Mgr Hilarion (Alfeyev)
Discours du métropolite de Volokolamsk Hilarion (Alfeyev), prononcée le
8 novembre au Séminaire théologique Saint-Vladimir de New York
Votre Béatitude,
Vos Éminences et Excellences,
Chers pères, frères et sœurs,
Chers invités,
En premier lieu, je voudrais exprimer ma profonde gratitude
au Séminaire théologique Saint-Vladimir pour m’avoir accordé le titre de docteur
honoris causa en théologie. Cela a été un grand privilège pour moi d’être un
ami du Séminaire pendant de nombreuses années, d’avoir connu ses doyens et
chanceliers, à commencer par le père Jean Meyendorff de bienheureuse mémoire,
d’avoir fait éditer mes livres par « Seminary Press » et d’avoir participé au
Conseil d’administration du Séminaire. À une époque où les relations entre la
Russie et l’Amérique sont à nouveau tendues, je pense qu’il est
particulièrement important de développer des relations fortes entre l’Église
orthodoxe russe et l’Orthodoxie américaine. Je crois que le Séminaire
Saint-Vladimir avec son large rayonnement inter-orthodoxe peut jouer un rôle
crucial dans la restauration de la confiance entre différentes parties du
globe.
Aujourd’hui, je souhaiterais parler de la question de la
synodalité et de la primauté. Ce sujet a revêtu une importance particulière
durant les années récentes en raison des travaux de la Commission mixte
internationale pour le dialogue théologique entre l’Église catholique-romaine
et l’Église orthodoxe. Cette question est également pertinente pour ce qui est
des relations inter-orthodoxes, particulièrement dans le contexte des
préparatifs du « Grand et saint concile » de l’Église orthodoxe. Plus
particulièrement, cela est approprié en raison de la façon dont la primauté est
exercée actuellement dans l’Église orthodoxe à un niveau universel, ce qui fait
que les hiérarques et les théologiens de l’Église orthodoxe en Amérique (OCA)
ne participent ni au dialogue entre catholiques et orthodoxes, ni aux
préparatifs du Concile panorthodoxe.
Permettez-moi de commencer en clarifiant la signification
des différents termes. Le terme « synodalité », ou « conciliarité », est
la traduction du mot russe « sobornost’ », qui est lui-même un néologisme créé
par les slavophiles du XIVème siècle, tels que Kireïevsky et Khomiakov, afin de
désigner la communion de tous les fidèles du monde entier dans le sein de
l’Église une. Cette communion incluait à la fois les vivants et les morts.
Selon Kireïevsky, « la totalité de tous les chrétiens de toutes les époques,
passées et présentes, constitue une assemblée une, indivisible, éternelle et
vivante des fidèles, maintenue ensemble précisément tant par l’unité de
conscience que par la communion de prières ».
Dans un sens plus étroit, le terme de synodalité, ou conciliarité,
venant du mot « concile » (synodos en
grec, concilium en latin), désigne «
une assemblée d’évêques qui exercent une responsabilité particulière ». C’est
ainsi que la déclaration controversée de Ravenne de la Commission mixte de
dialogue entre catholiques et orthodoxes interprète le terme. Le document
déclare que « cette dimension conciliaire de la vie de l’Église appartient à sa
nature la plus profonde» et qu’elle « doit être présente aux trois niveaux -
local, régional et universel - de la communion ecclésiale : au niveau local du
diocèse confié à l'évêque ; au niveau régional d’un ensemble d’Églises locales
avec leurs évêques qui « reconnaissent celui qui est le premier entre eux »
(Canon apostolique 34) ; et au niveau universel, où ceux qui sont les premiers (protoi) dans les diverses régions,
avec tous les évêques, collaborent pour ce qui concerne la totalité de
l’Église. À ce niveau également, les protoi
doivent reconnaître celui qui, parmi eux, est le premier ».
Le terme de primauté dans ce contexte désigne le leadership
d’une personne, qui a un rang hiérarchique à chacun des trois niveaux
susmentionnés. La déclaration de Ravenne déclare que la primauté et la
conciliarité sont mutuellement interdépendantes. Selon ce document, « dans l’histoire de l’Orient et de
l’Occident, tout au moins jusqu’au IXe siècle, une série de prérogatives,
toujours dans le contexte de la conciliarité et selon les conditions des temps,
a été reconnue au protos ou kephale (tête) à chacun des niveaux
ecclésiastiques établis : localement, pour l’évêque comme protos de son diocèse par rapport à ses presbytres et à ses fidèles
; régionalement, pour le protos de
chaque métropole par rapport aux évêques de sa province, et pour le protos de chacun des cinq patriarcats
par rapport aux métropolites de chaque circonscription ; et universellement,
pour l’évêque de Rome en tant que protos
parmi les patriarches ».
