"Dans la confusion de notre époque quand une centaine de voix contradictoires prétend parler au nom de l'Orthodoxie, il est essentiel de savoir à qui l'on peut faire confiance. Il ne suffit pas de prétendre parler au nom de l'Orthodoxie patristique, il faut être dans la pure tradition des saints Pères ... "
Père Seraphim (Rose) de bienheureuse mémoire

jeudi 21 janvier 2010

Les Fols-en-Christ

Saints Fols-en-Christ Basile et Jean

Dans l’Ancien Testament, la folie était «une femme bruyante, stupide et ne sachant rien» (Prov 9. 13)1 et seule «la bouche des insensés se [plaisait] à la folie» (idem 15. 14). Seuls les prophètes se comportaient quelquefois d’une manière insensée avant que l’Eternel ne révèle la profondeur de leurs actes ou de leurs paroles. Vint le Christ et on le traita aussi de fou (Jn 10. 20). Il y eut ensuite la folie de la Croix, la mort et les disciples dispersés qui avaient oublié les paroles du Maître et se cachaient.

Eve fut rachetée par la Mère de Dieu Très Pure et ce fut une femme qui annonça au monde l’autre folie : celle de la Résurrection du Seigneur. Marie-Madeleine alla au tombeau de grand matin, s’inquiétant de savoir qui roulerait la pierre pour qu’elle puisse accomplir sa tâche de myrrhophore. Elle Le prit d’abord pour le jardinier, mais c’était le Seigneur ! Elle alla en hâte retrouver les apôtres et leur raconta l’ineffable nouvelle. «Ils lui dirent : Tu es folle ! Mais elle affirma que la chose était ainsi» (Ac 12. 15). Il fallut qu’ils aillent constater cette folie pour que naisse l’Eglise, mais y aurait-il eu prédication sans elle ? Vint ensuite l’apôtre des nations, foudroyé par la Lumière sur le chemin de Damas. Gagné au Christ, on le prit aussi pour un fou. Il répliqua : «Je ne suis point fou […] ; ce sont au contraire des paroles de vérité et de bon sens que je prononce» (Ac 26. 25). Puis il revendiqua hautement ce que son siècle appelait folie «à cause du Christ» (1 Co 4. 10), disant même : «Mais Dieu a choisi les choses folles du monde pour confondre les sages ; Dieu a choisi les choses faibles du monde pour confondre les fortes» (1 Co 1. 27). «Dieu n’a-t-il pas convaincu de folie la sagesse du monde ? Car puisque le monde, avec sa sagesse, n’a point connu Dieu dans la sagesse de Dieu, il a plu à Dieu de sauver les croyants par la folie de la prédication. Les Juifs demandent des miracles et les Grecs cherchent la sagesse : nous, nous prêchons Christ crucifié ; scandale pour les Juifs et folie pour les païens, mais puissance de Dieu et sagesse de Dieu pour ceux qui sont appelés, tant Juifs que Grecs. Car la folie de Dieu est plus sage que les hommes, et la faiblesse de Dieu est plus forte que les hommes» (idem 2. 20-25).

L’Eglise grandit et la folie de la prédication continua sous la persécution. Quand arriva le temps où la religion chrétienne devint celle de l’Empire, alors les moines surgirent qui partirent au désert. Leur vocation était identique à celle des apôtres et des premiers chrétiens mais leur besoin d’absolu plus grand. Ils partirent dans les solitudes arides pour se retrouver plus près de Celui qui les appelait. Ils ne fuyaient pas le monde, ne s’en désintéressaient pas puisqu’ils sortirent de leurs retraites à chaque fois que les hérésies menaçaient l’Eglise. Ils priaient aussi pour ce monde mais en donnant à Dieu la première place dans leur existence. Lorsque les monastères eux-mêmes devinrent des institutions, des moines et des laïcs entrèrent dans la folie-en-Christ, cherchant à donner le témoignage nu du Crucifié que le monde avait rejeté autrefois. L’aspect extérieur de leurs personnes les faisait être méprisés et quelquefois on les battait cruellement. Ils étaient le rappel vivant de l’Homme de douleurs, mais la société, souvent engoncée dans le confort matériel et les pratiques minimalistes de la piété ritualiste, ne pouvait les supporter.

