Peu de choses nous sont connues des vies des saints anciens de l’Eglise Orthodoxe d’Antioche, étant donné que nombreux furent ceux qui ont été oubliés, et ce n’est que récemment que les trésors de l’héritage orthodoxe en langue arabe est à nouveau accessible pour être étudié.
Parmi ces saints, le martyr Antoine-Rabah, qui vécut à la fin du VIIIè s. à Damas, occupe une place particulière. C'était un notable arabo-musulman de la tribu Qouraishi, dont fut issu le fondateur de l’Islam Mohammed. Grâce à un miracle, il se convertit au christianisme, reçut le baptême, puis prononça ses vœux monastiques avec le nom d’Antoine. Son histoire devint si connue, que le calife lui-même l’appela chez lui et après un court entretien au sujet de la foi, donna l’ordre de le faire exécuter. C’était le 25 décembre 799.
Son plus jeune contemporain, l’évêque de Kharran Théodore Abou Koura (+ 830), célèbre théologien et polémiste orthodoxe de cette époque, écrivit dans son "Livre sur les icônes" : "A notre époque a vécu un martyr très connu. Il était issu d’une famille musulmane célèbre, et beaucoup connaissent son histoire. Qu’il se souvienne de nous dans ses prières au Christ ! Il s’appelait Antoine. Il racontait qu’il devint chrétien en raison d’un miracle qu’il vit de l’icône du saint martyr Théodore".
Cette histoire qui fut transmise oralement, puis enrichie de nouveaux détails, parvint jusqu’à saint Grégoire le Décapolite (+842), qui la consigna comme le "Récit fort utile et émouvant pour tous, au sujet de la vision que reçut un Sarrasin, qui crut [et devint] martyr pour notre Seigneur Jésus-Christ". Il y eut d’autres vies du martyr Antoine, dont les auteurs sont inconnus. Nous reproduisons ci-dessous l’une d’entre elles.
" Au nom du Dieu Unique, Père, Fils et Saint-Esprit.
Récit au sujet de saint Antoine, qui devint martyr dans la ville de Rakka aux jours [du calife Haroun al Rachid].
A cette époque vivait à Damas un homme connu du nom de Rabah, qui habitait dans le quartier de Naïrab, non loin d’un monastère dédié au saint martyr Théodore [Tiron]. Ce Rabah, issu de la tribu [arabe] des Qouraishi venait souvent à l’église de Saint Théodore et dérobait les saints Dons et les consommait, déchirait les voiles de l’Autel, arrachait et jetait les Croix, et causait beaucoup de malheurs au prêtre et à ceux qui servaient dans le sanctuaire. Sa maison était orientée vers l’église, et il suivait tout ce que faisaient les chrétiens qui y venaient le jour du dimanche.
Une fois, après la fin de l’office, le prêtre ferma le sanctuaire, tira le rideau, boucla la porte de l’église et partit chez lui. Mais Rabah, passant devant l’église, jeta un coup d’œil [par la fenêtre] dans le sanctuaire et vit [à l’intérieur] une icône de saint Théodore [représenté] sur un cheval, avec une lance dans la main, transperçant un grand serpent. Voyant cette image, Rabah prit un arc, le tendit et décocha une flèche, en visant l’icône du saint. Soudain, la flèche [se retournant] revint en arrière et transperça la main de Rabah, de telle façon que la pointe sortit de l’autre côté de la paume de la main. A la vue de ce miracle, Rabah fut saisi d’effroi et cria. Avec difficulté, il sortit la flèche de la main et fut privé de ses sens par la douleur.
De cet [événement] Rabah ne parla à personne. Quelques temps après, le jour de la mémoire du saint martyr Théodore, se rassemblèrent à l’église [à l’occasion de la fête] l’évêque, les prêtres et de nombreux habitants de Damas. Lorsque l’office Divin commença, Rabah, comme à son habitude, était assis à sa place, observant les fidèles en prière, la beauté de la cérémonie, et écoutant les voix magnifiques [des psaltes].