Le document de Ravenne ne fait mention d’aucune différence
dans l’ecclésiologie entre Orthodoxes et Catholiques ; il induit ainsi en
erreur les lecteurs. Parlant de la manière dont l’Église est organisée
administrativement dans les traditions occidentale et orientale, le document ne
mentionne nulle part qu’il s’agit de deux modèles très différents
d’administration ecclésiale ; l’un, centralisé et basé sur le concept de la
juridiction papale universelle ; l’autre, décentralisé et basé sur la notion de
communion d’Églises locales autocéphales.
Il y a une tentative, dans le document de Ravenne, de
présenter les structures ecclésiales des deux traditions comme quasiment
identiques sur les trois niveaux. S’il y a beaucoup de traits similaires pour
ce qui concerne le niveau local (diocésain), il y a réellement une différence
énorme entre l’Orient et l’Occident pour ce qui concerne la façon dont les
structures ecclésiales sont formées au niveau régional et universel. Dans la
tradition orthodoxe, au niveau régional, ou plutôt au niveau d’une Église
autocéphale, il y a un synode et un primat avec des prérogatives claires. Dans
l’Église catholique, il n’y a pas de primauté au niveau régional. Qui, par
exemple, est le primat de l’Église catholique en Pologne ? Est-ce le
métropolite de Gniezno, qui a un titre honoraire de « primat », mais n’exerce
aucune primauté ? Ou bien est-ce le président de la Conférence des évêques, qui
change par rotation tous les quatre ans ? Ou encore est-ce l’un des cardinaux
doyens ? Réellement, les Conférences épiscopales catholiques qui se sont
réunies récemment ne peuvent que très vaguement être comparées aux Synodes des
Églises orthodoxes locales.
Il n’y a en fait qu’une seule primauté dans l’Église
catholique, celle du pape. Cette primauté est présumée comme instituée jure divino (de droit divin) et comme
émanant directement de la primauté de saint Pierre dans le collège des Apôtres.
C’est le pape qui confirme les décisions des Conciles, tant régionaux
qu’universels, c’est lui qui donne son accord à chaque nomination épiscopale,
et qui incarne l’intégralité du pouvoir ecclésial. Aucune primauté de cette
sorte n’a jamais existé dans la tradition orthodoxe, il y a seulement chez elle
une taxis (un ordre) établie, par
laquelle l’un des primats dispose de la première place.
Aucune de ces différences manifestes n’est mentionnée dans
le document de Ravenne qui a été adopté en 2007 sans consensus et en l’absence
de la délégation de l’Église orthodoxe russe. Le document a ignoré les
critiques exprimées au cours du processus de rédaction par les représentants du
Patriarcat de Moscou à ce dialogue. Après Ravenne, la Commission mixte pour le
dialogue entre catholiques et orthodoxes a continué à examiner la question de
la primauté et de la synodalité lors de ses séances plénières à Vienne en 2010
et à Amman en 2014, ainsi qu’au cours de plusieurs réunions des comités de coordination
et de rédaction entre 2008 et 2013. Après avoir travaillé sur ce sujet pendant
sept ans, la Commission n’est toujours pas parvenue à produire un document
satisfaisant pour tous les membres.
La Commission a tenté d’approcher le sujet de la primauté à
la fois d’un point de vue historique et théologique. En particulier, une
tentative a été faite de placer la question de la primauté dans le contexte de
la théologie trinitaire. Il a été avancé que la Sainte Trinité est une image à
la fois de la primauté et de la conciliarité, car il y a en Elle la monarchie
de Dieu le Père, mais aussi la communion des trois Personnes divines : Père,
Fils et Saint-Esprit. Certains théologiens sont allés jusqu’à insister sur une
« hiérarchie » parmi les trois Personnes, ayant trouvé un soutien à leur thèse
dans les passages de St Basile le Grand qui parle d’une taxis (ordre) dans la Trinité. Ils ont prétendu que cet ordre – ou cette
hiérarchie – doit être reflété dans la structure administrative de l’Église aux
trois niveaux : local, régional, et universel.
