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Photo de sainte Pélagie Ivanovna
de Diveyevo (30 janvier)
La vie du grand staretz Séraphim de Sarov fut extraordinaire et remarquable, il en fut de même de la vie de sa fille spirituelle, Pélagie Ivanovna, du couvent de Diveyevo.
Cette élue de Dieu fut puissante physiquement et en esprit. Elle renonça à tous les conforts et à toutes les joies du monde, à toutes les choses nécessaires de la vie, aux relations humaines et, finalement, même à l’image et à la ressemblance de l’homme. Elle supporta les moqueries, les coups, les tourments, avec douceur et joie spirituelle. Elle accusa férocement les puissants du monde de leurs actions injustes comme le tonnerre dans le ciel, comme l’éclair qui foudroie, mais ainsi que les doux rayons de l’aimable soleil, elle réchauffa et réconforta les humbles et les malheureux. Elle connaissait les secrets cachés des gens, prédisait le futur et guérissait les malades. Pas une fois elle ne faiblit sur le rude chemin, elle porta jusques au bout sa croix.
Pélagie Ivanovna naquit en octobre 1809 dans la ville d’Arzamas, dans la province de Nijgorod. Son père, Ivan Ivanovitch Surin, était un riche marchand qui possédait sa propre tannerie. C’était une personne calme, intelligente et pieuse. Il mourut jeune et la mère de Pélagie, restée avec une fille et deux fils, se remaria. Les enfants du premier mariage ne s’entendaient pas avec le parâtre, Korolev. Il était strict et dur. La vie des enfants ne fut pas heureuse. Pélagie conçut très tôt le désir d’aller vers le monachisme. De toute son âme, elle ne désirait servir que notre Sauveur. Sa mère, cependant, voyait les choses différemment. Pélagie devenait une grande, gracieuse et belle jeune fille. Ses parents avaient en tête de trouver un riche époux pour leur fille.
Soudain, peut-être après des prières à Dieu, Pélagie tomba sérieusement malade. Elle resta alitée pendant de nombreuses journées. Quand elle put enfin se lever et se déplacer à nouveau, elle n’était plus celle qu’elle avait été autrefois. Elle semblait transformée en une sorte de folle. En fait, la bienheureuse était entrée dans la voie de la folie pour le Christ. Ignorant cette volonté de Pélagie de rester célibataire, sa mère revenait insistante sur la question de son mariage. On pensa qu’à cause de sa beauté, on trouverait des prétendants malgré son caractère étrange. Quand Pélagie eut seize ans, sa mère hâta ses projets.
Le citadin local, Serge Vasilievitch Serebrenikov, jeune homme qui travaillait comme employé d’un marchand, vint rencontrer la fille à marier. Selon la coutume, ils s’assirent pour prendre le thé. On fit venir Pélagie habillée d’une robe luxueuse avec un motif floral. Sa mère espérait que, frappé par sa beauté, il ne remarquerait pas l’étendue de l’étrangeté de cette jeune fille.
D’un autre côté, Pélagie était tout à fait déterminée à ce qu’il remarque sa folie. Prenant sa cuillère, elle commença à la tremper joyeusement dans le thé avant d’en arroser chacune des fleurs de sa robe. Sa mère devint confuse et commença à lui faire des signes pour qu’elle arrête. «Que se passe-t-il, maman ? J’arrose seulement les fleurs. N’es-tu pas désolée pour les fleurs ? Tu vois, ce ne sont pas des fleurs du paradis».
Malgré les avis de ses parents, la jeune fille plaisait beaucoup à Serge Vasilievitch. Il déclara qu’elle n’était pas folle mais seulement sans éducation et quoi que fasse Pélagie Ivanovna pour empêcher ce mariage, rien n’y fit. Elle avait à peine dix-sept ans quand elle fut mariée à Serebrenikov, le 23 mai 1826.
Peu après son mariage, Pélagie Ivanovna alla avec son époux au monastère de Sarov, en pèlerinage. On raconte que le staretz Séraphim parla en privé avec elle pendant six heures, temps considérable et inhabituel. Il lui donna un chapelet mais le contenu de leur conversation demeura inconnu de tous.
Peu de temps après son retour, Pélagie apprit la prière de Jésus de l’ascète d’Arzamas, Parascève, et la prière incessante devint l’occupation de toute sa vie. La nuit, Pélagie priait dans la galerie de verre construite dans sa maison. Elle commença en même temps son combat spirituel de folie pour le Christ. Elle mettait sa plus belle robe, son châle le plus luxueux et puis elle enveloppait sa tête d’un chiffon sale. Ainsi accoutrée, la folle-en-Christ allait à l’église. Plus les gens se moquaient d’elle et plus elle se réjouissait car elle désirait avec ferveur n’accepter que la souffrance dans cette vie terrestre.
