"Dans la confusion de notre époque quand une centaine de voix contradictoires prétend parler au nom de l'Orthodoxie, il est essentiel de savoir à qui l'on peut faire confiance. Il ne suffit pas de prétendre parler au nom de l'Orthodoxie patristique, il faut être dans la pure tradition des saints Pères ... "
Père Seraphim (Rose) de bienheureuse mémoire

dimanche 13 mars 2016

Jean-Claude Larchet/Recension: Saint Nicolas Vélimirovitch, « Homélies sur les évangiles pour les dimanches et jours de fête »




Saint Nicolas Vélimirovitch, Homélies sur les évangiles pour les dimanches et jours de fête. Introduction de Jean-Claude Larchet, traduction du serbe de Lioubomir Mohailovitch, collection « Grands spirituels orthodoxes du XXe siècle », L’Âge d’Homme, Lausanne, 2016, 680 p.

Ce gros volume rassemble 60 homélies de saint Nicolas Velimirović (1881-1956) qui couvrent tout l’année liturgique à travers ses trois cycles majeurs, à savoir: 1) celui de la Nativité (incluant l’Annonciation et la Théophanie); 2) celui du Pré-Triode (période préparatoire du Grand carême), du Triode (période du Grand carême), de la Grande semaine et de Pâques; 3) celui de la Pentecôte (avec tous les dimanches « après » la fête).

Il y a moins d’homélies que de fêtes et de dimanches que n’en comptent ces cycles pour la raison que ces homélies sont exclusivement des commentaires de l’évangile du jour, et que certaines péricopes évangéliques sont lues plusieurs fois au cours de l’année liturgique.

Cette édition française présente une différence par rapport à l’édition serbe, qui place en fin de volume les homélies des cycles du Pré-Triode, du Triode, de la Grande Semaine et de Pâques: ces homélies sont ici replacées parmi les autres de manière à respecter l’ordre chronologique global de l’année liturgique, ce qui facilite aussi une lecture continue.

Ces homélies datent de la période où saint Nicolas Vélimirović était évêque de Bitolj et d’Ohrid, soit entre le moment où il fut affecté à cette éparchie (fin 1920) et le moment de leur publication (1925).

 En tant que commentaires de l’évangile du jour, ces homélies ont une visée essentiellement exégétique: il s’agit à chaque fois avant tout d’expliquer et de commenter le contenu du texte.

Cependant, chaque homélie commence par des considérations générales en rapport avec le thème principal ou un thème essentiel de la péricope, qui pourraient suffire à constituer le sermon du jour si l’auteur se proposait seulement de tirer un enseignement spirituel de l’épisode relaté (ce à quoi se limitent beaucoup de prédicateurs).

Ces introductions donnent lieu à des considérations plus personnelles, où l’on reconnaît le style lyrique très caractéristique de l’évêque Nicolas, surtout en cette période qui suit de peu celle de la composition des Prières sur le lac, dont on retrouve certains accents typiques dans quelques homélies.

Mais la suite, le corps de chaque homélie, est toujours une explication soigneuse, menée pas à pas, de la péricope évangélique.

L’exégèse de Mgr Nicolas combine harmonieusement le type antiochien (privilégiant le sens littéral ou historique) et le type alexandrin (privilégiant le sens allégorique ou symbolique) que distinguent les spécialistes.

1) D’une part, il s’attache beaucoup à la littéralité du texte, à sa forme (il y a beaucoup de remarques linguistiques), à son contenu historique, au contexte social et religieux, à la psychologie des acteurs.

Mgr Nicolas fait presque toujours une lecture synoptique, c’est-à-dire que dans son commentaire d’un évangile, il tient compte de ce que disent sur le même sujet les évangiles parallèles, souvent pour enrichir son commentaire, parfois pour justifier les différences qui existent entre les récits. Par exemple, dans la 3e homélie pour la fête de la Nativité où il commente Mt 2, 1-12, Mgr Nicolas note: « Luc évoque l’empereur romain Auguste et les bergers de Bethléem, tandis que Matthieu ne mentionne ni l’un ni les autres. En outre Matthieu cite Hérode, le roi de Judée, et des mages venus d’Orient, alors que Luc ne les évoque pas. Qu’est-ce que cela signifie? N’y a-t-il pas une insuffisance, une imperfection ? Non, car il s’agit de la plénitude de deux sources, qui s’additionnent et se complètent. » Dans l’homélie pour le 2e dimanche après Pâques, il montre comment les évangélistes attribuent à Joseph d’Arimathie des qualités différentes, mais comment celles-ci se complètent pour dresser son portrait. Dans l’homélie pour le dimanche avant la Théophanie, il constate que les quatre évangiles commencent différemment: « L’évangéliste Jean commence par l’éternité, Matthieu par Abraham, Luc par la naissance terrestre du Sauveur et Marc par le baptême dans le Jourdain. » Il se demande alors: « Pourquoi tous les évangélistes ne commencent-ils pas par un début unique? » Et il répond que cela veut exprimer apophatiquement la difficulté de définir l’origine  « de Celui-qui-donne-la-vie et qui est à l’origine de la vie ». Dans l’homélie pour le 2e dimanche après Pâques, il rend ainsi compte des différences qui existent, dans le récit de la venue au tombeau des femmes myrrhophores, entre les évangiles de Matthieu, de Marc et de Luc quant à la place et au nombre des anges: « Le fait que Matthieu raconte que l’ange de Dieu était assis sur la pierre détachée du tombeau, alors que Marc dit que l’ange était à l’intérieur du tombeau ne constitue nullement une contradiction. Les femmes ont pu d’abord voir l’ange assis sur la pierre, puis entendre ensuite sa voix à l’intérieur du tombeau. Car un ange n’est pas une créature charnelle et difficilement mobile : en un instant, il peut apparaître là où il veut. Le fait que Luc mentionne deux anges alors que Matthieu et Marc n’en évoquent qu’un seul, ne doit pas non plus troubler les croyants. Quand le Seigneur est né à Bethléem, un ange s’est soudain retrouvé parmi les bergers et “ils furent saisis d’une grande crainte […]. Et soudain se joignit à l’ange une troupe nombreuse de l’armée céleste” (Lc 2, 9-13). Peut-être que des légions d’anges de Dieu ont assisté au Golgotha à la résurrection du Seigneur; quel prodige y aurait-il donc à ce que les femmes myrrhophores en aient vu tantôt un, tantôt deux? »