En ce qui concerne le niveau local, une référence à St
Ignace d’Antioche a été faite, laquelle confirme en apparence ces idées. C’est
le célèbre passage : « Suivez tous l’évêque, comme Jésus-Christ suit son Père,
et le presbyterium comme les apôtres ; quant aux diacres, respectez-les comme
la loi de Dieu » . Ici, l’évêque diocésain est comparé à Dieu le Père, et les
fidèles sont appelés à lui être obéissants de la même façon que Jésus était
obéissant à Son Père. L’argument de St Ignace, néanmoins, n’a rien à faire avec
le domaine de la spéculation théologique. St Ignace n’a pas non plus tenté de
projeter un modèle trinitaire sur l’administration ecclésiale au niveau
diocésain (Il n’y a là aucune mention du Saint-Esprit). Il était plutôt
préoccupé par la question de l’ordre ecclésial, insistant sur la place centrale
de l’évêque dans toute la circonscription d’une Église locale.
La comparaison trinitaire est encore moins convaincante
lorsque nous passons du niveau diocésain à ce que le document de Ravenne
appelle « le niveau régional » (un groupement des diocèses sous un métropolite
ou patriarche). L’interaction entre le métropolite (ou patriarche) et ses
collègues dans l’épiscopat est décrit par le 34ème canon apostolique : « Les
évêques de chaque province (ethnos) doivent
reconnaître celui qui est le premier (protos) parmi eux et le considérer comme
leur chef (kephale) ; ne rien faire
d’important sans son avis (gnome) et que chaque évêque ne s’occupe que de ce
qui regarde son propre diocèse (paroikia)
et les campagnes dépendant de son diocèse. Mais que le premier (protos) ne fasse rien sans le
consentement de tous ; car la concorde (homonoia)
règnera et ainsi sera glorifié le Père, le Fils et le Saint-Esprit ».
Certains prétendent, sur la base de cette glorification
trinitaire que la structure administrative de l’Église au niveau régional
reflète aussi (ou devrait refléter) la communion entre les Personnes divines de
la Trinité. Or, le texte du canon ne permet pas en réalité une telle
comparaison : en fait, c’est le «consentement » ou l’harmonie qui règne entre
les trois Hypostases de la Trinité qui est cité ici comme un exemple que les
évêques, au niveau régional, doivent suivre. Pour ce qui concerne la
glorification trinitaire elle-même, elle est semblable à de nombreuses autres
glorifications qui concluent les textes canoniques, dogmatiques et liturgiques,
et elle n’est certainement pas destinée à tirer une comparaison directe entre
les Hypostases de la Sainte Trinité et les rangs de l’ordre ecclésiastique.
Au XVème siècle, le grand réformateur monastique, St Serge
de Radonège, a dédié son monastère à la Sainte Trinité, utilisant la communion
des trois Hypostases divines comme un modèle d’unité et de concorde pour sa
communauté monastique. L’un des disciples de St Serge, St André Roublev, a
peint une icône célèbre qui est devenue un exemple classique de l’incarnation
iconographique d’une notion morale et théologique importantes. Au contraire de
beaucoup d’autres icônes, celle-ci ne se réfère à aucune commémoration
liturgique. Elle suit les modèles traditionnels connus depuis la haute
antiquité (notamment des mosaïques des Vème-VIème siècles), selon lesquels les
trois voyageurs apparus à Abraham symbolisaient la Sainte Trinité. Les voyageurs
sont présentés sous la forme d’anges, dont l’un est toujours au milieu.
Dans l’iconographie plus ancienne, l’ange assis au milieu
était habituellement identifié à Dieu le Père, tandis que les deux autres
personnes sur l’icône étaient interprétées comme les anges qui l’accompagnent.
Dans l’icône de Roublev, la figure centrale doit aussi, très probablement, être
identifiée avec Dieu le Fils, mais les deux autres figures semblent représenter
les deux autres Personnes de la Trinité. Les érudits contemporains diffèrent
dans leur interprétation de la figure centrale : certains tendent à
l’identifier avec le Père, émettant l’hypothèse que la Première Personne de la
Trinité doit occuper la place centrale dans la composition.
Il me semble que c’est à dessein que St André ne nous
clarifie pas quelle figure symbolise quelle Personne de la Trinité. Son icône,
d’une façon stupéfiante décrit le mystère de la Tri-unité sans entrer dans des
détails supplémentaires. C’est la concorde des Personnes de la sainte Trinité
qui est représentée dans cette merveilleuse icône, plutôt que la « structure »
du Dieu Trinitaire et Un, qui indéniablement n’a ni structure ni subdivision en
Lui, étant simple et indivisible.
