marxisme étaient maintenant complètement convertis à la suite de la crise
de la famine, quand, selon eux, il n'y avait plus d'espoir dans la foi
populiste de la paysannerie. Pierre Struve (1870-1944), qui s'était auparavant
considéré comme un libéral politique, vit ses passions marxistes attisées par la crise : elle " a
fait de moi un marxiste bien plus que la lecture du Capital de Marx ".
Martov rappela également comment la crise l'avait transformé en marxiste :
" Il m'est soudain apparu clairement à quel point l'ensemble de mon révolutionnisme avait été superficiel et
sans fondement jusqu'alors, et comment mon romantisme politique subjectif était
éclipsé devant les hauteurs philosophiques et sociologiques du marxisme ".
Même le jeune Lénine ne se convertit au courant marxiste qu'à la suite de la
crise de la famine.
"Bref, l'ensemble de la société fut
politisée et radicalisée à la suite de la crise de la famine. Le conflit entre
la population et le régime avait été déclenché..."[5].
L'un des enseignements les plus caractéristiques
de Tolstoï était sa doctrine de non résistance au mal, qui influença Gandhi
dans sa campagne de désobéissance civile aux autorités britanniques en Inde.
Porté à son terme logique, cet enseignement sapa les tentatives du gouvernement
russe - en fait, de tout gouvernement - de prévenir le terrorisme et les
assassinats politiques, dont une vaste vague commença à déferler sur le
territoire russe à la fin du siècle. Elle contredisait aussi directement
l'enseignement de saint Paul selon lequel le tsar ou le dirigeant politique
" est serviteur de Dieu pour ton bien. Mais si tu fais le mal, crains; car ce n'est pas en vain qu'il porte l'épée, étant serviteur de Dieu pour exercer la vengeance et punir celui qui fait le mal. » (Romains 13 :4).
La théorie de Tolstoï fut réfutée par Ivan
Alexandrovitch Ilyin, qui était professeur de droit à l'université de Moscou
jusqu'à son expulsion de Russie par les bolchéviks en 1922. Nicholas Lossky
résume ainsi son argument : Ilyin dit que Tolstoï appelle mal tout recours à la force dans la lutte contre la " violence
" et la considère comme une tentative " sacrilège " d'usurper la
volonté de Dieu en envahissant la vie intérieure d'une autre personne qui est
entre les mains de Dieu. Ilyin pense que la doctrine de Tolstoï contient
l'absurdité suivante : " Quand un méchant blesse un honnête homme ou
démoralise un enfant, c'est apparemment la volonté de Dieu ; mais quand un
honnête homme essaie d’arrêter un
scélérat, ce n’est pas la volonté de Dieu !
Ilyin commence la partie constructive de son
livre en soulignant que toute utilisation de la force ne doit pas être
qualifiée de " violence ", car c'est un terme d’opprobre qui préjuge
de la question. Le nom " violence " ne devrait être donné qu'à une
contrainte arbitraire et déraisonnable provenant d'un esprit mauvais ou dirigé
vers le mal (29f.). Afin de prévenir les conséquences irrémédiables d'une bévue
ou d'une passion maléfique, l'homme qui cherche le bien doit d'abord chercher
des moyens mentaux et spirituels pour vaincre le mal par le bien. Mais s'il ne
dispose pas de tels moyens, il est tenu de recourir à la contrainte mentale ou
physique et à la prévention. Il est juste de repousser d'un précipice un voyageur
distrait ; d'arracher la bouteille de poison des mains d’un suicidaire aigri ;
de frapper au bon moment la main d'un assassin politique visant sa victime ;
d'abattre un incendiaire en un clin d'œil ; de chasser d'une église des
profanateurs impurs ; de faire une attaque armée contre une foule de soldats
qui violent un enfant". (54). La résistance au mal par la force et par
l'épée n'est pas permise quand elle est possible, mais quand elle est
nécessaire parce qu'il n'y a pas d'autres moyens disponibles" : dans ce
cas, ce n'est pas seulement un droit de l'homme mais son devoir d'y recourir
(195f.) même si cela peut conduire à la mort de l'auteur de l'infraction.