Et voici [qu’au moment de la grande entrée] il vit une offrande [portée] sur le diskos, sous la forme d’un agneau, agenouillé, plus blanc que la neige, et une colombe planant au-dessus de lui. [Cela continua] jusqu’à ce que les célébrants entrassent dans le sanctuaire. Lorsque le diskos avec l’offrande et le calice furent posés sur l’Autel, la colombe s’éleva et vola au-dessus de la tête des prêtres, qui glorifiaient et priaient Dieu. [Ensuite] commença le moment de la communion [des célébrants]. [Rabah] vit que l’agneau était séparé en morceaux et que les prêtres s’approchaient et recevaient des morceaux [de la chair] des mains de l’évêque.
Rabah fut fortement étonné [de ce qu’il avait vu] et pensa en son âme : "Dieu soit loué ! Grande est la foi des chrétiens, en vérité, cette foi est noble et véritable". Lorsque les fidèles communièrent, il vit sur le diskos élevé par le diacre au-dessus de sa tête, que l’agneau était entier et, comme au début, la colombe planait au-dessus des célébrants. Et [Rabah] était fort étonné de tout cela. Il descendit vite de sa place et accourut près des portes de l’église, alors que sortaient les fidèles à la fin de l’office. Rabah cria fortement aux prêtres et au peuple : "Chrétiens, j’ai vu aujourd’hui un grand miracle de votre religion : si auparavant, je vous voyais [comme il me semblait] communier au vin et au pain, aujourd’hui, j’ai vu que vous receviez des morceaux de chair et que vous buviez du calice quelque chose semblable au sang ! Je suis ébranlé ! En vérité, grande et noble est votre religion !"
Les prêtres et les paroissiens [qui étaient là], entendant ces paroles, rendirent grâces au Christ Sauveur, qui rendit visible Son Mystère, et sortirent avec grande joie, racontant les uns aux autres ce que leur avait dit Rabah.
La nuit commença et Rabah ne put s’endormir pendant longtemps, méditant sur ce [miracle], qu’il avait vu de ses yeux. A l’heure du cri [des premiers coqs], saint Théodore lui apparut, assis sur un cheval, en armure et avec une arme. Il réveilla [Rabah], et lui dit à voix forte : " Par tes actes tu as provoqué ma colère : tu as souillé mon sanctuaire, tu as tiré une flèche sur mon image, tu as [iniquement] mangé la chair de mon Père et Seigneur, tu as déchiré l’ornement sur mon Autel, tu t’es moqué des serviteurs de mon église. Change maintenant tes opinions et crois fermement dans le Christ, délaisse l’iniquité et reviens à la vie [authentique] et au salut".
Après ces paroles, le saint martyr disparut, et Rabah pensa à tout cela avec tremblement jusque [tard] le matin. La foi en notre Seigneur Jésus-Christ brûla en son cœur. Le matin, il monta sur un cheval, prit un peu d’argent et, laissant tout le reste, se dirigea au lieu appelé Kousbakh, situé à dix miles de Damas. Et cela se produisit par la Providence du Christ, car Rabah rencontra des pèlerins qui se dirigeaient vers Jérusalem, et il les accompagna. Séjournant dans [ces] lieux bénis, [Rabah] se rendit chez Sa Sainteté Elie, patriarche de [Jérusalem], lui raconta tout ce qu’il vit [dans l’église], l’apparition du martyr, et les paroles de ce dernier.
L’ayant écouté, le patriarche rendit grâces au Christ et dit : "Sache, mon enfant, que les mystères du Christ sont majestueux, et qu’Il se révèle à celui qu’Il aime. Que souhaites-tu, mon enfant ?" [Rabah] dit : "Je veux que tu me baptises". Le patriarche répondit : "Je ne puis le faire par crainte des autorités. Cependant, va avec les pèlerins sur le fleuve du Jourdain, et le Seigneur Jésus Christ t’aidera. Quelqu’un te baptisera secrètement".