La synodalité ou conciliarité qui existe dans l’Église et
qui a son expression particulière dans l’institution des synodes ou conciles
peut vraiment être comparée à l’harmonie et la concorde régnant parmi les
Personnes de la Trinité. Mais on ne doit pas aller plus loin que cela en
tentant de comparer les structures ecclésiales humaines avec la communion
Divine Trinitaire. Il n’est pas non plus approprié d’interpréter les
interrelations entre primauté et synodalité dans l’Église en utilisant des
analogies Trinitaires et, ce faisant, se référer à la « primauté » du Père en
relation avec le Fils et le Saint-Esprit.
Le document de Ravenne mentionne les trois niveaux de
l’administration ecclésiale, impliquant en quelque sorte que ce qui est vrai
pour un niveau peut être transféré à un autre niveau. Or, cela est fortement discutable.
C’était précisément la confusion entre les trois niveaux de l’administration
dans le document de Ravenne et une tentative de transférer les arguments
propres à un niveau à l’autre, qui a incité la Commission synodale biblique et
théologique du Patriarcat de Moscou à entreprendre une étude exhaustive du
sujet de la primauté dans l’Église universelle. Suite à cette étude, un
document a été produit et adopté par le Saint-Synode de l’Église orthodoxe
russe le 26 décembre 2013 .
Au début, le document indique que la primauté à chacun des
trois niveaux de l’Église a des sources différentes. La source de la primauté
d’un évêque dans son diocèse est la succession apostolique qui est transmise
par la consécration épiscopale. La source de la primauté au niveau du
groupement régional des diocèses est « l’élection de l’évêque-primat par un
Concile (ou un Synode) qui dispose de la plénitude du pouvoir ecclésial ». Au
niveau universel, il y a une primauté d’honneur qui est basé sur les diptyques
sacrées, c’est-à-dire, l’ordre officiel des Églises établies par les conciles
œcuméniques.
Deuxièmement, le document de Moscou indique que, sur les
trois niveaux de l’Église, la primauté a une nature différente. La primauté de
l’évêque diocésain est basée clairement sur les principes théologiques
fondamentaux, tel que celui qui est souligné par St Cyprien : « L’évêque est
dans l’Église et l’Église est dans l’évêque ; si quelqu’un n’est pas avec
l’évêque, il n’est pas dans l’Église ». La primauté au niveau régional – une
question de convenance – est basée sur les canons de l’Église, particulièrement
le 34ème canon apostolique susmentionné. En ce qui concerne la « primauté
universelle », il n’y a ni canon ni déclaration patristique qui décrirait une
telle primauté , autre que les canons qui ont établi une taxis (un ordre) pour les cinq patriarcats les plus importants.
Cette taxis implique que l’un serait
le premier, mais elle ne donne pas d’indications sur ses prérogatives sur et
au-dessus des quatre patriarches restants.
C’est sur la base de ces considérations que le document de
Moscou insiste sur le fait que « les fonctions du primat à différents niveaux
ne sont pas identiques et ne peuvent passer d’un niveau à l’autre ». Le
document explique que « le transfert des fonctions du ministère primatial
depuis le niveau épiscopal au niveau universel, signifie en fait la
reconnaissance d’un type particulier de ministère, celui d’un « pontife
universel », disposant d’une autorité didactique et administrative dans
toute l’Église universelle. Une telle reconnaissance, annulant l’égalité
sacramentelle de l’épiscopat, mène à l’apparition de la juridiction d’un primat
universel, dont ne parlent ni les saints canons, ni la tradition des saints
Pères » .
Le document de Moscou déclare ensuite que L’ordre des
diptyques a changé dans l’histoire. Au cours du premier millénaire de
l’histoire ecclésiastique, la primauté d’honneur appartenait au siège de Rome.
Après la rupture de la communion eucharistique entre Rome et Constantinople au
milieu du XIème siècle, la primauté dans l’Église orthodoxe est passée au siège
suivant dans l’ordre des diptyques, c’est-à-dire celui de Constantinople.
Depuis lors et jusqu’à aujourd’hui, la primauté d’honneur dans l’Église
orthodoxe au niveau universel appartient au Patriarche de Constantinople en
tant que premier parmi les Primats égaux des Églises orthodoxes locales .