"Cela signifie-t-il que la fin
justifie les moyens ? Non, certainement pas. Le mal de la contrainte physique
ou de la prévention ne devient pas bon parce qu'il est utilisé comme le seul
moyen en notre pouvoir pour atteindre une bonne fin. Dans de tels cas, dit
Ilyin, la voie de la force et de l'épée "est à la fois obligatoire et
injuste" (197). Seul le meilleur des hommes peut accomplir cette injustice
sans être infecté par elle, peut y trouver et observer les limites appropriées,
se rappeler qu'elle est mauvaise et spirituellement dangereuse, et découvrir
les antidotes personnels et sociaux pour elle. Les moines, les érudits, les
artistes et les penseurs sont heureux par rapport aux dirigeants de l'Etat : il
leur est donné de faire un travail propre avec des mains propres. Ils ne
doivent cependant pas juger ou condamner les soldats et les politiciens, mais
leur être reconnaissants et prier pour qu'ils soient purifiés de leur péché et
rendus sages : leurs propres mains sont propres pour faire un travail propre
uniquement parce que d'autres personnes avaient les mains propres pour faire un
sale travail" (209). Si le principe de la contrainte étatique et de la
prévention s'exprimait par la figure d'un guerrier, et le principe de la
purification religieuse, de la prière et de la droiture par la figure d'un
moine, la solution du problème consisterait à reconnaître leur nécessité
mutuelle" (219)"[6].
*
Tolstoï eut une influence profonde sur de
nombreuses personnes à tous les niveaux de la société. Son enseignement devint
très populaire tant au pays qu'à l'étranger (surtout en Angleterre), tant parmi
les gens éduqués que parmi les paysans. Bientôt, ses disciples, bien que non
organisés en "Eglise", rivalisèrent en nombre et en influence avec
d'autres sectes telles que les Baptistes, les Stundistes, les Molokans et les
Dukhobors.
C'est la publication de son roman Résurrection
(1899) qui fut la goutte d'eau qui fit déborder le vase pour l'Église. Le
roman, qui se vendit à plus d'exemplaires que n'importe laquelle de ses œuvres
antérieures, dépeint une société si pourrie et oppressive que la révolution
était inévitable, et soumet l'enseignement et les sacrements de l'Église
orthodoxe au ridicule. Si le gouvernement estimait qu'il ne pouvait pas
censurer Tolstoï et en faire un martyr politique, l'Église, sous l'impulsion du
haut procureur Constantin Petrovitch Pobedonostsev, pensait autrement....
Le 24 février 1901, le Saint Synode
l'anathématise en déclarant : "Bien connu dans le monde comme écrivain,
russe de naissance, orthodoxe par le baptême et l'éducation, le comte Léon Nicolaïevitch
Tolstoï, séduit par l'orgueil intellectuel, s'est élevé avec arrogance contre
le Seigneur, son Christ et son héritage saint, et a clairement répudié devant
tous son Église orthodoxe mère qui l'a élevé et instruit et a consacré son
activité littéraire et son talent donné par Dieu à diffuser parmi le peuple les
enseignements opposés au Christ et à l'Eglise, et à détruire dans l'esprit et
le cœur des gens leur foi nationale, cette foi orthodoxe qui a été confirmée
par l'Univers et dans laquelle nos ancêtres ont vécu et ont été sauvés, et à
laquelle la Sainte Russie s'est accrochée jusqu'à présent et dans laquelle elle
a été forte...
Dans ses écrits, le comte Léon Tolstoï a
blasphémé contre les saints sacrements, niant leur caractère plein de grâce,
n'a pas vénéré l'Église orthodoxe comme son Église, a dit du mal du clergé, a
dit qu'il considère que vénérer le Christ et l'adorer comme Dieu est un blasphème,
tout en disant de lui-même, par contre : " Je suis en Dieu et Dieu en moi
". Ce n'est pas l'Église qui l'a rejeté, qui l'a rejeté d'elle-même, mais
c'est lui-même qui a rejeté l'Église : Léon lui-même, de sa propre volonté
s'est éloigné de l'Église et n'est plus un fils de l'Église, mais lui est
hostile. Toutes les tentatives du clergé pour réprimander le prodige n'ont pas
produit les fruits escomptés : dans son orgueil, il s'est considéré comme plus
intelligent que tout, moins faillible que tout et juge de tout, et l'Eglise a
fait une déclaration sur la chute du comte Léon Tolstoï dans l'Eglise orthodoxe
russe."
Les Russes instruits, qui étaient presque tous
libéraux, se précipitèrent à la défense de Tolstoï. Parmi eux se trouvait un
jeune évêque de tendance gauchiste, Serge (Stragorodsky), qui accueillit plus
tard la révolution et fut nommé premier patriarche du Patriarcat soviétisé de
Moscou. "Serge, écrit G.M. Soldatov, était populaire dans les cercles attendant
l'introduction de réformes "démocratiques" dans l'Etat. Dans ses
sermons et ses discours, il critiquait les relations entre les autorités
ecclésiastiques et étatiques de l'Empire russe"[7] Il aurait été risqué
d'aborder ce sujet dix ans plus tôt seulement, mais les temps changent
rapidement, et Serge, comme sa future carrière l'a prouvé, était toujours
sensible aux changements des temps et il s'y est adapté....
