Jean Chrysostome, Panégyriques de martyrs, tome I. Introduction, texte critique,
traduction et notes par Nathalie Rambault, avec la collaboration de Pauline
Allen, Collection « Sources chrétiennes » n° 595, Cerf, Paris, 2018,
384 p
Saint Jean Chrysostome (v. 349-407) a composé une
vingtaine de panégyriques – c’est-à-dire d’éloges – de saints martyrs. Ce
nouveau volume de la collection « Sources chrétiennes » en présente
cinq, prononcés à Antioche – dont l’illustre prédicateur était alors
l’évêque – entre 386 et 397, dédiés à saint Juventin et saint Maximin,
saint Romain, saint Julien, saint Barlaam, et des saints martyrs égyptiens.
Le culte des martyrs a connu un important
développement au IVe siècle, et Antioche était alors la deuxième ville après
Rome pour le nombre des martyrs vénérés ; saint Jean Chrysostome note même
que les tombeaux des martyrs formaient une véritable « ceinture autour de
la ville ». Beaucoup de tombeau de martyrs se trouvaient aussi dans la campagne
environnante. Certains étaient locaux, d’autres venaient d’ailleurs et leurs
reliques avaient été transférées dans ce qui était alors un centre majeur du
monde chrétien. Le culte des martyrs est devenu très populaire du fait que de
nombreux miracles s’accomplissaient par l’intermédiaire de leurs reliques, et
il est intéressant de noter que de ce fait les fêtes en leur honneur attiraient
non seulement des chrétiens orthodoxes, mais des hétérodoxes païens et juifs et
déplaçaient ainsi des foules immenses.
L’édition critique du texte grec a été réalisée
par Nathalie Rambault au Centre for Early Christian Studies de Brisbane
(Australie) dirigé par Pauline Allen, bien connue pour ses divers travaux
d’édition de qualité et l’une des meilleurs patrologues actuels, qui a
également contribué à ce volume en dehors de la partie consacrée à l’histoire
du texte et de la traduction. Dans leur introduction, les deux auteures
analysent brièvement les cinq homélies du point de vue de leur contenu et des
circonstances de leur composition, et présentent le genre littéraire de l’éloge
selon lequel elles sont élaborées. Elles expliquent savamment que ce genre
emprunte à une forme profane codifiée, mais l’adapte aux spécificités
chrétiennes, Jean Chrysostome prenant à cet égard des libertés plus grandes que
ses prédécesseurs Basile de Césarée et Grégoire de Nysse.
Le but de ces homélies n’est pas seulement de
faire l’éloge des saint martyrs en mettant en évidence leurs vertus, en
particulier celles qui sont nécessaires pour supporter paisiblement, voire avec
joie, d’atroces souffrances et jusqu’à la mort, en gardant envers le Christ une
espérance et une foi intactes. Il est aussi de présenter les martyrs comme des
modèles de vie chrétienne, et des réflexions et conseils d’ordre spirituel
habitent de ce fait ces éloges.
Ces homélies conservent de ce fait un caractère
toujours actuel, mais aussi du fait que l’Église catholique préserve la mémoire
des saints, et plus encore l’Église orthodoxe à travers ses vastes services
liturgiques et commémoratifs journaliers et sa vénération toujours vivace des
reliques. Cette vénération occupe dans la piété une place analogue à celle des
icônes, et se trouve pleinement justifiée par la tradition ancienne toujours
préservée et la définition de foi du concile de Nicée II. Elle démontre sa
pertinence dans les miracles nombreux qui s’accomplissent de nos jours encore
en relation avec le fait que les reliques continuent à porter et à faire
rayonner les énergies divines incréées dont les saints étaient imprégnés.