Cette déclaration a été contestée par certains théologiens
orthodoxes qui se réfèrent au fait que le 28ème canon du Concile de
Chalcédoine, sur lequel la primauté du patriarche de Constantinople a été
fondée, ne le mentionne pas comme « second après l’évêque de Rome : il le
reconnaît plutôt comme « égal » à celui-ci. Y avait-il donc une sorte de double
primauté dans l’Église universelle du premier millénaire, avec un pape pour
l’Occident et un autre pour l’Orient ? Les sources byzantines parlent plutôt de
pentarchie, un concept officiellement entériné par l’empereur Justinien et
selon lequel toute l’oikouménê est divisée en cinq patriarcats dont les droits
et les privilèges sont équivalents. Cette égalité a été exprimée lors des
Conciles œcuméniques de différentes façons, à savoir comment les discussions
étaient tenues, comment les décisions étaient prises, comment les décrets
étaient signés.
Il a été d’une certaine façon tenu pour acquis par certains
que la synodalité était tant liée à la primauté qu’il ne pouvait y avoir de
synode sans un primat. Mais à la lumière des procédures du premier millénaire,
cela s’applique uniquement au niveau régional. En effet, à ce niveau, c’était
le métropolite qui présidait le concile et aucun concile ne pouvait avoir lieu
sans sa présidence (à moins que le concile ne fût convoqué pour le déposer, au
quel cas l’un des évêques doyens présiderait). Pour ce qui concerne le niveau
diocésain, il n’y avait aucun concile ou synode puisque tous les conciles de
l’Église ancienne étaient en faits des assemblées d’évêques, et il n’y avait
qu’un seul évêque dans chaque diocèse.
Mais qu’en est-il du niveau universel ? Comment la primauté
et la synodalité étaient-elles exercées lors des Conciles œcuméniques ? Ceux-ci
étaient convoqués par l’empereur, en la présence duquel avaient lieu seulement
certaines sessions de certains Conciles. Maintenant, s’agit-il d’une primauté
qui peut être expliquée en termes ecclésiaux, ou plutôt était-il question que
l’empereur facilite les discussions afin de s’assurer que l’ordre était dûment
préservé par les participants ? (Effectivement, les procès-verbaux des Conciles
œcuméniques indiquent que les discussions étaient parfois échauffées et
agressives, et qu’une sorte de médiation entre les parties étaient parfois fort
appropriée).
Certains soutiennent que c’était le patriarche de
Constantinople qui présidait les Conciles œcuméniques. Si cela était vrai pour
certains des Conciles, ce n’était certainement pas vrai pour tous. Par exemple,
au IIème Concile œcuménique, la présidence est passée de Mélèce d’Antioche à
Grégoire de Constantinople et finalement à Nectaire de Constantinople.
Au IIIème Concile œcuménique, c’est St Cyrille d’Alexandrie
qui joua un rôle prédominant après que Nestorius de Constantinople eut été
déposé. Lors des quatre Conciles suivants, les patriarches de Constantinople
exercèrent effectivement un rôle dirigeant. Mais n’était-ce pas parce que ces
Conciles avaient lieu à Constantinople ou dans des villes se trouvant dans la
juridiction du patriarche de Constantinople (Chalcédoine, Nicée) ? N’était-ce
pas parce que Constantinople était la capitale de l’empire et que l’empereur,
qui convoquait les Conciles, y résidait ? Qui aurait présidé un Concile
œcuménique si celui-ci avait eu lieu à Rome, Alexandrie ou partout ailleurs ?
Si l’on affirme que seuls les patriarches de Constantinople
présidaient les Conciles œcuméniques à partir du IVème siècle, parce qu’ils
étaient les seconds selon la taxis après l’évêque de Rome, il en résulterait
logiquement que, s’il avait été présent, l’évêque de Rome aurait présidé de
tels Conciles. Un certain nombre de théologiens insistent sur le fait que tel
aurait été réellement le cas, sans tenir compte du fait qu’un tel Concile
aurait eu lieu à Constantinople ou à Rome. Il y eut cependant un cas, lorsqu’un
pape était physiquement présent à Constantinople pendant un Concile œcuménique
: le pape Vigilius avait été convoqué dans la capitale byzantine par l’empereur
Justinien. Mais au lieu de présider le Vème Concile, il passa son temps en
détention.