Cependant, l'Eglise trouva
un véritable champion contre Tolstoï et les libéraux en la personne de
l'extraordinaire prêtre prodige saint Jean de Cronstadt, qui écrivait de
Tolstoï qu'il s'était "fait un sauvage complet en ce qui concerne la foi et
l'Eglise". Il le traita non seulement d'hérétique, mais aussi
d'antéchrist, et refusa de devenir membre honoraire de l'université de Yuriev
si Tolstoï devait y recevoir le même honneur[8] Saint Jean déplora que
"l'Église de Dieu sur terre, l'Epouse bien-aimée, est appauvrie, elle
souffre des attaques sauvages que lui a lancées l’athée Lon Tolstoï"...
Pour Tolstoï, écrit saint Jean, "il
n'y a pas de perfection spirituelle suprême dans le sens des réalisations des
vertus chrétiennes - simplicité, humilité, pureté du cœur, chasteté,
repentance, foi, espérance, amour au sens chrétien ; il ne reconnaît pas les
efforts chrétiens ; il rit de la sainteté et des choses sacrées - il s’adore
lui-même et il s'incline devant lui-même, tel une idole, un surhomme ; moi, et
personne sauf moi, pense Tolstoï. Vous avez tous tort ; J'ai révélé la vérité
et j'enseigne à tous la vérité! L'Evangile selon Tolstoï est une invention et
un conte de fées. Alors, peuple orthodoxe, qui est Léon Tolstoï ? C'est un lion
rugissant [lev rykayushchy], cherchant quelqu'un à dévorer[I Pierre 5.8]. Et
combien il en a dévoré avec ses pages flatteuses ! Attention à lui"[9].
Saint Jean s'opposait non seulement à
Tolstoï, mais aussi à tout le courant "proto-rénovationniste" de
l'Église dirigée par Mgr Serge. "Ces gens, écrit-il, rejettent l'Église,
les sacrements, l'autorité du clergé et ils ont même imaginé une revue La Voie Nouvelle [qui publia des
rapports sur les rencontres religio-philosophiques à Saint-Pétersbourg]. Ce
journal entreprit de chercher Dieu, comme si le Seigneur n'était pas apparu aux
gens et n'avait pas révélé la Voie Véritable. Ils ne trouveront d'autre chemin
que dans le Christ Jésus, notre Seigneur. (...) C'est Satan qui révèle toutes
ces nouvelles voies et ces gens stupides qui ne comprennent pas ce qu'ils font
et qui les poussent, eux et leur nation, à se ruiner en répandant leurs idées
sataniques parmi la nation"[10].
Saint-Jean déplorait particulièrement
l'influence de Tolstoï sur les jeunes : "Nos jeunes gens intelligents ont
renversé l'ordre social et éducatif, ils ont pris sur eux la politique et les
tribunaux sans être appelés à le faire par qui que ce soit ; ils ont commencé à
juger leurs maîtres, leurs professeurs, le gouvernement et presque tous, sauf
les rois eux-mêmes ; En vérité, le jour du Jugement redouté est proche, car la
déviation de Dieu annoncée s'est déjà produite et le précurseur de l'antéchrist
s'est déjà révélé lui-même, le fils de la perdition, qui s'oppose et s'élève
au-dessus de tout ce qui est appelé Dieu, ou qui est adoré.”[11]
Le Père Jean était soutenu par le meilleur
clergé, comme le futur métropolite et hiéromartyr de Petrograd, le Père Joseph
(Petrovykh), qui écrivait : "Le manque de foi, l'impiété et toutes sortes
de tendances néfastes se déversent maintenant sur Sainte Rus' dans une rivière
encore plus grossissante. Ils étaient retenus par cette puissante personnalité [le
père Jean], qui fut proposée par la Providence de Dieu pour s'opposer à
l'hérétique Tolstoï"[12]
D'une certaine manière, la société russe
au tournant du siècle pouvait être divisée entre ceux qui croyaient en Tolstoï
et ceux qui croyaient en Jean de Cronstadt. Certains croyaient, d'abord en
l'un, puis en l'autre. Ce dernier comprenait le futur hiéromartyr-évêque et
organisateur de l'église des Catacombes, Michel Alexandrovitch Novoselov. En
1886, il fut diplômé de la faculté historique-philologique de l'Université
Impériale de Moscou. Au cours de cette période, il fit la connaissance de
Tolstoï, qui rendait souvent visite à son père lorsqu'il vivait à Toula, et
devint un ami proche et disciple de celui-ci. Il existe une correspondance
abondante entre eux de la période 1886-1901. Michel Alexandrovitch fut arrêté
le 27 décembre 1887, en même temps que quelques jeunes amis qui avaient été
infectés par les idées du mouvement "Volonté du Peuple", pour
posséder de la littérature de ce mouvement ainsi que la brochure de Tolstoï
"Nicolas Palkine", et il aurait pu être envoyé en Sibérie sans
l'intervention de Tolstoï lui-même. En février 1888, Michel Alexandrovitch fut
relâché mais il lui fut interdit de vivre dans les capitales. Abandonnant toute
idée de carrière dans l'enseignement, Michel Alexandrovitch achèta des terres
dans le village de Dugino, province de Tver, et créa l'une des premières
communes de terre tolstoïennes en Russie. Cependant, le refus des paysans
d'accepter la commune, et leur patiente endurance dans leur dure vie, conduisirent
peu à peu Michel Alexandrovitch à remettre en question ses propres croyances et
à prêter davantage attention à la vision du monde des paysans - l'Orthodoxie.