Quant à la différence de forme qui existe entre les quatre évangiles, Mgr Nicolas l’explique à la fois par leur complémentarité et par le souci de Dieu d’adapter à chaque type de tempérament humain le mode d’expression qui lui convient le mieux: « De façon générale, les quatre évangélistes, dont chacun constitue une entité admirable, se complètent mutuellement comme une étoile complète une autre étoile, comme l’été complète le printemps, et l’hiver l’automne. De même que l’Est est inconcevable sans l’Ouest, et le Nord sans le Sud, de même un évangéliste est inconcevable sans un autre, comme deux d’entre eux sans un troisième ou trois sans le quatrième. De même que les quatre points cardinaux, chacun à sa manière, révèlent la gloire et la grandeur du Dieu vivant et Trine, de même les quatre évangélistes, chacun à sa manière, révèlent la gloire et la grandeur du Christ Sauveur. Certains hommes, conformément à leur tempérament – on compte quatre types principaux de tempéraments humains – trouvent plus de sérénité et d’équilibre pour leur existence physique, en Occident, d’autres en Orient, d’autres au Nord et d’autres au Sud. Pour celui qui ne trouve ni sérénité ni équilibre pour son corps dans aucun des quatre points cardinaux, on a l’habitude de dire que le monde n’est pas responsable de cela, mais lui-même. De même certaines personnes, selon leur structure spirituelle et leur état d’esprit, trouvent plus de repos et de remède spirituel chez l’évangéliste Matthieu, d’autres chez Marc, d’autres chez Luc et d’autres chez Jean. Quant à celui qui ne trouve sérénité et équilibre chez aucun des quatre évangélistes, on peut dire que la responsabilité n’en incombe pas aux évangélistes, mais à lui-même. On peut même affirmer librement qu’il n’y pas de remède à une telle situation. Le Créateur de l’humanité est très sage et très miséricordieux. Il connaît la diversité des hommes et les faiblesses de la nature humaine; aussi a-t-Il mis quatre évangiles à notre disposition, afin de donner la possibilité à chacun de nous, selon son inclination spirituelle, d’adopter un évangile plus rapidement et facilement que les trois autres, de façon que cet évangile lui serve de guide et de clé pour les trois autres » (Troisième homélie pour la fête de la Nativité).

 2) Mais d’autre part, Mgr Nicolas voit dans les récits évangéliques des symboles, et dégage les différents autres sens de l’Écriture, que, depuis Origène on désigne par les qualificatifs de  « moral » et « spirituel », et, depuis saint Jean Cassien, par ceux d’ « allégorique », d’ « anagogique » et de « tropologique  ».

Par exemple, à propos de la parole du Christ : « En vérité je vous le dis, dans la mesure où vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25, 40), Mgr Nicolas écrit : « [Cette affirmation] revêt une double signification, l’une apparente, l’autre intérieure. La signification apparente est claire pour tout le monde: celui qui donne à manger à un homme qui a faim, donne à manger au Christ; qui donne à boire à celui qui a soif, donne à boire au Seigneur; qui donne un vêtement à l’homme nu, donne un vêtement au Seigneur; qui accueille un étranger, accueille le Seigneur; qui rend visite au malade, au malheureux ou au prisonnier, rend visite au Seigneur. […] La signification intérieure, elle, concerne le Christ en nous-mêmes. Dans toute pensée lumineuse de notre esprit, dans tout sentiment généreux de notre cœur, dans toute aspiration noble de notre âme en vue de l’accomplissement du bien, apparaît le Christ en nous, par la force du Saint-Esprit. Toutes ces pensées lumineuses, sentiments généreux et aspirations nobles, Il leur donne le nom de “plus petits de [Ses] frères”. Il les appelle ainsi parce qu’ils constituent en nous une minorité infime par rapport à la masse énorme de boue terrestre et de méchanceté qui est en nous. Si notre esprit a faim de Dieu et que nous lui permettons de se nourrir, nous avons nourri le Christ en nous ; si notre cœur est dépourvu de toute bonté et générosité divine, et que nous lui permettons de se vêtir, nous avons revêtu le Christ en nous; si notre âme est malade et emprisonnée par notre propre méchanceté et nos mauvaises actions, et que nous nous souvenons des autres et leur rendons visite, nous avons visité le Christ en nous. En un mot, si nous donnons protection à l’autre homme qui est en nous, celui qui a occupé jadis le premier rôle et qui représente le juste, écrasé et humilié par l’homme mauvais, le pécheur, qui est aussi en nous, nous donnons protection au Christ en nous-mêmes. Petit, tout petit, est le juste qui est en nous; énorme, immense, est le pécheur qui est en nous. Mais le juste qui est en nous est le petit frère du Christ, alors que le pécheur qui est en nous est un adversaire du Christ de la taille de Goliath. Par conséquent, si nous protégeons le juste qui est en nous, si nous le rendons libre, si nous lui donnons des forces et l’amenons vers la lumière, si nous l’élevons au-dessus du pécheur afin qu’il puisse régner totalement sur le pécheur, alors nous pourrions dire comme l’apôtre Paul: “Ce n’est plus moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi” (Ga 2, 20) » (Homélie pour le dimanche de Carnaval).