Lors de sa session à Amman, en Jordanie, en septembre 2014,
la Commission mixte pour le dialogue catholique-orthodoxe, a délibéré sur les
prérogatives de l’évêque de Rome en tant que primus inter pares pendant le premier millénaire, afin d’établir
quelles seraient ses prérogatives, si de façon hypothétique, il y aurait
restauration de la pleine communion entre l’Orient et l’Occident. Certains ont
prétendu que, dans une telle situation, le droit serait donné à l’évêque de
Rome de convoquer les Conciles œcuméniques et de les présider. En outre, il
présiderait également la célébration eucharistique lorsque les primats des Église
autocéphales se rassembleraient pour cela. Il a semblé évident à certains
membres de la Commission que de telles prérogatives découlent de la primauté
d’honneur au niveau universel. Or, l’histoire de l’Église ancienne n’offre
aucun fondement à ces prétentions. Comme nous l’avons vu, il n’y a pas eu un
seul cas d’un pape présidant un Concile œcuménique. Pas plus qu’il n’y eut un
cas où le pape aurait concélébré avec les patriarches orientaux et présidé de
telles concélébrations.
La question de la primauté dans l’Église universelle a
divisé orthodoxes et catholiques à travers le second millénaire. Il est devenu
un lieu commun pour les orthodoxes, dans leurs polémiques avec les catholiques,
d’insister sur le fait qu’il ne peut y avoir dans l’Église universelle de chef
visible, puisque le Christ Lui-même est le chef du Corps de l’Église. Je ne
citerai pas les écrits abondants à ce sujet, car ils sont bien connus.
Au cours du XXème siècle, cependant, cette façon de penser a
été contestée par certains théologiens orthodoxes. Le défunt doyen de ce
séminaire, le père Alexandre Schmemann, pensait que « si l’Église est un
organisme universel, elle doit avoir à sa tête un évêque universel comme centre
de son unité et organe du pouvoir suprême. L’idée, populaire dans les écrits
apologétiques orthodoxes, que l’Église ne peut avoir un chef visible, puisque
le Christ est son chef invisible, est un non-sens théologique » .
Cependant, l’opinion courante, dans le dialogue
orthodoxe-catholique montre clairement que la plupart des représentants
orthodoxes sont plutôt d’accord avec la polémique millénaire contre la papauté
qu’avec le point de vue exprimée par le père Alexandre. La notion selon
laquelle un hiérarque suprême pour l’Église universelle est une nécessité a
fait l’objet d’une approche de différents points de vue pendant les dernières
cinquante années, mais, invariablement, le consensus prévalant parmi les
orthodoxes est que la primauté telle qu’exprimée par la tradition occidentale
était et reste étrangère à l’Orient. En d’autres termes, les orthodoxes ne sont
pas prêts à avoir un pape, même si différentes voix s’élèvent en faveur de
l’adoption d’une structure plus centralisée.
Quelle sorte de primauté universelle est alors acceptable
pour les orthodoxes, et comment, en l’absence de l’évêque de Rome, cette
primauté est-elle exercée dans l’Église orthodoxe ? La position officielle du
Patriarcat de Moscou est exprimée de façon assez laconique à ce sujet : « La
primauté dans l’Église orthodoxe universelle, qui de par sa nature est une
primauté d’honneur, et non d’autorité, revêt une grande importance pour le
témoignage orthodoxe dans le monde contemporain. Le Siège de Constantinople
dispose d’une primauté d’honneur sur la base des saints diptyques, reconnus par
toutes les Églises orthodoxes locales. Le contenu de fond de cette primauté est
défini par le consensus des Églises locales orthodoxes, exprimé, en partie,
lors des conférences panorthodoxes préparatoires au Saint et Grand Concile de
l’Église orthodoxe. Dans l’exercice de sa primauté, le Primat de l’Église de
Constantinople peut prendre des initiatives à l’échelle panorthodoxe et aussi
s’adresser au monde extérieur au nom de tout le plérôme orthodoxe, à la
condition d’y être habilité par toutes les Églises orthodoxes locales ».
Cette déclaration, une fois publiée, a provoqué une réaction
émotionnelle de la part de certains hiérarques orthodoxes. En particulier, le
métropolite Elpidophore de Boursa a écrit un article intitulé « Primus sine
paribus ». Il y a critiqué le document de Moscou qui soi-disant
transformerait la primauté « en quelque chose d’externe et pour cette raison
étranger à la personne du premier hiérarque ». Au lieu de cela, il a suggéré
que nous considérions toute institution ecclésiale comme « toujours hypostasiée
dans une personne », et que la source de la primauté sur tous les trois niveaux
de l’organisation ecclésiale est le premier hiérarque lui-même. Pour la
première fois, un hiérarque orthodoxe a carrément affirmé que le Patriarche
œcuménique n’est pas primus inter pares,
mais primus sine paribus.