En 1827 et 1828, elle donna naissance à deux fils qui moururent très vite.
La conduite de Pélagie déplaisait beaucoup à son mari et il se mit à la battre si durement qu’elle commença à s’affaiblir. Quand une fille naquit à Pélagie, elle l’apporta dans sa robe à sa mère en lui disant : «Tu m’as donnée, tu fais la nourrice à présent, je ne reviendrai plus à la maison» (i.e. Tu m’as donnée en mariage et voilà, tu dois nourrir ce qui en résulte) !
Elle commença à errer dans la ville d’église en église. Quand quelque chose lui était donné par de bonnes gens, elle le distribuait aux pauvres. Son époux la prenait et la battait méchamment à coup de bûches et de bâton. Il l’enfermait dans une pièce sans chauffage, sans nourriture et, transie de froid, elle continuait, répétant sans discontinuer : «Laisse-moi ; saint Séraphim m’a gâtée» ! Elle méprisait de toute manière possible le monde. Perdant patience, son époux décida de prendre une mesure extrême. Il fit tellement battre Pélagie que le sang coula sur le plancher et que sa peau pendait en lambeaux sur son corps. La punition fut si cruelle que sa mère qui y avait consenti, lorsqu’elle la vit, devint muette d’horreur. Pélagie Ivanovna n’émit cependant pas un seul gémissement. Après cela, le bailli de la ville eut un rêve terrifiant et il interdit à quiconque de jamais offenser Pélagie.
Assumant qu’elle avait besoin de guérison, son époux l’emmena à la Laure de la Sainte-Trinité de Saint Serge pour que l’on prie pour elle. Sur le chemin du retour, Pélagie fut paisible et gentille. Le mari était fou de joie et il se rendit à un important rendez-vous d’affaire, la laissant seule à la maison, après lui avoir donné de l’argent. En revenant de son voyage d’affaire, Serge découvrit avec horreur que Pélagie avait donné l’argent, se comportait comme une folle comme elle le faisait auparavant et qu’elle essayait même de distribuer tout ce qu’il y avait dans la maison.
Il commanda une chaîne de fer et un anneau et, de ses propres mains, il l’enchaîna et l’attacha à un mur. Quelquefois, elle brisait la chaîne et descendait à grand fracas la rue, à demi-nue, secouant la chaîne à l’horreur de tous. Son époux l’enchaînait à nouveau et s’amusait à la torturer encore plus.
«Le petit Serge a toujours recherché une cervelle en moi, disait-elle plus tard, et il m’a cassé les côtes ; il n’a pas trouvé de cervelle mais il m’a cassé toutes les côtes» !
Un jour, elle brisa ses chaînes et trouva refuge au froid de l’hiver sous le porche de l’église Napolnaya, dans un cercueil qui avait été préparé pour un soldat mort. Gisant dans le cercueil, elle devint engourdie de froid en attendant la mort. Quand le veilleur passa, elle sauta du cercueil vers lui, lui demandant de l’aide. De terreur, le pauvre homme se mit à sonner l’alarme et amena toute la ville à ses pieds. Après cela, son époux renonça à elle, la traîna chez sa mère et l’y laissa.
Là, elle endura beaucoup de peines de son parâtre qui la battit souvent et des six enfants de son premier mariage. Une fois, espérant la guérir, sa mère envoya Pélagie avec d’autres pèlerins pour vénérer les saintes reliques de Voronège et de Zadonsk. A Voronège, ils s’arrêtèrent pour recevoir la bénédiction du saint archevêque Antoine. Ayant béni tout le monde, il dit à Pélagie : «Mais toi, servante de Dieu, reste !» et il conversa trois heures durant avec elle. Ses compagnons commençaient à regimber, voyant tant d’attention accordée à une folle. Enfin, il sortit avec Pélagie. Le hiérarque dit alors : «Je ne puis t’en dire plus !» et, connaissant les pensées de ses compagnons de voyage, il se tourna vers eux et dit : «Je ne recherche pas la richesse terrestre mais la richesse spirituelle».
Pour la seconde fois, sa mère amena alors sa fille à Sarov et elle dit à saint Séraphim que sa fille était folle et qu’il était nécessaire de l’enchaîner. «Comment osez-vous ? s’exclama le staretz. Laissez-la aller librement ou bien le châtiment de Dieu sera terrible sur ceux qui l’entraveront».