De plus, sur un point, il ne pouvait jamais être d'accord avec Tolstoï - son
rejet de la Divinité du Seigneur Jésus-Christ, et de l'élément de mystère dans
la vie humaine. Finalement, il rompit avec lui, et parla contre ses
enseignements pour le reste de sa vie, tout en reconnaissant l'influence très
importante qu'il avait eue sur lui. La dernière lettre de Tolstoï, écrite dans
le désert d'Optina, était adressée à M. A. Novoselov. Michel Alexandrovitch ne réussit
pas à y répondre, mais il a dit beaucoup plus tard que s'il en avait été
capable, il n'y aurait probablement pas répondu. Après la pause avec Tolstoï,
il devint très proche de saint Jean de Cronstadt et des startsy du désert
d'Optina et du staretz Zossime...
*
Lénine disait que Tolstoï était "le
miroir de la révolution russe". Mais ce n'est qu'une partie de la vérité :
Tolstoï fut aussi, dans une large mesure, le père de la révolution[13] Son
premier projet littéraire (non réalisé) fut d'écrire un roman sur les
Décembristes, les révolutionnaires ratés de 1825, dont l'un, Serge Volkonsky,
avait été son parent. Son dernier roman, Resurrection, inspira la révolution
ratée de 1905. Pas étonnant que pendant toute la période soviétique, alors que
d'autres auteurs étaient interdits et que leurs œuvres étaient détruites,
l'édition jubilaire des Œuvres complètes de Tolstoï (1928) continua à se vendre
en grandes quantités....
En 1910, toujours accroché à son faux
raisonnement et ayant abandonné la foi orthodoxe, Tolstoï mourut, toujours non
réconcilié avec Dieu et l'Eglise...
Pour sa sœur, qui était moniale, son rejet
volontaire de la vérité se révéla dans une vision : "Quand je suis revenue
de l'enterrement de mon frère Serge chez moi au monastère, j'ai eu une sorte de
rêve ou de vision qui m'a ébranlée jusqu'au fond de mon âme. Après avoir
terminé ma règle de cellule habituelle, j'ai commencé à m'assoupir, ou à tomber
dans une sorte de condition spéciale entre le sommeil et le réveil, que nous,
les moines, appelons un sommeil léger. J’étais détendue, et j'ai vu... C'était
la nuit. C’était dans le bureau de Léon Nikolaïevitch. Sur le bureau se tenait
une lampe avec un abat-jour foncé. Derrière le bureau, appuyé dessus avec les
coudes, était assis Léon Nikolaïevitch, et sur son visage il y avait la marque
d'une pensée si sérieuse, et d'un tel désespoir, que je n'avais jamais vu en
lui auparavant... La pièce était remplie d'une obscurité épaisse et
impénétrable ; le seul éclairage était de cet endroit sur la table et sur le
visage de Léon Nikolaïevitch sur lequel la lumière de la lampe tombait.
L'obscurité dans la pièce était si épaisse, si impénétrable, qu'elle semblait
même remplie, saturée d'une certaine matérialisation...