C’est-à-dire que, à l’instar du pape en Occident, il est élevé au-dessus des
autres primats des Églises orthodoxes locales. Cela sonne comme une tentative
d’implanter l’ecclésiologie catholique-romaine sur le sol orthodoxe.
Les commentaires du document de Moscou, en ce qui concerne
le Patriarche œcuménique, ne portent pas le caractère de déclaration
théologique. Ils ne sont pas non plus une description exhaustive des droits et
prérogatives du primus inter pares dans
la tradition orthodoxe. Ils sont plutôt une modeste tentative de décrire la
situation actuelle dans l’Orthodoxie universelle. Le mot « consensus » est
crucial dans le document. Il indique l’accord de toutes les Églises orthodoxes
sur certaines prérogatives accordées au Patriarche de Constantinople en tant
que premier parmi les primats. Ces prérogatives ne sont pas de nature
théologique, pas plus qu’elles ne sont attachées, pour ainsi dire,
automatiquement au trône patriarcal de la Nouvelle Rome. Elles résultent plutôt
d’un accord des Églises orthodoxes, fondées spécifiquement sur les décisions
des conférences panorthodoxes réunies dans les années 1960 à 1980 pour la
préparation du Grand et Saint Concile de l’Église orthodoxe.
Comme nous le savons tous, la préparation de ce Concile dure
déjà depuis plus d’un demi-siècle, et ce n’est qu’en mars 2014 que les Primats
des Églises orthodoxes ont décidé d’accélérer le processus afin que le Concile
ait lieu en 2016, dans la mesure où des obstacles imprévus ne se produiraient
pas. Il a été convenu que le Patriarche œcuménique occuperait la place centrale
du présidium du Concile. Assis à sa droite et à sa gauche seront ses collègues
primats, conformément aux diptyques. L’image visible du Concile exprimera
l’ecclésiologie orthodoxe et contrastera avec l’image d’un Concile
catholique-romain, où le pape est assis sur un trône spécial, séparé des autres
évêques.
Il est d’une importance cruciale que les décisions du
Concile panorthodoxe soient prises par consensus, non par vote, et qu’elles
soient approuvées par l’assemblée entière des évêques, non par « un primat
universel ». Cela, à nouveau, indique une différence cruciale entre les
concepts orthodoxe et catholique de la synodalité et de la primauté.
L’ecclésiologie catholique considère que la primauté, à son niveau universel,
se trouve à un niveau plus élevé que la synodalité, car c’est le pape qui
confirme les décisions du Concile (Synode) ; sans sa confirmation, aucun décret
du concile ne peut être valide. Pour les orthodoxes, la synodalité est à un
niveau plus élevé que la primauté, puisque le primat est subordonné au concile.
Au niveau régional, c’est un primat qui est à la fois subordonné et doit rendre
des comptes au synode régional, même s’il le convoque et le préside. Au niveau
universel, c’est le collège des primats qui doit rendre des comptes au reste
des évêques. Le premier hiérarque de ce collège convoque le concile et préside
celui-ci, mais il le fait avec les autres primats qui lui sont égaux.
La façon dont est exercée la primauté au niveau universel en
Orient continue à être une question à examiner parmi les orthodoxes. Le
processus préconciliaire a révélé certaines différences parmi les Églises
autocéphales dans leur conception du contenu de cette primauté.
L’une des préoccupations de l’ordre du jour préconciliaire
est celui de l’autocéphalie. Qui a le droit d’accorder l’autocéphalie ?
L’histoire révèle différents exemples quant à la façon dont l’autocéphalie a
été réalisée. Dans la plupart des cas, elle a été proclamée par une Église
particulière, et seulement plus tard, parfois après un long délai, elle a été
reconnue par Constantinople et les autres Églises locales.
Par exemple, l’Église russe est devenue autocéphale de facto en 1448 lorsque le métropolite
de Moscou fut élu sans le consentement du patriarche de Constantinople (qui à
cette époque était uni à Rome). Ce n’est que dans les années 1589-1593 que les
patriarches orientaux ont reconnu son autocéphalie. Cela a été fait au moyen de
deux lettres signées, non par le patriarche œcuménique seul, mais aussi par les
autres patriarches orientaux. Dans ces lettres, le rang patriarcal du primat de
l’Église russe était reconnu et le patriarche de Moscou était placé au
cinquième rang après les quatre patriarches orientaux.
Le délai entre la promulgation d’une autocéphalie et sa
reconnaissance par Constantinople a varié entre moins de vingt ans à plus de
soixante-dix ans. L’Église de Grèce, par exemple, a proclamé son autocéphalie
en 1833, mais n’a pas été reconnue comme telle par Constantinople jusqu’à 1850.