Après ces paroles [du patriarche, Rabah] prit sa bénédiction, et se rendit immédiatement sur le Jourdain. Après avoir parcouru la moitié du chemin, il arriva au monastère de la Très Sainte Mère de Dieu [appelé aussi] Khozeba et alors que commençait [déjà] le soir, il resta dans l’église pour y dormir la nuit. Et la nuit, la Mère de la Lumière – la Vierge Marie – lui apparut, se dressa à son chevet et réveilla [Rabah]. Et il vit la plus Parfaite des femmes, revêtue du pourpre, et avec Elle était encore une femme, vêtue de blanc. [La Mère de Dieu] prit Rabah par la main et dit : "Ne t’attriste pas. Je suis avec toi".
Le matin [Rabah] pria devant la sainte église ; avec une grande joie, il continua son chemin, [et chemina] jusqu’à ce qu’il atteignît la Mer Morte. Là, il chercha l’évêque du monastère Khor, et on lui répondit que celui-ci se trouvait dans le monastère de Saint Jean Baptiste. Et il partit plus loin, jusqu’au lieu près du Jourdain, où il baptisa notre Seigneur Jésus Christ. Là [Rabah] vit deux moines, cheminant sur le rivage.
Rabah s’empressa de les rejoindre et leur demanda de le baptiser au Nom du Père et du Fils et du Saint Esprit. Ils furent d’accord et dirent : "Enlève tes vêtements et entre dans l’eau". Ce jour était très froid, mais il le fit avec grande joie et allégresse. Et lorsque [après le baptême], il sortit de l’eau, ils tracèrent sur lui le signe de la Croix et l’invitèrent dans leur monastère, [qui se trouvait] sur le rivage du fleuve, le reçurent chez eux avec [grande] hospitalité et honneur. [Ayant vécu avec eux], il manifesta le désir de devenir moine, et ils le tonsurèrent, lui disant : "Désormais, ton nom sera Antoine". Ils le revêtirent du grand habit et le congédièrent dans la paix du Christ. Cet [homme] béni revint à Damas, souhaitant se montrer dans l’habit monastique à son peuple et à ses parents.
Lorsqu’ils le virent, ils furent dans l’étonnement et demandèrent : "Qu’as-tu fait de toi, et qu’est-ce que ce vêtement sur toi ?" Il répondit : "Je suis chrétien, croyant en mon Seigneur Jésus-Christ. Que voulez-vous donc ?" Ils entreprirent de le convaincre et argumentèrent avec lui toute la journée, mais ne purent ainsi le détourner de la foi dans le Christ. [Conscients de leur échec], ils l’amenèrent de force sur le marché de Damas et le présentèrent au juge.
[A ce moment], lorsque le juge le vit, [toute] la foule des Musulmans et des autres [habitants] allaient déjà à sa suite. [Le juge] dit : "Malheur à toi, Rabah ! Pourquoi as-tu laissé la foi, dans laquelle tu es né, méprisant ta naissance de noble extraction et devenant un infidèle, un chrétien ?" Saint Antoine lui répondit : "Tout cela pour avoir donné mon accord à recevoir le Seigneur Jésus Christ. Fais avec moi ce que tu veux". Entendant cela, le juge ordonna de battre [le saint] et de le jeter en prison, ce qui fut accompli. Antoine vécut sept mois en détention, et il fut placé ensuite dans une cellule avec les Ethiopiens, les voleurs et les pilleurs. Là, il passa dix-sept jours, ne voyant pas la lumière.
Et après dix-sept nuits, la lumière brilla soudain dans l’obscurité. Elle éclaira toute la prison, et une voix retentit, disant : "Ne crains pas, Antoine, [une] couronne t’attend avec les martyrs et les justes". Les autres détenus virent cette lumière et le racontèrent au surveillant, qui partit en informer le juge. Lorsque le juge entendit cela, il fut étonné et donna l’ordre de faire sortir [Antoine] de prison et de le placer en prison avec les Quraishi et les Arabes semblables à lui [selon la notabilité]. Ceux-ci l’importunèrent par des arguments, se moquaient de ses paroles et l’invectivaient pour [avoir adopté] la foi chrétienne. Mais le Christ aida [le martyr] et mettait en sa tête des arguments contre leurs attaques.