Un autre exemple d’interprétation selon l’esprit et non selon la lettre est celui des dix commandements, que le Christ recommande au jeune homme riche de suivre (Mt 19, 17-19): « Tous les commandements mentionnés ont un sens profond particulier pour les gens riches. Ainsi, Tu ne tueras pas signifie: en prenant trop soin de ton corps dans la richesse et le luxe, tu es en train de tuer l’âme. Tu ne commettras pas d’adultère signifie: l’âme est destinée à Dieu comme la fiancée à son fiancé; si l’âme s’attache excessivement à la richesse et à l’éclat terrestres, au faste et aux plaisirs éphémères, elle commet ainsi un adultère envers son fiancé éternel, Dieu. Tu ne voleras pas signifie: ne vole pas l’âme au profit du corps ; ne t’épargne aucun souci ni effort que tu dois consacrer à ton âme, et n’en fais pas don au corps. Celui qui est riche en surface devient habituellement pauvre à l’intérieur. Et d’habitude – mais pas toujours – toute la richesse de l’homme extérieur correspond à un vol commis au dépens de l’homme intérieur: un corps qui a grossi correspond à une âme amaigrie; des parures corporelles fastueuses correspondent à une nudité spirituelle; l’éclat extérieur à l’obscurité intérieure; la force extérieure à l’impuissance intérieure. Tu ne porteras pas de faux témoignage signifie: ne justifie en rien ton amour pour les richesses et la négligence de ton âme, car cela consiste à inverser la vérité divine et faire un faux témoignage devant Dieu et ta conscience. Honore ton père et ta mère signifie : ne rends pas seulement hommage à toi-même, car cela te perdra; honore ton père et ta mère, par qui tu es venu au monde, afin d’apprendre ainsi à honorer Dieu, grâce à qui tes parents et toi êtes venus au monde. Tu aimeras ton prochain comme toi-même signifie : dans ce cours élémentaire d’entraînement au bien [où nous sommes présentement], il te faut apprendre à aimer ton prochain, afin de t’élever au niveau où l’on est en mesure d’aimer Dieu. Aime ton prochain, car cet amour te préservera de l’amour-propre qui peut te faire périr. Aime les autres hommes comme toi-même, afin de te soumettre, t’abaisser et te mettre au niveau des autres hommes à tes propres yeux. Faute de quoi l’orgueil qui découle de la richesse, prédominera en toi et te précipitera en enfer » (Homélie pour le 12e dimanche après la Pentecôte).

On peut encore citer comme exemple caractéristique de l’exégèse allégorique de Mgr Nicolas, son commentaire de la parabole du bon samaritain: « Le fait de bander les plaies correspond au contact direct du Christ avec le genre humain malade. Par Sa bouche très pure, Il parlait aux hommes à l’oreille, par Ses mains très pures Il a effleuré des yeux morts, des oreilles sourdes, des corps envahis par la lèpre, des cadavres. C’est avec un onguent qu’on panse les plaies. Le Seigneur Lui-même est cet onguent pour l’humanité pécheresse. Il s’est Lui-même proposé pour panser les plaies de l’humanité. L’huile et le vin symbolisent la miséricorde et la vérité. […] De même que l’huile adoucit la blessure du corps, de même la miséricorde divine adoucit l’âme tourmentée et aigrie des hommes; de même que le vin semble aigre mais réchauffe les entrailles, de même la vérité et la justice de Dieu paraissent aigres à l’âme pécheresse, mais une fois plongées en elle, elles la réchauffent et la rendent plus forte. La monture désigne le corps humain dans lequel le Seigneur Lui-même s’est incarné afin d’être plus proche et plus compréhensible. De même que le bon berger, quand il trouve une brebis perdue, la met sur son épaule et la porte joyeusement jusqu’à la bergerie, de même le Seigneur se charge Lui-même des âmes égarées afin qu’elles se retrouvent là où Il est. […] Le Seigneur est le bon Pasteur, qui est venu rechercher Ses brebis afin de les mettre à l’abri des loups avec Son corps. […] Dans Sa douceur infinie et Son amour infini pour l’humanité blessée et à demi-morte, le Seigneur vivant et immortel revêtit Lui-même cette tenue charnelle afin que, en tant que Dieu, Il soit plus accessible aux hommes, plus abordable comme Médecin, et plus reconnaissable pour les brebis comme Pasteur. L’hôtellerie correspond à l’Église sainte, catholique et apostolique, tandis que l’hôtelier désigne les Apôtres et leurs successeurs, pasteurs et maîtres de l’Église. L’Église a été fondée pendant la vie terrestre du Christ, car il est dit que le Samaritain a conduit le blessé à l’hôtellerie et prit soin de lui. Le Seigneur est le fondateur de l’Église et son premier ouvrier. […] Les deux deniers désignent, selon certains exégètes, les deux Testaments laissés par Dieu aux hommes: l’Ancien Testament et le Nouveau Testament. C’est l’Écriture sainte, la sainte Révélation de la miséricorde et de la vérité divines. Nul ne peut être sauvé du péché, des blessures infligées à son âme, tant qu’il n’a pas connu la miséricorde et la vérité divines, révélées dans l’Écriture Sainte. […] Mais ces deux deniers désignent aussi les deux natures du Seigneur Jésus, la divine et l’humaine. Le Seigneur a apporté ces deux natures dans ce monde et les a mises au service du genre humain. Nul ne peut se sauver des blessures terribles du péché, sans reconnaître ces deux natures du Seigneur Jésus. Car les blessures du péché se guérissent par la miséricorde et la vérité; l’un de ces remèdes sans l’autre, n’est pas un remède. Le Seigneur n’aurait pas pu montrer une miséricorde parfaite envers les hommes, s’Il n’était pas né dans le corps d’un homme; et Il n’aurait pu, comme homme, découvrir la vérité parfaite, s’Il n’était pas Dieu. Les deux deniers désignent aussi le corps et le sang du Christ, où les pécheurs trouvent remède et nourriture à l’Église. Le blessé a besoin d’être pansé, oint et nourri. Telle est la médication parfaite. Il a besoin de nourriture, de bonne nourriture. De même qu’une bonne nourriture, que les médecins prescrivent au malade couché dans son lit, change, fortifie et purifie le sang, c’est-à-dire ce qui constitue le fondement de la vie organique de l’homme, de même cette nourriture divine, le corps et le sang du Christ, transforme fondamentalement, fortifie et purifie l’âme humaine. […] À mon retour : ces mots se réfèrent à la deuxième venue du Christ. Quand Il reviendra comme Juge, non dans une tenue humiliante en peau de bête, mais dans Son éclat et Sa gloire immortels, alors les hôteliers – les pasteurs et les enseignants de Son Église – Le reconnaîtront comme le Samaritain qui leur confia jadis la tâche de prendre soin des âmes malades des pécheurs » (Homélie pour le 25e dimanche après la Pentecôte).