A partir de ce moment-là, ses parents ne l’enchaînèrent plus. Ayant reçu sa liberté, la folle-en-Christ passait presque toutes ses nuits dans la cour de l’église Napolnaya d’Arzamas. On la voyait prier là des nuits entières, les bras levés, soupirant et pleurant. Pendant la journée, elle courait comme une folle dans les rues, criant, couverte de loques, sans un morceau de pain, affamée et transie de froid. Quatre années passèrent ainsi.
Le grand staretz Séraphim n’était plus parmi les vivants. Enfin, une moniale de Diveyevo offrit d’y accueillir Pélagie, ce que la folle-en-Christ accepta avec joie. Cette bonne moniale, autrefois grande dame, prit Pélagie Ivanovna au couvent quand elle eut vingt-huit ans. La sainte y passa les quarante-sept années de sa vie qui restaient.
Au couvent, Pélagie continua à être soumise aux coups qu’elle attirait exprès sur elle, par ses actions inconsidérées. Elle courait dans le monastère, jetait des pierres, cassait des carreaux dans les cellules et frappait sa tête et ses bras contre les murs. Elle passait une grande partie de la journée dans la cour du monastère, assise dans une fosse qu’elle avait creusée et remplie de fumier, ou dans la guérite, sans cesse occupée à la prière de Jésus. L’été comme l’hiver, la folle-en-Christ marchait pieds nus, marchant souvent délibérément sur des planches qui portaient des clous afin que les clous percent ses pieds. Généralement, elle se mortifiait de toutes les manières possibles.
La sainte se nourrissait seulement de pain et d’eau et souvent même, elle s’en passait. Quand elle n’avait rien, elle allait exprès dans les cellules des moniales qui étaient sans pitié avec elle pour demander du pain. Au lieu de pain, elle recevait des bourrades ou des coups de pied. Elle bougeait sans cesse, même quand elle était seule. Elle plaçait un linge et une serviette sur une assiette, y empilait des cailloux et puis les changeait sans cesse de place.
Bien sûr, il y avait toujours un sens à ses actions. Un jour, elle alla dans une auberge locale où il était impossible d’échapper au bavardage. Mais son âme miséricordieuse et prophétique avait un but élevé. Elle sauva deux personnes de la perdition. Un vendeur avait conçu l’idée de tuer son épouse et de se suicider ensuite. Il la conduisit dans le cellier la nuit et allait lever la main sur elle quand Pélagie Ivanovna qui attendait derrière les tonneaux, sortit et lui retint le bras, criant : «Que fais-tu ? Reviens à toi, fou» ! Après cela, elle n’alla plus jamais à l’auberge.
Pendant presque sept ans, elle ne vit plus et n’entendit plus parler de sa parenté. Finalement, sa mère, avec une demie-sœur, décida de venir voir Pélagie. Cette dernière eut une vision en esprit de cette visite à venir et elle en fut triste toute la journée. Elle expliqua à la moniale Anna que sa mère ne voudrait la voir qu’à travers une fenêtre. «Elles ont peur que je veuille aller avec eux» dit-elle à Anna. «Voilà : dès qu’ils harnacheront les chevaux pour partir, je monterai dans leur voiture. Elles penseront que je veux partir avec elles !» dit Pélagie tristement, comme à travers des larmes, et le cœur d’Anna fondit de compassion.
Ayant dit adieu à ses parentes, Pélagie courut soudain, sauta dans la voiture qui était prête et frappa les chevaux. Elle revint un peu plus tard et dit à sa mère en colère et à sa demie-sœur : «Voilà ! Dieu soit avec vous, n’ayez pas peur, jusqu’à ce que je sois dans la tombe, je n’irai pas chez vous» !
Un jour, son frère vint et commanda une paire de chaussures de cuir pour Pélagie afin qu’elle ne soit pas pieds nus. Elles furent faites pour elle mais elle les jeta.
Pélagie Ivanovna savait toujours à l’avance quand sa famille allait venir. Elle dit un jour à sa syncelle Anna Guérasimovna : «Aujourd’hui, les Arzamasites vont venir. Je serai près de l’église et tu pourras venir me chercher». Et elle partit.
Ce jour-là, un jeune homme fringant et bien habillé vint vers Mère Anna et demanda : «Est-ce que Koroleva est ici» ? (C’était le nom de son parâtre.) «Elle est ici, que veux tu» ? «Il semble que je sois un parent», répondit-il. La moniale le conduisit vers l’église. Voyant Pélagie Ivanovna, l’homme dit : «Assez joué à la folle, allons à Arzamas» !
C’était son époux. Les marchands qui étaient avec lui commencèrent à argumenter avec lui, lui disant qu’elle était folle, vraiment folle… mais Serge Vasilievitch répliqua qu’elle faisait seulement semblant de l’être.