La nuit commença, et avant l’aurore [Antoine] vit deux vieillards vêtus de blanc, l’un tenant un candélabre avec de nombreuses lampes, brûlant sans huile et l’autre tenant une couronne. Et [ce vieillard] posa la couronne sur la tête du martyr. Le saint se réjouit fort de cette vision.
Lorsque le matin se leva, le juge ordonna de le sortir [de la prison], et de le transférer dans la vile de Khaleb. De là, ils le dirigèrent sur Ephrata et ensuite à Rakka. Là, on livra [Antoine] au gouverneur du nom de Khartam, qui l’enferma dans une cellule très étroite de la prison de la ville.
Des bruits sur cette affaire parvinrent aux oreilles de Haroun al-Rachid, qui ordonna de le libérer des chaînes et de l’amener à lui. Lorsque Haroun al-Rachid le vit [Antoine], il dit : "Malheur à toi, noble Rabah ! Qu’est-ce qui t’a contraint à faire ce que tu as fait ? Et qu’est-ce que ce vêtement que tu portes ? Peut-être voudrais-tu des Dinars ? J’améliorerai ta situation, et tu auras des biens en abondance. Renonce à cette façon de penser et ne tombe pas dans l’erreur".
Le bienheureux répondit : "Non, en vérité, on ne m’a pas induit en erreur, car j’ai cru et j’ai connu le Seigneur Jésus Christ, venu dans le monde. Il est la Lumière et le salut pour quiconque [Le] cherche et aspire à Sa bienveillance. Maintenant, je suis chrétien, croyant dans le Père, le Fils et le Saint-Esprit ».
A peine al-Rachid avait-il entendu ces paroles, il ordonna de lui trancher la tête.
Le saint dit [au calife] : "En vérité, aujourd’hui tu as accompli mon souhait, puisque j’ai péché à trois reprises devant le Seigneur, et je suppose que je ne me purifierai de ces péchés que par ma décapitation ». Al-Rachid demanda ; "De quels trois péchés s’agit-il ? "
Antoine répondit : « Le premier péché, c’est que lorsque j’étais païen, je priais à la Kaaba, dans la Mosquée fermée, qui est à juste titre appelée ainsi, car sa fréquentation est interdite à ceux qui croient dans le Christ. Le deuxième péché, c’est d’avoir sacrifié le jour du sacrifice. Et le troisième péché, c’est que j’ai participé à la campagne contre les byzantins et que j’ai tué ceux qui croyaient dans mon Seigneur Jésus Christ. Aussi, j’espère que Dieu me pardonnera [tout] cela après ma décapitation et qu’Il me baptisera par mon sang".
Après ces mots, sur ordre du calife, il fut décapité en raison de sa foi dans notre Seigneur Jésus Christ. Le corps [du martyr] fut pendu sur la rive de l’Euphrate, et [le calife] ordonna de le garder, ne permettant pas que quelque chrétien s’approche de lui. Et les gardes virent chaque nuit le feu et une colonne de lumière qui descendait du ciel sur le corps [de saint Antoine], et étaient fort étonnés. Nombreux furent ceux qui crurent dans le Christ après cette vision.
Alors [Haroun al-Rachid] ordonna de retirer le corps et de l’enterrer non loin de l’Euphrate, dans un endroit appelé "Monastère des oliviers". Le martyre de saint Antoine eut lieu le jour de la Nativité [du Christ], après la fin de la Liturgie, la 183ème année du gouvernement des Arabes.
Que notre Seigneur et Dieu, par les prières de saint Antoine nous donne la patience.
Version française depuis la version russe
de Bernard Le Caro
(que nous remercions chaleureusement)
Original :
Storia di Rawah al-Qurashi,
Torino 2001,
p. 95-115
(traduit de l’arabe en russe. Original : storia di Rawah al-Qurashi, Torino 2001, p. 95-115)