Le style de Mgr Nicolas est lyrique et souvent grandiose, autant que le permettent les contraintes d’une exégèse qui ne néglige aucun détail du texte. C’est dans les parties introductives surtout que s’exerce pleinement le talent de celui qu’à juste titre on a surnommé « le Chrysostome serbe ».

On retrouve aussi dans ces homélies, malgré l’obligation de coller à un texte déjà bien connu des auditeurs ou des lecteurs, la capacité extraordinaire – et doit-on dire: géniale –  qu’a l’évêque Nicolas de se renouveler constamment, d’avoir une approche sans cesse originale tout en préservant un contenu parfaitement traditionnel.

C’est pourquoi ses homélies, bien qu’elles portent sur des textes souvent répétés et souvent commentés, ne donnent jamais une impression de redite, de déjà lu ou de déjà entendu, mais renouvellent, d’une manière vivante et souvent inattendue, notre approche de l’évangile et des fêtes qui sont en relation avec ses différents épisodes.



(Extrait de l’Introduction de Jean-Claude Larchet)



Voici, à titre d’exemple, l’homélie pour ce dimanche, qui précède immédiatement l’entrée dans le Grand Carême, et qui est appelé « dimanche de la tyrophagie » (« dernier jour de la consommation de laitages » et de tout autre produit animal), ou « dimanche du pardon » car lors des Vêpres les fidèles se demandent pardon l’un à l’autre pour toutes les fautes commises l’un envers l’autre, consciemment ou inconciemment, pendant le temps qui a précédé, selon une tradition qui remonte aux premiers siècles. L'homélie évoque le combat spirituel que les fidèles vont livrer au cours du Carême, le pardon mutuel qui est la condition préalable de toute démarche spirituelle fructueuse, l’importance du  jeûne que les chrétiens orthodoxes vont pratiquer pendant toute cette période, le renoncement aux richesses matérielles qui doit l'accompagner.





HOMÉLIE POUR LE DIMANCHE DE LA TYROPHAGIE

Évangile sur le jeûne (Mt 6, 14-21)



Ne pas se rendre à l’ennemi, telle est la règle fondamentale pour le soldat dans le combat. Le chef de guerre met en garde par avance chaque soldat de se méfier des ruses de l’adversaire, pour ne pas y tomber et être fait prisonnier. Isolé, affamé, grelottant et peu vêtu, le soldat sera fortement tenté de se rendre à l’ennemi. Sa situation sera utilisée de diverses façons par l’adversaire rusé. Bien qu’il soit lui-même affamé, il jettera un peu de pain au soldat d’en face, pour lui montrer qu’il a de la nourriture en abondance. Et si le soldat grelotte, la tenue déchirée, il lui donnera quelque vêtement, pour lui montrer qu’il en possède plus que nécessaire. Il lui transmettra aussi des lettres où il se vantera que sa victoire est tout à fait assurée ; il mentira au pauvre soldat, lui faisant croire que de nombreux régiments de son armée, placés à sa droite et à sa gauche, se sont déjà rendus, que son général a prétendument été tué ou que son monarque a demandé la paix! Il lui promettra un retour rapide dans son foyer, une belle situation, de l’argent et tout ce qu’un homme dans un grand dénuement peut seulement rêver de posséder. Toutes ces ruses et chausse-trappes de l’adversaire, le chef militaire les signale par avance aux soldats et les avertit de n’y accorder aucun crédit, mais de tenir leur position, de ne pas se rendre et de rester fidèles à leur drapeau, même au prix de la mort.

Ne pas se rendre à l’ennemi, est une règle fondamentale aussi pour le soldat du Christ engagé dans la lutte avec l’esprit maléfique de ce monde. Le Christ, en tant que Roi et Chef de guerre, nous décrit tout par avance et nous met en garde contre tout. Voici que je vous ai prévenus (Mt 24, 25; Jn 14, 29), dit-Il à Ses disciples. Le danger est immense et l’ennemi du genre humain est plus terrible et plus rusé que tout autre ennemi éventuel. C’est ce qu’exprime le Seigneur dans un autre passage: voici que Satan vous a réclamés pour vous cribler comme le froment (Lc 22, 31). Satan ne cesse de réclamer les hommes, et cela dès le jour où il a trompé le premier homme; depuis ce jour il prétend avoir un droit sur le genre humain, qu’il veut enlever à Dieu comme étant à lui. Par toutes sortes de ruses, il attire les soldats du Christ à lui, cherchant à les séduire par de fausses promesses et leur montrant ses richesses. Nul n’est plus affamé que lui, mais il montre du pain aux hommes qui ont faim et les appelle à se rendre. Nul n’est plus nu que lui, mais il appâte les hommes avec les couleurs de sa tenue mensongère et transparente. Nul n’est plus misérable que lui, mais, tel un magicien de foire, il frotte une pièce de monnaie contre une autre, faisant habilement croire aux spectateurs crédules qu’il possède des millions. Nul n’est plus ruiné que lui, mais il ne cesse d’accumuler des mensonges, comme s’il était vainqueur, comme si les armées du Christ étaient battues, comme si le Christ s’était échappé du champ de bataille pour se cacher. Il est le mensonge et le père du mensonge, et toute sa force et son pouvoir ne résident que dans le mensonge. En mettant en garde Ses disciples contre toutes les ruses et les armes du diable, le Seigneur Jésus les a instruits, par l’exemple et en paroles, sur la manière de s’opposer à tout et sur les armes à utiliser dans ce combat.