S’inclinant devant son époux, Pélagie Ivanovna dit : «Je ne suis pas allée à Arzamas et je n’irai pas, même si tu m’arraches toute la peau». L’époux s’inclina silencieusement vers elle et partit. Ce fut leur dernière rencontre.
Quelques années plus tard, pendant l’été 1848, Pélagie Ivanovna se mit soudain à soupirer et à pleurer. «Il meurt, s’écria-t-elle, et comme il meurt : sans communion» !
Après quelque temps, l’employé du défunt Serge Vasilievitch vint à Diveyevo. L’époux de Pélagie était effectivement mort sans recevoir les Saints Mystères. En fait, elle avait montré par geste de quelle mort Serge était mort. Il souffrait d’une attaque et, se tordant, il courut dans la pièce, gémissant et répétant sans cesse : «O Pélagie Ivanovna, chère petite mère, pardonne-moi pour l’amour du Christ. Je ne savais pas que tu souffres par amour pour le Christ. Et comme je t’ai battu ! Aide-moi ! Prie pour moi» !
Alors, pendant presque quarante ans, Pélagie Ivanovna ne mentionna pas le nom de son époux. Mais, le 25 septembre 1883, elle était assise, découragée, se soutenant d’une main. «Qu’as-tu, petite mère ?» lui demanda Anna Guérasimovna. «Oh petit Serge, petit Serge, répondit-elle avec un long soupir, personne n’offre une prosphore pour toi» !
Elle n’était jamais malade. Une fois seulement, trois ans avant sa mort, pendant une de ses vigiles nocturnes, elle fut prise dans une tempête de neige. Elle se perdit et, épuisée, tomba dans les parterres de fleurs du jardin conventuel. Son sarafan gela et se colla à la terre mais elle n’eut pas la force de le libérer et de se lever. On la trouva neuf heures plus tard et on la dégagea. Cette femme de soixante-douze ans avait passé neuf heures dans une tempête de neige, attachée au sol par le gel, en n’étant habillée que d’un chemisier et d’un sarafan. A partir de cela, elle ne quitta plus sa cellule la nuit.
En dépit de sa conduite incongrue, Pélagie Ivanovna était très soumise et très obéissante. Quand Mère Anna lui demandait d’aider à la couture, elle attachait sur elle un petit tablier, prenait un dé et cousait avec diligence. Elle tissait aussi la laine pour en faire des fils.
La véritable vie spirituelle de Pélagie ne resta pas inconnue. Les gens s’agglutinaient devant sa cellule depuis le petit matin jusques tard dans la nuit. Chacun venait à elle avec ses problèmes et ses interrogations pour lui demander conseil. Dieu guérissait des malades par elle et nul ne pourrait compter le nombre des âmes qui évitèrent la destruction grâce à son don prophétique et à sa sagesse.
Peu de temps avant son repos en Christ, Pélagie Ivanovna dit : «Ceux qui se souviennent de moi, je m’en souviendrai et si j’ai audience auprès de Dieu, je prierai pour chacun». Elle reposa en paix à une heure quinze du matin, le 30 janvier 1884, à l’âge de soixante-quinze ans.
Elle était vêtue d’un chemisier blanc et d’un sarafan et sa tête était enveloppée d’un foulard blanc. Dans sa main droite, quelqu'un plaça un bouquet de fleurs. Le chapelet que saint Séraphim lui avait donné fut placé dans sa main gauche.
Pendant huit jours, ses reliques restèrent dans la petite cellule mal aérée où des longues files de gens vinrent lui faire leurs adieux. Des cierges brûlaient nuit et jour et la chaleur était intolérable. Plus tard, les reliques furent mises dans l’église de l’Icône de la Mère de Dieu de Tikhvin, où des pannikhides furent célébrées dans une chaleur étouffante. Des foules de gens remplissaient sans cesse l’église et d’innombrables cierges brûlaient sans discontinuer. Les murs de l’église ruisselaient avec la condensation produite par la respiration des gens. Il y avait tant de monde qu’il fut nécessaire de laisser l’église ouverte, même la nuit. Malgré tout cela, les reliques de la servante de Dieu ne montraient aucun signe de mort. Il n’y avait aucun signe de décomposition et les gens prenaient sa main sainte pour la placer sur leur front et l’embrasser2. Ses mains étaient souples et se pliaient comme lorsqu’elle était en vie. Elle gisait dans le cercueil, radieuse de beauté spirituelle, folle-en-Christ jusques à la fin pour témoigner de la victoire de notre Sauveur sur la mort.
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Sainte Pélagie lors de sa naissance au Ciel
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Saint Séraphim de Sarov
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Version française Claude Lopez-Ginisty
d'après
Lev Puhalo & Vasili Novakshonoff
God's Holy Fools
Synaxis Press,
Montreal, CANADA
1976