Les offices liturgiques, les belles confréries, les superbes bâtiments ecclésiaux, la hiérarchie sacerdotale, tout cela n’était-il pas suffisant ? Cela ne constituait-il pas une digue simple mais efficace pour contenir des débordements que l’époque ne pouvait plus tolérer ? Beaucoup de chrétiens n’étaient-ils pas devenus ce Grand Inquisiteur de Dostoïevsky qui annonce au Christ revenu sur terre que l’on a tout organisé sans Lui et qu’Il est de trop ? Le fol-en-Christ rappelle l’exigence simple de l’Evangile : nourrir ceux qui ont faim, vêtir ceux qui sont nus, visiter les prisonniers, les malades… et, surtout, garder la mémoire de Dieu première à l’esprit. Or voilà cette société chrétienne qui a ses pauvres — où est l’amour fraternel des premiers chrétiens des Actes qui partageaient tout ? — ses misérables sans logis, ses tyrans, ses réîtres, ses usuriers ! Se pourrait-il que le Christ ait été quelque peu oublié dans l’organisation de cette société idéale faite en Son Nom ? Les fols-en-Christ sont là pour remettre en mémoire le haut message évangélique qui n’est pas réduit à de simples observances liturgiques et à un respect strict de codes sociaux impératifs.

Il y aurait cependant une grande erreur à croire qu’ils sont un ferment révolutionnaire dans l’Eglise ou dans la société. Le Christ l’a dit une fois pour toutes : nous devons rendre à Dieu ce qui est à Dieu et à César ce qui lui appartient. Les fols-en-Christ ont aimé l’Eglise, ses institutions, ses rites et ses prescriptions, jamais ils ne les ont contestés. Ils ont été les meilleurs fils et filles de l’Eglise en ce sens. Mais ils ont voulu que toutes ces pratiques soient focalisées vers leur finalité réelle, à savoir la réponse adéquate à cet amour fou de Dieu qui s’est abaissé jusques à nous pour nous élever jusques à Lui. Ils n’ont pas tenté les autres par leurs actes de démence apparente, ils leur ont simplement fait prendre conscience de leur suffisance : souvent le fol-en-Christ, méprisé de tous, est reconnu par une autorité acceptée par ceux qui sont sains d’esprit et se croient supérieurs à celui qu’ils persécutent. Ils ont été révélateurs de l’inanité de la gloire humaine. Combien veulent l’approbation du siècle pour croire que la voie qu’ils ont choisie est la bonne ? Combien sont prompts à condamner au Nom de Celui qui a demandé de ne pas juger ? Combien pensent que le nombre est gage de vérité ? Combien aimeraient vivre leur petite vie spirituelle sans contraintes aucunes, avec de grandes œillères pour ne pas voir la détresse des autres, de tous les autres et pas seulement de leur prochain immédiat ? Pour tous ceux-là, pour tous ceux qui désirent canaliser dans des limites supportables et acceptables (en accord avec les exigences de l’époque et les canons de la vie moderne) la vie des chrétiens, le fol-en-Christ est essentiel et son rôle nécessaire. En lisant les vies de ces superbes athlètes de la prière, on reconnaît les traits communs à tous : le mépris des apparences, l’ascèse impensable pour nos petites vies étriquées et «laïcisées», le goût des offices liturgiques, le don de prophétie… et lorsque vient la tentation de penser que ces biographies célestes ne sont que des anecdotes pieuses inventées, surgit à notre époque la grande figure du saint archevêque Jean Maximovitch, dont le corps reste incorrompu. Beaucoup d’anecdotes de sa vie rappellent celles des autres fols-en-Christ… mais il a vécu parmi nous, nous connaissons tous des fidèles qui l’ont connu sur tous les continents de la terre des vivants et il y a des livres entiers de témoignages le concernant !

Ni révolte contre l’ordre social, ni tentative de révolution dans l’Eglise, la folie pour le Christ reste la voie étroite qu’empruntaient certains êtres d’exception. Ils s’engagent dans ce cheminement difficile avec la bénédiction d’un staretz et l’on sait à quel point saint Séraphim de Sarov mettait en garde ceux qui voulaient prendre cette croix sur leurs épaules ! Mais l’on sait également qu’avec sa bénédiction, Diveyevo connut de nombreuses folles-en-Christ dont le souvenir perdure. Indubitablement, cette ascèse terrible et si embarrassante pour les «bien-priants», qui n’a de fin que dans l’au-delà, gêne nos esprits logiques et notre besoin de voir une raison purement terrestre présider à toutes nos actions. Comme cette raison est souvent l’intérêt, la gloriole ou la vanité, nous peinons à accepter que certains êtres, tout en restant dans les mêmes cadres de vie profanes et ecclésiaux que nous, puissent volontairement abandonner nos repères confortables pour se faire vagabonds célestes et ne tendre que vers Dieu l’offrande de leur vie nue. Ils sont le sel qui garde sa saveur, le levain divin, la conscience vivante de l’Eglise. Dieu suscite leur vocation et leur venue dans le temps, mais ils appartiennent à l’éternité dès cette vie.