Avant tout, c’est Lui, le Christ, qui est notre arme principale, à nous, Ses disciples. Sa présence à nos côtés et Sa force en nous, sont notre arme principale. Ses dernières paroles, inscrites dans l’Évangile, sont: Et voici que je suis avec vous pour toujours jusqu’à la fin du monde (Mt 28, 20). Et voilà, en vérité, que Sa présence s’est manifestée à travers les siècles et les siècles dans des millions de Ses combattants intrépides, apôtres, martyrs, confesseurs, pères théophores, jeunes filles pieuses et saintes. Sa présence s’est non seulement manifestée dans les époques passées, mais elle se manifeste encore aujourd’hui, de manière évidente et indubitable pour quiconque ne s’est pas tout à fait livré à l’esprit maléfique; non seulement Elle se manifeste aujourd’hui, mais à la fin même du temps, apparaîtront des théophores aussi forts que l’ont été Hénoch et Élie (Ap 11, 3). Tout aussi évidente et indubitable est la force de Son corps et de Son sang, de Son martyre, de Ses paroles, de Sa croix vénérable et vivifiante, de Sa résurrection et de Sa gloire immortelle. Vous, qui êtes convaincus de cette force invincible du Christ, qui circule tel un courant électrique à travers Ses fidèles, dites-le aux autres! Quant à vous, qui n’avez pas encore été convaincus mais souhaitez l’être, faites tout ce que l’Évangile recommande de faire, et vous serez convaincus. Laissez donc ceux qui doutent avec malveillance, continuer à douter. Ils ne font pas mal à Dieu, mais à eux-mêmes; ils ne doutent pas au détriment de Dieu, mais d’eux-mêmes. Viendra bientôt le temps où ils ne pourront plus douter, et où il ne leur sera plus possible de croire.

En dehors même de la présence et de la force du Christ, qui sont notre arme principale dans la lutte contre l’esprit mauvais, le Seigneur Jésus a recommandé d’autres sortes d’armes que nous devons forger nous-mêmes, avec Son aide. Ces armes sont : le repentir ininterrompu, la miséricorde continue, la prière incessante, la joie ininterrompue dans le Seigneur Jésus et la peur du Tribunal et de la déchéance spirituelle; puis la capacité d’endurer volontairement des souffrances pour Lui avec foi et espérance, la pratique du pardon des offenses, la faculté de considérer ce monde qui existe comme s’il n’existait pas, la communion à Ses saints mystères, la pratique des veilles et du jeûne. Nous mentionnons le jeûne à la fin, non parce que le carême est l’arme la moins importante – Dieu nous en préserve! – mais seulement parce que l’évangile de ce jour porte sur le jeûne, qu’il nous importe maintenant d’interpréter.



Si vous ne remettez pas aux hommes, votre Père non plus ne vous remettra pas vos manquements (Mt 6, 14). Ainsi commence l’évangile de ce jour. Pourquoi commence-t-il ainsi? On se dira: quel rapport y a-t-il avec le jeûne? Il y a des rapports, très étroits, comme il existe aussi des rapports entre le jeûne et la fin de l’évangile de ce jour, qui n’évoque pas le jeûne, mais l’accumulation des richesses, non sur terre mais au ciel, où il n’y a point de mite ni de ver qui consument, point de voleurs qui perforent et cambriolent (Mt 6, 20). Car quand on comprend le jeûne dans sa véritable signification chrétienne, et non dans celle des légalistes et des pharisiens, alors le pardon des offenses et l’abstinence par rapport à l’amour de l’argent correspondent à un jeûne, et même le jeûne principal, ou si on préfère, le fruit principal du jeûne. En vérité, l’abstinence devant la nourriture ne représente que très peu de valeur, si elle ne s’accompagne pas de la volonté de ne pas rendre les offenses subies et de ne pas succomber aux illusions des richesses terrestres.

Le Seigneur ne nous ordonne pas par la force de Son pouvoir de pardonner les péchés aux hommes. Il nous laisse le choix de pardonner ou de ne pas pardonner. Il ne veut pas porter atteinte à notre liberté et nous imposer de force de faire quelque chose, car dans ce cas nos actes ne seraient en fait pas les nôtres mais les Siens; ils n’auraient donc pas la valeur qu’ils revêtent quand nous les accomplissons librement et volontairement. En vérité, Il ne nous ordonne pas par la force, mais nous prévient de ce qui va nous arriver: votre Père non plus ne vous remettra pas vos manquements. Qui nous pardonnera alors nos péchés si Dieu ne le veut pas? Personne, ni au ciel ni sur terre, personne. Les hommes ne nous pardonneront pas, car nous ne leur pardonnons pas non plus, et Dieu ne nous pardonnera pas car les hommes ne nous pardonnent pas. Où serons-nous alors? Nous passerons alors ce siècle sous une montagne de péchés, alors que dans l’autre monde le poids de cette montagne sera accru pour toute l’éternité. Aussi faut-il nous entraîner à ne pas rendre aux hommes les offenses qu’ils nous ont faites, à ne pas rendre le mal pour le mal, et à ne pas payer par le péché celui qui a été commis. Quand on voit un homme ivre tomber dans la boue, va-t-on se coucher dans la boue à ses côtés, ou va-t-on essayer de le relever et de le faire sortir de la boue? Si ton frère a enfoui son âme dans la boue du péché, pourquoi devrais-tu vautrer ton âme dans cette même boue? Aussi faut-il t’abstenir de commettre ce que ton frère a fait, et te dépêcher de le redresser et de le purifier, afin que toi aussi, le Père céleste te redresse et te purifie de tous tes péchés, commis en secret et en public, et te place parmi Ses anges lors du Jugement dernier.