Et soudain j'ai vu le plafond du bureau ouvert,
et de quelque part dans les hauteurs, a commencé à se répandre une lumière si
aveuglante et si merveilleuse, dont on ne peut voir de semblable sur terre ; et
dans cette lumière est apparu le Seigneur Jésus Christ, sous cette forme sous
laquelle il est représenté à Rome, dans le tableau du saint martyr et
archidiacre Laurent : les mains pures du Sauveur étaient déployées dans le
ciel, au-dessus du Léon Nikolaïevitch, comme pour retirer les instruments de
torture à des exécuteurs invisibles. C'est exactement comme ça sur la photo. Et
cette lumière ineffable s'est déversée sans discontinuer sur Léon Nikolaïevitch.
Mais c'était comme s'il ne la voyait pas... Et je voulais crier à mon frère :
Levouchka [diminutif d Lev, Léon en russe], regarde, lève les yeux ! Et
soudain, derrière Léon Nikolaïevitch, - je l'ai vu avec terreur, - à partir de
l'épaisseur même de l'obscurité, j'ai commencé à distinguer une autre figure,
une figure terrifiante, cruelle qui me faisait trembler : et cette figure,
plaçant ses deux mains par derrière sur les yeux de Léon Nikolaïevitch, écarta
cette magnifique lumière de lui. Et j'ai vu que mon Levouchka faisait des
efforts désespérés pour repousser ces mains cruelles et impitoyables...
C'est à ce moment que je me suis réveillée
et, en me réveillant, j'ai entendu une voix qui parlait comme si elle était en
moi : " La Lumière du Christ éclaire tout le monde "[14] ".
10/23 janvier 2019.
Source:
*
Version française Claude LOPEZ-GINISTY
*****
1] Montefiore, Les Romanovs, Londres, 2016, p.
471. (en anglais)
Figes, A People's Tragedy [La Tragédie d’un
Peuple], Londres : Pimlico, 1997,p. 160.
Wilson, Tolstoy, Londres : Atlantic Books,
2012, p. 402.
4] Wilson, op. cit. p. 403.
5] Figes, op. cit. p. 160-162.
6] Lossky, History of Russian Philosophy [Histoire
de la philosophie russe], Londres : Allen et Unwin, 1952, pp. 388-389.
7] Soldatov, "Tolstoj i Sergij : Iude
Podobnie" [Tolstoï et Serge : Images de Judas], Nasha Strana (Notre
pays),N 2786 ; Vernost' (Fidélité),N 32, 1/14 janvier 2006.
8] V.F. Ivanov, Russkaia Intelligentsia i
Masonstvo ot Petra I do nashikh dnej (L'Intelligentsia russe et la maçonnerie, de
Pierre I à nos jours), Moscou, 1997, p. 379.
John, à Rosamund Bartlett, Tolstoy A Russian
Life [Tolstoï, une Vie Russe]Boston et New York : Houghton Mifflin Harcourt,
2011, p. 397.
10] Robert Bird, "Metropolitan Philaret
and the Secular Culture of His Age" [Métropolite Philarète et la culture
profane de son époque], dans Vladimir Tsurikov (éd.), Philaret, Metropolitan of
Moscow 1782-1867, The Variable Press, USA, 2003, p. 25.
11] Soldatov, op.
cit. et Nadieszda Kizenko, A Prodigal Saint: Father John of Kronstadt and the Russian People [ Un saint Prodigue : Père Jean de Cronstadt et le peuple russe], Pennsylvania State
University Press, 2000, p. 249.
Saint Joseph de
Petrograd, In the Father’s Bosom: A Monk’s Diary [Dans le sein du Père : Le journal d’un moine] Diary, 3864 ; in M.S.
Sakharov et L.E. Sikorskaia, Sviaschennomuchenik Iosif Mitropolit Petrogradskij
(Hieromartyr Joseph, Métropolite de Petrograd), Saint Petersburg, 2006, p. 254.
Lénine disait aussi de Tolstoï, d'une part,
qu'il était un "homme fougueux" qui "démasquait tout et
n'importe qui", mais d'autre part, il était aussi un "esclave épuisé,
hystérique du pouvoir", prêchant la non résistance au mal. Quant aux
œuvres de Dostoïevski, il les a qualifiées de "moralisation
vomissante", "d'hystérie pénitentielle" (sur Crime et
Châtiment), "malodorantes" (sur Les Frères Karamazov et Les Démons),
"clairement réactionnaires... Je les ai lues et jetées au mur" (sur
Les Démons).
I.M. Kontzevich, Optina Pustyn' i ee Vremia (Le
désert d'Optina et son époque), Jordanville : Saint Trinity Monastery, 1970,
pp. 372-73.
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