Saint Justin Popović, « Vie des saints serbes », Introduction de Jean-Claude Larchet, traduction et annexe de Lioubomir Mihailovitch, éditions L’Âge d’Homme, Lausanne, 2013, 473 p. (collection « Grands spirituels orthodoxes du XXe siècle »).L’une des œuvres majeures de l’archimandrite Justin Popović (aujourd’hui saint Justin de Čelije) est sa Vie des saints en douze volumes, qui présente la vie des saints communément célébrés par l’Église chaque jour du calendrier liturgique. Ce travail n’est pas entièrement original puisque, dans la plupart des cas, saint Justin, bien que marquant sa rédaction de son style personnel, a repris très largement les Vies des saints écrites et publiées en Russie entre 1689 et 1705 par saint Dimitri de Rostov. C’est la raison pour laquelle il n’est sans doute pas nécessasire de publier en traduction française l’ensemble de cette œuvre. En revanche saint Justin a fait une œuvre personnelle et originale en ce qui concerne les Vies d’un certain nombre de saints inclus dans le calendrier depuis le début du XVIIIe siècle, et pour l’ensemble des saints serbes au sujet desquels il n’existait souvent que des relations anciennes. Pour cette raison et parce que les saints serbes restent en France très mal connus, c’est sur eux que se concentre ici la publication de l’œuvre hagiographique de saint Justin, ce qui constitue déjà un volume substantiel.De nouveaux saints ont été inclus dans le calendrier de l’Église serbe depuis que cette œuvre a été écrite. Leurs Vies (y compris celle de saint Justin lui-même) ont été rassemblées dans une annexe de ce livre. Rédigées par le traducteur, Lioubomir Mihailovitch, elle ne prétendent pas être complètes, mais veulent seulement éveiller ou de maintenir la mémoire de ces saints par le biais de simples repères biographiques, dans l’attente qu’une hagiographie canonique rende pleinement justice à leurs vertus.
Comme on pourra le constater, il y a parmi les saints serbes peu de moines ou de laïcs d’origine modeste. La plupart d’entre eux sont des nobles du plus haut rang qui, soit ont gardé jusqu’à la fin de leur vie les attributs du pouvoir et dont la sainteté s’est manifestée dans leurs fonctions dirigeantes, soit ont renoncé au pouvoir et à la gloire et aux richesses qui y sont attachées pour se vouer à la vie monastique.
Les premiers ont consacré leurs capacités, leur prestige, leur pouvoir, leurs richesses à Dieu et à leur peuple, assurant à ce dernier le bien-être et la paix, assurant aussi par leurs largesses la prospérité de l’Église (tous ont été des bâtisseurs d’églises et de monastères), contribuant à répandre le mode de vie orthodoxe et, en luttant parfois jusqu’au martyre, à préserver l’intégrité de la foi droite et l’existence de l’Église contre les ennemis intérieurs et extérieurs.Les seconds ont renoncé à tout – pouvoir, gloire, richesse, confort – pour se consacrer entièrement à Dieu en menant la vie de simples moines ou moniales, faisant preuve d’un détachement beaucoup plus difficile que ceux qui n’avaient pas d’abord possédé tous ces biens. Lorsqu’ils ont quitté le monde, ils ont distribué leurs richesses aux pauvres et à l’Église, et ont souvent mis leurs compétences au service de la construction et de la direction de monastères.Le lien étroit et dominant, dans l’histoire serbe, entre la sainteté et la noblesse explique que ces Vies des saints serbes soient dans la plupart des cas très liées à l’histoire politique de la Serbie. Ce recueil n’est donc pas une hagiographie uniquement centrée sur les traits spirituels des personnages évoqués, mais fait une grande place à l’histoire et peut apparaître d’une certaine manière comme une histoire de la Serbie, laquelle à son tour n’apparaît pas comme une histoire ordinaire, uniquement centrée sur des faits politiques, mais comme une histoire spirituelle, marquée par ce que les dirigeants serbes ont fait pour Dieu, et dans une certaine mesure par Dieu, car la dynastie des Némanides en particulier a joué pour la christianisation du peuple serbe et le développement et le maintien du christianisme en Serbie un rôle analogue à celui de Constantin et de Justinien pour l’Empire byzantin.Après les saints d’ascendance noble, qui constituent de très loin la catégorie la plus nombreuse (près d’un tiers des saints recensés), une deuxième catégorie importante (un peu moins d’un tiers) est constituée par les saints évêques, archevêques ou patriarches qui ont déployé leur activité au service de la foi orthodoxe, de l’expansion et de la prospérité de l’Église serbe, et dont les vertus ont été des modèles de vie chrétienne pour le peuple.Une troisième catégorie importante de saints est constituée par les néo-martyrs, lesquels se répartissent en trois sortes. 