Quand vous jeûnez, dit le Seigneur, ne vous donnez pas un air sombre comme font les hypocrites : ils prennent une mine défaite, pour que les hommes voient bien qu’ils jeûnent. En vérité, je vous le dis, ils tiennent déjà leur récompense (Mt 6, 16). Hypocrites sont ceux qui ne jeûnent pas pour le Seigneur, ni pour leur âme, mais pour les hommes : pour que les hommes voient qu’ils jeûnent et leur adressent des louanges. Comme tout le monde ne peut observer chaque jour ce qu’ils mangent et boivent, ils s’efforcent d’adopter une physionomie telle que les gens puissent comprendre qu’ils jeûnent d’après leur visage. Ils prennent une mine défaite, prennent un air pâle et triste, renfrogné et préoccupé. Ils ne se parfument pas le visage et ne le lavent pas. Les gens les observent, s’émerveillent devant eux et les louent. Les gens les récompensent par leur émerveillement, rémunèrent leur jeûne avec des compliments. Qu’ont-ils à attendre de plus de la part de Dieu? Ils n’ont même pas jeûné à cause de Dieu. Ils ont jeûné à cause des hommes. Quelle récompense peuvent-ils attendre pour leur âme? Ils n’ont pas jeûné à cause de leur âme. Ils ont jeûné à cause des hommes et les hommes leur ont tressé des louanges pour cela. En vérité, ils ont reçu leur récompense. Et Dieu n’a pas de dette à leur égard, et Il ne leur donnera rien pour leur jeûne dans l’autre vie.

Pour toi, quand tu jeûnes, dit le Seigneur, parfume ta tête et lave ton visage, pour que ton jeûne soit connu, non des hommes, mais de ton Père qui est là, dans le secret ; et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra (Mt 6, 17-18). Telle est la règle principale du jeûne. Son sens apparent est clair. Quand tu jeûnes, tu jeûnes à cause de Dieu et à cause du salut de ton âme, et non à cause des hommes. Il n’est absolument pas important que les hommes voient et sachent que tu jeûnes, il est même préférable pour toi qu’ils ne le voient pas et ne le sachent pas. Tu n’attends d’ailleurs aucune récompense des hommes. Car que pourraient te donner ceux qui, eux-mêmes, attendent tout de Dieu, comme toi? Il est important que Dieu voie et sache. Or, Dieu le verra en tout cas, car rien ne peut être caché de Lui. Aussi ne faut-il pas montrer qu’on jeûne, par quelque signe extérieur. Dieu ne lit pas dans ton cœur sur des signes extérieurs; Il le lit de l’intérieur, du cœur lui-même. De même qu’on s’est parfumé la tête avant le carême, de même on peut la parfumer ainsi pendant le carême; de même qu’on s’est lavé le visage avant le carême, de même on peut le laver pendant le carême. Le fait de se parfumer ou non la tête n’augmentera pas ton mérite devant Dieu; le fait de se laver ou non le visage ne contribuera ni à sauver ton âme ni à la perdre.

Ces paroles du Christ: parfume ta tête et lave ton visage, prononcées avec tant de résolution, possèdent une signification intérieure profonde. Car si le Seigneur n’avait pensé qu’à la tête et au visage au sens charnel, Il n’aurait certainement pas donné le commandement de parfumer la tête et laver le visage pendant le carême, mais aurait simplement dit qu’il était accessoire et insignifiant pour la fécondité du carême de se parfumer ou non la tête et de se laver ou non le visage. À l’évidence, ces paroles du Christ revêtent un sens caché. Autrement, celui qui aurait compris ce commandement explicite du Christ d’après sa signification apparente, puis entrepris pendant le carême de parfumer sa tête et de se laver le visage, serait tombé dans une autre sorte d’hypocrisie. Un tel homme aurait lui aussi exhibé sa manière de jeûner devant les autres, mais de façon différente. Or, le Seigneur a précisément voulu déshabituer les hommes d’agir ainsi. Il est hors de doute, par conséquent, que ce commandement possède un sens intérieur. Lequel? Semblable à celui que l’apôtre Paul donne à la circoncision, en soulignant que la circoncision dans le cœur est salvatrice et en considérant que la circoncision au-dehors équivalait à l’absence de circoncision (Rm 2, 29). Parfumer sa tête signifie donc se parfumer l’esprit avec le Saint-Esprit. Car la tête désigne l’esprit et l’âme entière, tandis que l’huile parfumée, dont on enduit la tête, le Saint-Esprit. Cela signifie qu’il faut s’abstenir de toutes mauvaises pensées et se priver de prononcer des paroles laides et inutiles et qu’il importe, au contraire, de remplir son esprit de pensées liées à Dieu, la religion, la pureté, la foi et l’amour et tout ce qui est digne du Saint-Esprit. Il faut agir de même avec sa langue ; si l’on dit des mots, il ne faut prononcer que ceux destinés à proclamer la gloire de Dieu et au salut de l’âme. Il faut également se comporter ainsi avec son cœur: s’abstenir de tout sentiment de haine et de méchanceté, de jalousie et de lubricité; il faut s’abstenir de tout cela et laisser l’Esprit Saint semer sur le champ de ton cœur, toutes sortes de semences divines et agréables à Dieu ainsi que des fleurs célestes. Il faut agir de même avec la volonté de ton âme: s’abstenir de toutes intentions pécheresses et actions pécheresses, s’abstenir de tout mal et laisser l’Esprit Saint parfumer, telle une huile parfumée, ton âme obstinée, guérir ses blessures, la redresser vers Dieu, lui rendre chères les bonnes actions, la remplir de la soif de tout bien qui est en Dieu.

C’est ce que signifient les paroles : parfume ta tête. En un mot : contenir et retenir l’homme intérieur en nous, qui tient le rôle fondamental, de tout mal et le diriger uniquement vers le bien.

Que signifient les paroles : et lave ton visage? Le visage désigne l’homme extérieur, charnel, sensuel, en un mot: le corps humain. C’est par le corps que l’âme se manifeste aux yeux du monde. Pour Dieu, l’âme est le visage de l’homme, mais pour le monde, le corps est le visage de l’homme. C’est par nos sens et nos organes que nous annonçons au monde ce que nous pensons, ce que nous ressentons et ce que nous voulons. La langue exprime ce que l’esprit pense, les yeux montrent ce que le cœur ressent et les pieds accomplissent ce que la volonté de l’âme souhaite.