L’Église de Serbie a restauré son autocéphalie en 1832, mais n’a été reconnue
qu’en 1885. L’Église de Roumanie a déclaré son autocéphalie en 1865, mais n’a
été reconnue qu’en 1885. L’Église de Bulgarie a proclamé son autocéphalie en
1872, mais ce n’est qu’en 1945 que le patriarche de Constantinople l’a reconnue
en produisant un tomos. L’Église d’Albanie a déclaré son autocéphalie en 1922,
laquelle a été reconnue en 1937.
L’Église de Géorgie est un cas spécial. L’autocéphalie lui a
été accordée en 466 par le patriarcat d’Antioche mais son autocéphalie fut
abolie par le tsar russe en 1811, pour être restaurée seulement en 1918. Elle a
été reconnue par le patriarche de Moscou en 1945, tandis que le patriarche de Constantinople
l’a reconnue aussi tard que 1989, lorsque celui a accordé un Tomos
d’autocéphalie au catholicos-patriarche de Géorgie.
Dans tous les cas susmentionnés, les Églises datent leur
autocéphalie du moment où elle proclamée de
facto pour la première fois. Cependant, selon Constantinople, celle-ci
devrait être datée du moment où le tomos
d’autocéphalie a été accordé par le Trône œcuménique. Jusque récemment, le
patriarcat de Constantinople insistait sur son droit exclusif à proclamer
l’autocéphalie. Ce concept a été exprimé par le métropolite Elpidophore qui
prétendait que « dans le cas de l’archevêque de Constantinople, nous observons
la concomitance unique des trois niveaux de primauté, à savoir le niveau local
(comme archevêque de Constantinople-Nouvelle Rome), le niveau régional (comme
patriarche), et le niveau universel ou du monde entier (comme patriarche
œcuménique). Cette primauté triple se traduit en privilèges spécifiques comme
celui du droit d’appel et d’accorder ou supprimer l’autocéphalie » .
Pendant la discussion de cette question dans le cadre
préconciliaire, il a été convenu qu’à l’avenir, l’octroi de l’autocéphalie
serait un processus panorthodoxe auquel toutes les Églises autocéphales
participeraient. Le tomos d’autocéphalie sera, pour cette raison, signé par
tous les primats. Il reste à décider dans quel ordre les signatures des primats
apparaîtront dans les futurs tomoi,
mais il semble qu’un consensus ait été atteint quant à la nécessité pour toutes
les Églises de participer à cette prise de décision. Il est inutile de dire que
l’abrogation de l’autocéphalie ne peut être imposée sans le consentement de
toutes les Églises orthodoxes.
Ce consensus ouvrira peut-être la voie à la résolution du
problème douloureux de l’autocéphalie de l’Église orthodoxe en Amérique. Son
autocéphalie, accordée par le Patriarcat de Moscou en 1970 n’est reconnue que
par quelques Églises orthodoxes, bien que le statut canonique de ses évêques
n’ait jamais été mis en question par aucune Église. Ce sujet, comme d’autres
affaires similaires en suspens (comme celle du statut canonique du primat
actuel de l’Église orthodoxe des Terres tchèques et de Slovaquie) doit être
résolu par l’Église orthodoxe entière. Afin de résoudre ces problèmes, nous
avons besoin non seulement de la primauté, mais aussi de la synodalité, qui
doit être dûment exercée au niveau universel. Espérons que le oncile
panorthodoxe attendu depuis si longtemps soit un événement lors duquel la
synodalité sera pleinement mise en œuvre, et que la primauté sera strictement
exercée dans le cadre d’une prise de décision consensuelle.
Je voudrais terminer cette communication en citant le
paragraphe final de « La position du Patriarcat de Moscou sur la primauté dans
l’Église universelle » : La primauté dans l’Église du Christ est appelée à
servir l’unité spirituelle de ses membres et le bon ordre de sa vie, car Dieu
n’est pas le Dieu du désordre, mais de la paix (1 Co 14, 33). Le ministère du
primat dans l’Église est étranger à tout amour du pouvoir, il a pour but
l’édification du corps du Christ… afin que… dans le véritable amour nous
grandissions à tous égards vers Celui qui est le chef, le Christ, duquel le
corps tout entier… selon une activité répartie à la mesure de chacun des
membres réalise sa propre croissance dans l’amour » (Éph 4, 12-16).