Parmi les réflexions et conseils spirituels
inspirés à saint Jean Chrysostome par les vies de ces martyrs, on peut en citer
trois qui sont caractéristiques :
1) Le martyre ne se limite pas à des souffrances
et à une mort physiques endurées pour la foi, mais peut prendre aussi une forme
spirituelle dans le combat ascétique et les peines qu’il implique :
« Et
comment, va-t-on me dire, est-il possible d’imiter les martyrs puisque ce n’est
aujourd’hui plus un temps de persécution ? Oui, je le sais bien moi aussi. Ce
n’est pas un temps de persécution, mais c’est un temps pour le martyre. Ce
n’est pas un temps pour ce genre de luttes, mais c’est un temps pour les
couronnes. Ce ne sont pas des hommes qui persécutent, mais des démons. Ce n’est
pas un tyran qui pourchasse, mais c’est le diable, plus cruel que tous les
tyrans. Tu ne vois pas devant toi des charbons ardents, mais tu vois brûler la
flamme du désir. Les martyrs ont foulé aux pieds les charbons
ardents, toi, foule aux pieds le brasier de la nature. Eux ont combattu des
bêtes à mains nues, toi, mets une bride à ta colère, cette bête qui n’est ni
apprivoisée ni domestiquées. Eux ont résisté à d’insupportables douleurs, toi,
rends-toi maître des pensées déplacées et mauvaises qui fermentent dans ton
cœur.
Ainsi,
tu imiteras les martyrs, car maintenant il ne s’agit pas pour nous de combattre
le sang et la chair, mais les autorités, les pouvoirs, les dominateurs du monde
des ténèbres, les esprits du mal. Le désir issu de la nature est un feu, un feu
inextinguible et permanent. C’est un chien enragé et plein de fureur, et même
si mille fois tu le repousses, mille fois il te saute dessus sans lâcher prise.
La flamme des charbons ardents est douloureuse, mais celle du désir est plus
terrible. Jamais nous n’avons de trêve dans cette guerre, jamais nous n’avons
de répit au long de l’existence présente, mais le combat est permanent, afin
que la couronne ait de l’éclat. Voilà pourquoi Paul nous donne des armes,
puisque c’est toujours le temps de la guerre, puisque l’ennemi est toujours en
éveil. »
2)
Il est plus facile de s’affliger avec ceux qui souffrent que de se réjouir
avec ceux qui se réjouissent :
« Puisque
[les martyrs] souffrent avec nous en raison de nos péchés, de même nous, nous
nous réjouissons avec eux en raison de leurs hauts faits. C’est ainsi que Paul
lui aussi a enjoint d’agir lorsqu’il dit : ”Se réjouir avec ceux qui se
réjouissent et pleurer avec ceux qui pleurent”. Or pleurer avec ceux qui
pleurent est simple, mais se réjouir avec ceux qui se réjouissent n’est pas
particulièrement facile. Oui, nous souffrons plus facilement avec ceux qui sont
dans le malheur que nous ne partageons le plaisir de ceux qui jouissent d’un
bon renom. Pourquoi donc ? Parce que là, la seule nature du malheur suffit à
incliner même une pierre à la compassion ; ici en revanche, la jalousie et
l’envie face à la réussite ne permettent pas à celui qui ne s’adonne pas
beaucoup à la philosophie de partager leur plaisir. De même en effet que
l’amour rassemble et joint ce qui est séparé, de même l’envie sépare ce qui est
rassemblé. C’est pourquoi, je vous en prie, exerçons-nous à nous réjouir avec
ceux qui jouissent d’un bon renom, afin de purifier notre âme de la jalousie et
de l’envie. Non, rien ne chasse autant cette maladie pénible et difficile à
guérir que de partager le plaisir de ceux qui vivent dans la vertu. »
3) Le
martyre n’a de valeur que par l’amour :
« [Saint
Paul] sait, il sait bien qu’il n’y a rien de plus grand, rien qui n’égale
l’amour, pas même le martyre lui-même, qui arrive en tête de tous les biens. Et
comment ? Écoute : alors que l’amour sans le martyre produit des disciples du
Christ, le martyre sans l’amour ne saurait faire de même. D’où vient cette
évidence ? Des paroles mêmes du Christ. Il disait en effet à ses disciples : “À
ceci, tous sauront que vous êtes mes disciples, si vous vous aimez les uns les
autres”. Voilà : l’amour, sans martyre, produit des disciples. Et non seulement
le martyre sans amour ne produit pas de disciples, mais il n’est même d’aucune
utilité à celui qui l’endure ; écoute Paul le dire : “Si je livre mon corps aux
flammes, mais qu’il me manque l’amour, cela ne m’est d’aucune utilité.”
C’est
surtout pour cette raison que j’aime ce saint gui aujourd’hui nous a
rassemblés, le bienheureux Romain : parce qu’il a montré avec son martyre
beaucoup d’amour. »
Jean-Claude
Larchet
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