Lave ton visage signifie: purifie ton corps de tout acte de péché, toute impureté et toute méchanceté. Tiens tes sens éloignés de tout ce qui est superflu et ruineux. Empêche tes yeux d’errer sans cesse devant le chatoiement de ce monde; empêche tes oreilles de prêter attention à ce qui ne contribue pas au salut de l’âme; empêche ton nez d’enivrer l’âme avec les parfums de ce monde, qui se changent rapidement en puanteur; empêche ta langue et ton ventre de se jeter sur une abondance de nourriture et de boissons ; de façon générale, empêche ton corps de s’amollir et d’exiger plus de toi que ce qui est nécessaire pour subsister. En outre, empêche tes mains de frapper et de torturer des hommes ou du bétail; empêche tes pieds de marcher vers le péché, les réjouissances folles, les fêtes impies, d’aller au combat ou de participer à un vol; et à l’opposé de tout cela, oriente ton corps afin de devenir le temple véritable de ton âme – non une auberge au bord de la route où les bandits s’arrêtent pour partager le butin et préparer un nouveau plan d’enlèvement – mais le temple du Dieu vivant.

C’est ce que signifient les mots: Lave ton visage. Il s’agit d’un jeûne qui mène au salut. C’est un jeûne recommandé par le Christ; un jeûne où il n’y a pas d’hypocrisie; un jeûne qui expulse et proscrit les esprits maléfiques et apporte à l’homme une victoire glorieuse ainsi que des fruits abondants dans ce monde comme dans l’autre.

Il est important d’observer ici que le Christ mentionne d’abord la tête, puis le visage, c’est-à-dire d’abord l’âme, puis le corps. Les hypocrites ne jeûnaient que charnellement, tout en montrant aux hommes ce jeûne par le corps. À l’inverse, le Christ souligne d’abord le jeûne intérieur, spirituel, puis l’extérieur, corporel, non par sous-estimation du jeûne corporel – Lui-même a jeûné physiquement – mais pour commencer par le début, pour éclaircir la source puis la rivière, pour purifier d’abord l’âme, puis le miroir de l’âme. L’homme doit d’abord, par l’esprit, le cœur et la volonté, adopter le jeûne, puis ensuite l’accomplir volontairement et joyeusement. De même qu’un peintre fait d’abord l’ébauche d’un tableau avec son esprit, puis l’exécute rapidement et joyeusement avec sa main. C’est ainsi que le jeûne corporel doit être une joie, non une tristesse. C’est pourquoi le Seigneur utilise des mots évoquant le fait de se parfumer et de se laver; car de même que ces deux choses sont une source de plaisir et de joie pour l’homme physique, de même le jeûne – le jeûne spirituel et corporel – doit créer du plaisir et de la joie pour l’homme spirituel. Le jeûne est une arme, une arme très puissante dans le combat contre l’esprit maléfique. Quand il perd son arme, le soldat au combat est triste car, sans armes, il doit s’enfuir ou se rendre. Mais quand il reçoit une arme, il est joyeux car il peut alors tenir sa place et opposer une résistance à l’adversaire. Comment le chrétien ne se réjouirait-il pas quand il se retrouve armé, grâce au jeûne, contre le démon le plus sombre de son âme? Comment son cœur ne tressaillirait-il pas et son visage ne s’éclairerait-il pas en voyant entre ses mains une arme, devant laquelle le démon s’enfuit sans ménagement?



L’avidité rend l’homme morose et peureux, tandis que le jeûne le rend joyeux et courageux. De même que l’avidité pousse à une avidité accrue, de même le jeûne pousse à une endurance de plus en plus grande et longue. Le roi David s’est entraîné à jeûner si longtemps qu’il a dit : à tant jeûner, mes genoux fléchissent (Ps 108, 24). Quand l’homme voit les bienfaits du jeûne, il se met à aimer le jeûne de plus en plus. Or, les bienfaits du jeûne sont innombrables.

Par le jeûne, l’homme soulage le corps et l’esprit des ténèbres et de l’obésité. Le corps devient léger et alerte, alors que l’esprit devient lumineux et clair.

Par le jeûne, l’homme élève son âme au-dessus de la prison terrestre et progresse à travers les ténèbres de la vie animale vers la lumière du Royaume de Dieu, c’est-à-dire vers sa demeure.

Le jeûne rend l’homme fort, résolu et courageux, aussi bien devant les hommes que devant les démons.

Le jeûne rend l’homme généreux, doux, charitable et obéissant.

Le jeûne rend Moïse digne de recevoir la Loi des mains de Dieu.

Par le jeûne, Élie ferma le ciel et il n’y eut pas de pluie pendant trois ans; par le jeûne, il fit descendre le feu sur les idolâtres et par le jeûne, il se rendit si pur qu’il put s’entretenir avec Dieu sur le mont Horeb.

Par le jeûne, Daniel se sauva des lions dans la fosse et trois jeunes gens furent délivrés de la fournaise de feu ardent.

Par le jeûne, le roi David éleva son cœur vers Dieu et la grâce divine descendit sur lui et il entonna les prières les plus douces et les plus délicates qu’aucun mortel ait jamais, avant le Christ, adressées à Dieu.

Par le jeûne, le roi Josaphat écrasa sans combat ses adversaires, les Moabites et les Ammonites (2 Ch, 20, 23).

Par le jeûne, les Juifs furent sauvés des persécutions menées par le ministre du roi, Aman (Est 4, 3).

Par le jeûne, la cité de Ninive fut sauvée de la destruction prédite par le prophète Jonas.

Par le jeûne, Jean le Baptiste devint le plus grand homme parmi tous ceux nés d’une femme.