1) La plupart d’entre eux ont été victimes des musulmans. Ce ne sont pas seulement des individus, mais parfois des groupes entiers qui ont été martyrisés, comme les saints martyrs de Momišići. La Serbie fut progressivement conquise par les Ottomans à partir du XIVe siècle et resta sous leur domination jusqu’en 1878, mais dans les dernières décennies, en Bosnie et surtout au Kosovo, de nombreux orthodoxes serbes ont été persécutés, violentés ou tués en raison de leur foi par des musulmans extrémistes; la persécution continue, et donc la liste de ces néo-martyrs est loin d’être close. 2) Un certain nombre de néo-martyrs, clercs et laïcs ont aussi été victimes, au cours de la Seconde Guerre mondiale, des oustachis, nationalistes croates qui étaient alliés à Hitler; les persécutions auxquelles ces denriers se sont livrés avaient une dimension non seulement politique et ethnique, mais également religieuse, puisqu’elles étaient la sanction appliquée aux Serbes qui ne s’étaient pas soumis aux mesures de conversion forcée au catholicisme-romain qui avaient été décrétées en 1941 par l’État croate. 3) Il faut citer aussi les clercs qui ont été persécutés par le pouvoir communiste, bien que celui-ci ait été, en Yougoslavie, moins virulent que dans les pays de l’ex-bloc soviétique ; .Une quatrième catégorie de saints est constituée par des ascètes d’origine modeste, moines pour la plupart. Dans cette catégorie s’illustrèrent notamment saint Pierre de Koriša, saint Stéphane de Piperi, saint Prochore de Pšinja, ou encore saint Syméon de Dajbabé, qui a vécu et a été canonisé récemment, et auquel un des volumes de cette collection a été consacré.Une dernière catégorie est formée de théologiens inspirés qui ont aussi été exemplaires par leur vie vertueuse et ont contribué à l’instruction et à l’édification du peuple chrétien. Parmi eux figure l’auteur de ce livre, saint Justin Popović.On constatera que deux catégories importantes de saints que l’on trouve dans l’Église russe sont absentes ici: celle des fols-en-Christ et celle des saints startsi. Mais comme le montrent justement ces deux exemples, les types spécifiques de sainteté se constituent en fonction des besoins particuliers de peuples et des conditions historiques dans lesquels ils se trouvent.S’il fallait définir les caractéristiques de la sainteté dans l’Église serbe, c’est sans aucun doute à la première catégorie que nous avons citée qu’il faudrait se référer: plus que dans tout autre Église locale les saints rois et princes y ont été nombreux, et ils ont brillé par le souci de consacrer leur pouvoir et leur richesse au développement de l’Église, au bien-être du peuple. On peut citer l’adage particulièrement frappant qui fut au quotidien celui de plusieurs rois serbes: « Amis, nous n’avons pas régné aujourd’hui car nous n’avons fait de dons à personne. » Ces saints souverains se sont aussi sacrifiés pour préserver la liberté de leur peuple, celle-ci étant dans presque tous les cas assimilée à la liberté religieuse, puisque la Serbie fut de tout temps menacée de perdre son identité spirituelle sous la pression tant des musulmans que des catholiques-romains. Ces rois et princes nourrissaient leur action par une vie spirituelle intense, marquée par le détachement, la prière, le jeûne et toutes les formes de l’ascèse chrétienne. Proches de Dieu, ils se montraient également proches du peuple, étant des exemples à la fois d’humilité et de charité.Parmi les princes et les rois devenus moines, se détachent les figures tutélaires de saint Sava et de son père saint Syméon le Myroblite, auxquels saint Justin a ici consacré les notices les plus importantes et les plus inspirées. Saint Sava, qui peut être considéré à la fois comme le Père de l’Église serbe et de l’État serbe chrétien constitue aujourd’hui encore pour les Serbes une référence absolue, unissant les vertus d’un haut degré d’accomplissement spirituel et de rayonnement pastoral à un talent d’organisateur de la vie monastique et d’inspirateur d’un État chrétien.La Serbie est un petit pays qui ne peut se targuer de compter autant de saints et d’icônes miraculeuses que l’Empire byzantin ou la sainte Russie. Il faut néanmoins avoir conscience que ceux qui sont évoqués ici ne sont qu’un « échantillon » d’une réalité bien plus vaste, connue ou inconnue.
À défaut d’être exhaustif, cet ouvrage aidera certainement le lecteur à prendre conscience de la richesse qualitative de la sainteté dans l’Église serbe, et aussi à approcher la Serbie – qui fut tant décriée par les médias occidentaux au cours de ces dernières décennies – dans ce qu’elle a de plus noble et de plus beau. Jean-Claude Larchet
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