Il y eut un temps où le simple fait de se proclamer chrétien était perçu comme démence par les persécuteurs et les tièdes : les martyrs de la turcocratie qui quittaient leur retraite et allaient devant les autorités ottomanes affirmer leur christianisme, les martyrs russes, bulgares et roumains du siècle passé qui ont persévéré jusques à la mort dans leur confession, ont témoigné de la relativité des jugements du monde et de la force extraordinaire de leurs convictions. Leur jugement, celui qui les condamnait, condamnait le monde. Ils étaient cette faiblesse devenue force dont parle l’apôtre Paul. La folie en Christ est un témoignage qui confine presque toujours au martyre.

Cependant, peu d’êtres sont en vérité appelés à cette folie en Christ et se manifestent d’une manière aussi visible car les vocations sont différentes, comme le sont les demeures de la Maison du Père. Quelquefois, les réponses à l’appel divin ne s’enracinent pas au Ciel : à l’enthousiasme ardent de la conversion succèdent l’habitude, la routine, puis la tiédeur, dernière étape avant l’indifférence ou l’incroyance. Parfois aussi, la voie céleste se fait chemin de traverse qui s’égare, détourné du Royaume vers la réussite mondaine, la reconnaissance des hommes et la fausse piété qui vise d’abord les intérêts personnels et les carrières lucratives. Le fol-en-Christ qui surgit se fait alors regard insoutenable de Dieu sur l’iniquité du monde. Les hiérarques, les puissants et même les Tzars ne peuvent alors soutenir ce regard. Cet œil de la conscience, incarné dans ces êtres apparemment fous, inquiète et scandalise les tièdes qui veulent continuer à s’engoncer dans leur confort spirituel et dans cette fausse quiétude qui leur tient lieu de paix. Le fol-en-Christ est là pour rappeler que les tièdes seront vomis par la bouche même du Seigneur, il devient alors aiguillon poignant pour réveiller leurs âmes endormies.

Mais il vient aussi pour les simples, les humbles fidèles, les obscurs lumineux. Ceux-là ont accepté émerveillés la grâce insigne de la foi comme une bénédiction incommensurable. Ils accomplissent discrètement et saintement les rites et pratiquent les œuvres qu’ils supposent dans le silence orant de l’humilité et de l’effacement, dans la vigile silencieuse de leur âme aimante et paisible. Ils ont trouvé la perle de grand prix de l’Evangile et s’en font l’écrin précieux. Ils vivent selon la foi simplement, aiment le frère parce qu’ils aiment Dieu, pleurent avec ceux qui pleurent, se réjouissent avec ceux qui se réjouissent. Mais il ne se font jamais remarquer et ne prêchent pas, si ce n’est par leur exemple. Ils vivent de la Divine Liturgie, des sacrements et des fêtes d’une Eglise qui est leur principale demeure. Les grandes intelligences les ignorent ou les méprisent (comme elles le font pour les fols-en-Christ) car ces êtres simples sont incapables de spéculer vainement et la théologie verbeuse leur est totalement étrangère : ils ne savent ni ne veulent enfermer le Verbe dans des mots, mais ils aiment vraiment et sont les véritables théologiens dont le monde a besoin. Ils prêchent par leur vie, même s’ils sont invisibles aux hommes, cachés qu’ils sont au fond de leurs monastères, de leurs paroisses ou de leur solitude. Souvent, on ne s’aperçoit qu’ils existent qu’après leur mort. Plus souvent encore, leur trace au monde reste inexistante, mais ils sont comme nous le sommes tous, sans discontinuer, dans le regard de Dieu. Eux en furent toujours conscients et ils ont témoigné du meilleur de l’humanité devant le Christ. Peu importe si peu d’hommes les ont vus et compris, ils n’en restent pas moins les justes qui prient dans le secret de leur chambre. Il est légitime que dans le seul secret les récompense leur Père Céleste.

Les simples sont à Dieu le beau silence dont les fols-en-Christ sont la grande clameur. Tous deux travaillent à la seule gloire de Dieu.

Dans la molle tiédeur de notre époque sécularisée où les chrétiens semblent si souvent avoir honte de la folie de la Croix, où le monde voudrait confiner la religion au seul temps dominical et au seul lieu de culte, se lèveront peut-être de nouveaux fols-en-Christ qui rappelleront avec force à nos mémoires à moitié vidées de Dieu, la haute exigence de l’Evangile et notre vocation première : être un ferment d’Amour ici et maintenant.

"Que nul ne s’abuse lui-même : si quelqu’un parmi vous pense être sage selon ce siècle, qu’il devienne fou afin de devenir sage" (1 Co 3. 18).


Claude Lopez-Ginisty

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La plupart des Vies Des Fols-en-Christ, traduites ou composées, ont été publiées en un volume aux Editions du Désert, distribuées à présent par les Editions du Cerf

La Vie des Fols-en-Christ


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