C’est avec l’arme du jeûne que saint Antoine triompha de toutes les hordes du démon et les chassa loin de lui. Saint Antoine est-il le seul à l’avoir fait ? Non, car d’innombrables armées de saints du Christ se sont purifiés par le jeûne, se sont fortifiés par le jeûne et sont devenus les plus grands héros de l’histoire humaine. Car ils ont vaincu ce qui est le plus difficile à vaincre : eux-mêmes. Et en triomphant d’eux-mêmes, ils ont vaincu le monde et Satan.

Enfin, le Seigneur Jésus n’a-t-Il pas commencé Son œuvre divine de salut des hommes par un jeûne long de quarante jours? Et n’a-t-Il pas montré ainsi clairement que nous aussi, nous devons commencer la vie chrétienne véritable par le jeûne? D’abord le jeûne; tout le reste se produit avec le jeûne et à travers le jeûne. Par Son exemple, le Seigneur nous a montré quelle arme puissante est le jeûne. Avec cette arme, Il a vaincu Satan dans le désert et triomphé ainsi de trois principales passions sataniques, qui permettent à Satan d’accéder librement à nous: l’amour des voluptés, l’amour des honneurs et l’amour de l’argent, trois passions destructrices et trois pièges énormes dans lesquels l’ennemi maléfique du genre humain cherche à attirer les soldats du Christ.



Mais c’est l’amour de l’argent qui facilite et rend possibles toutes les autres passions; c’est lui qui est, selon l’apôtre Paul, la racine de tous les maux (1Tm 6, 10). C’est pourquoi le Seigneur Jésus termine Son enseignement sur le jeûne en nous mettant en garde de ne pas succomber à l’amour de l’argent, à nous abstenir de l’accumulation fatale pour l’âme de richesses terrestres, qui éloigne notre cœur de Dieu et l’ensevelit dans la terre.

Ne vous amassez point de trésors sur la terre, où la mite et le ver consument, où les voleurs percent et cambriolent. Mais amassez-vous des trésors dans le ciel; là, point de mite ni de ver qui consument, point de voleurs qui perforent et cambriolent. Car où est ton trésor, là sera aussi ton cœur (Mt 6, 19-21). Qui amasse des trésors terrestres, amasse de la souffrance et de la peur pour lui-même. Cet homme se perd lui-même dans ses richesses, et son cœur est enseveli sous la poussière. Nous sommes toujours en contact avec nos richesses, fussent-elles sur terre ou dans le ciel. Nos pensées sont avec nos richesses; notre cœur est avec nos richesses; notre volonté est avec nos richesses, que celles-ci soient sur terre ou dans le ciel. Nous sommes liés à nos richesses comme la rivière l’est à son lit, que nos richesses soient sur terre ou dans le ciel. En nous enrichissant de trésors terrestres, nous serons provisoirement riches et éternellement pauvres; mais en nous enrichissant de trésors célestes, nous serons provisoirement pauvres et éternellement riches. Nous avons la faculté de choisir l’un ou l’autre. C’est dans cette liberté de choisir que réside notre gloire mais aussi notre souffrance. En choisissant des richesses éternelles, auxquelles n’accèdent ni la mite ni le ver ni le voleur, notre gloire sera éternelle. Mais si nous faisons le choix des autres richesses, que nous devons préserver de la mite, du ver et du voleur, notre souffrance sera éternelle.

Dans leur acception intérieure, les richesses terrestres recouvrent aussi bien le marasme terrestre que la culture et la magnanimité terrestres lorsque celles-ci sont séparées de Dieu et de l’Évangile. L’oubli consume ces richesses comme la mite; les tourments et les souffrances de la vie les rongent comme le ver; les tourments et les souffrances de la vie les abîment comme le ver, alors que l’esprit maléfique les mine et les dérobe comme tout voleur. Accumuler les richesses célestes, dans son acception intérieure, signifie enrichir son esprit par la connaissance de Dieu et de la volonté divine; et enrichir son cœur et son âme par la culture et la noblesse évangélique. Car seules ces richesses ne sont jamais exposées à la précarité, à la dégradation et au vol. En amassant de telles richesses, nous les laissons aussitôt en garde à Dieu. Or, ce qui est près de Dieu, est loin de la mite, du ver et du voleur. C’est cette richesse que Dieu envoie à notre rencontre quand, après la mort physique, nous allons à la rencontre de Dieu. Cette richesse nous conduira devant le visage de Dieu. Toute autre richesse, qui nous divisait sur terre et nous éloignait de Dieu, nous éloignera de Dieu dans le ciel pour toujours. Car si nous avons livré notre cœur aux richesses terrestres, nous avons livré notre âme à Satan. Nous serons alors pareils aux soldats qui ont trahi leur drapeau et se sont livrés à l’ennemi féroce et menteur.

C’est pourquoi nous devons ouvrir les yeux pendant qu’il est encore temps. Soyons fermement convaincus que la victoire ultime reviendra, non au diable et à ses serviteurs, mais à notre Roi et général-en-chef, le Christ. Aussi faut-il nous dépêcher de recevoir l’arme victorieuse qu’Il nous recommande pour le combat, le jeûne honorable, une arme lumineuse et fière, mais terrible et mortelle pour le diable.

Abstenons-nous de nourriture et de boisson superflues, afin qu’elles n’encombrent pas nos cœurs (Lc 21, 31) et ne sombrent pas dans la pourriture et les ténèbres.



Abstenons-nous d’amasser des richesses terrestres, afin que, par l’intermédiaire de Satan, cela ne nous sépare pas du Christ et ne nous force à nous rendre.

Quand nous jeûnons, nous ne jeûnons pas pour obtenir des louanges des hommes, mais pour le salut de notre âme et la gloire de notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ, que célèbrent les anges et les saints dans le ciel ainsi que les justes sur la terre, avec le Père et le Saint-Esprit, Trinité unique et indivise, maintenant et pour toujours, à travers tous les temps et toute l’éternité. Amen.



(Traduction de Lioubomir Mihailovitch - © Éditions l’Âge d’Homme)
Source 
orthodoxiecom

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