Un de nos frères moines du monastère de Visoki Dečani [1] nous a donné une belle
réflexion, écrite alors qu'il est en Italie pour aider les familles d'enfants malades avec la bénédiction de son évêque. Le thème du risque d'infection nous rapproche du centre de notre être, où nous rencontrons nos peurs et nos espoirs, et notre humanité se révèle dans ses aspects les plus sombres et les plus nobles.
"Quand je songe, sexe aimable, que vous avez naturellement le cœur sensible et compatissant, je ne doute point que cette introduction ne vous cause de l’ennui et du dégoût, par le souvenir affreux qu’elle va vous retracer de cette terrible peste qui fit de si cruels ravages dans les lieux où elle pénétra. " Boccace, Decameron, Introduction [2]
*
Était-ce aussi un phénomène anthropologique comme celui que nous vivons ces jours-ci ? C'est, bien sûr, le début du Décaméron de Giovanni Boccacce, alors que ce que j'observe, c'est mon pays, le Milan très civilisé, possédé par une hystérie collective.
J'ai près de soixante ans : en 1976, quand j'avais quatorze ans, la télévision tessinoise, alors capable de diffuser dans tout le pays, a diffusé une série télévisée anglaise, Survivors [ Les Survivants].
La série était en noir et blanc et je travaillais dur pour mon premier emploi rémunéré par mon père, j'étais sa télécommande. "Change de chaîne", "baisse", "plus fort", alors je me levais du canapé et j’allais faire mon travail.
J'ai tout de suite aimé Les Survivants, ça devait être le rythme (je l'ai revu des décennies plus tard, il était très lent), ça devait être parce qu'il y avait déjà du punk dans l'air et que nos antennes aspiraient à un nouveau monde à reconstruire, ça devait être parce qu'Abby, le personnage principal, l'actrice Carolyn Seymour, correspondait à mon imagination féminine, une femme forte, motivée, prête à prendre des risques.
La "Route" de Cormac McCarthy viendra bien plus tard et d'une manière encore plus dure, plus punk ; disons cependant que ma confrontation avec la fin collective, je l'ai eue assez vite.
À propos de cette histoire de Coronavirus, je ne veux pas argumenter en termes scientifiques, je ne suis pas un scientifique, comment pourrais-je le faire ; j'ai lu cet article [https://www.corriere.it/cronache/20_febbraio_25/matematicadel-contagioche-ci-aiutaa-ragionarein-mezzo-caos-3ddfefc6-5810-11ea-a2d7-f1bec9902bd3.shtml?refresh_ce-cp]de Paolo Giordano, qui m'a fasciné pour sa lucidité impeccable et sa logique très fine.
Je voudrais vous proposer cette vision, disons "théologico-monastique".
Notre monde, ainsi que l'ensemble de l'humanité, dans cette expérience terrestre, n'est pas immortel ; la caractéristique commune qui me lie à mes filleuls bien-aimés, aux plus jeunes enfants qui sont arrivés en ce mois de janvier fécond, est que nous partageons le même destin, que nous sommes mortels, que notre expérience terrestre est terminée, bien qu'il semble "cool" de prétendre le contraire.
Nous sommes nés pour mourir, nous venons au monde pour partir.
Notre espèce, l'homme, devra périr et le scénario de la pandémie a toujours été une solution logique.
Ce n'est pas parce que c'est logique que cela ne nous fait pas peur ! Et, à en juger par les réactions que nous enregistrons aujourd'hui, cela nous fait très peur.
L'autre jour, j'essayais de faire les courses pour la mère du petit Bogdan et son interprête au supermarché Esselunga de San Donato Milanese. La scène était cinématographique, des étagères vides, des matrones patriciennes lombardes qui fronçaient les sourcils pour commander à des esclaves ukrainiens ou philippins, quoi et combien charger sur des caddies.
Des caddies, à remplir de tout pour tenter d'exorciser la peur.
J'ai vu de mes propres yeux une dame acheter cent trois emballages d'eau Oliveta et deux de mes semblables en venir aux mains pour un paquet de douze biscuits Nutella.
Les mesures, je vous l'ai déjà dit, je n'en discute pas ; si les écoles doivent être fermées, les cinémas, les manifestations suspendues, ce n'est certainement pas à moi de le dire, il me semble certainement étrange que les musées soient fermés et les centres commerciaux laissés ouverts, le vieil Ezra, le poète, avait raison, l'économie a besoin de sa propre théologie pour s'établir, et évidemment les centres commerciaux aujourd'hui ont la même dignité que le Saint des Saints, ils sont intouchables.
Ces derniers temps, j'ai vu tant de douleur autour de moi et j'ai côtoyé trop d'êtres humains de troisième classe, de sorte que le malaise des riches qui se réjouissent du jeu social de l'épidémie peut m'impressionner.
Certes, les évêques catholiques qui ont interrompu toutes les célébrations, m'ont affecté.
"Le Patriarcat de Venise suggère d'éviter l'échange de Paix."[3]
"Compte tenu de la situation créée par la propagation du Coronavirus dans certaines zones de son territoire, le diocèse de Padoue est en contact avec les autorités publiques compétentes afin d'appliquer de manière responsable les dispositions de protection émises pour les communautés concernées et celles de précaution préventive concernant l'ensemble du territoire", explique une note distribuée par le diocèse de Padoue. "S'il existe des ordonnances municipales qui adoptent des mesures officielles, les curés et les responsables des différentes réalités paroissiales s'y conformeront strictement, même s'il s'agissait - le cas échéant - de maintenir les églises fermées, de suspendre les célébrations."
Des églises vides, des masques et des Amuchinas [4], épuisés.
S'il n'en tenait qu'à nous, nous mériterions de disparaître, sans pitié ni doute. Nous avons échoué en tant que civilisation avant et en tant que nation après. Nous avons perdu le sens éthique de l'État et la responsabilité d'appartenir à une communauté de destin.
Il y a ceux qui ont payé une fortune pour revenir de Chine, triangulant leur voyage, trichant avec la quarantaine, il y a les unités de Ressources Humaines des entreprises "éclairées" qui ont en fait remplacé le ministère de la Santé, jouant au Big Brother numérique, dans l'administration de la quarantaine et du travail intelligent, une classe politique répulsive qui transforme un problème national en terrain d'affrontement rhétorique et dialectique.
Mais pourquoi les églises fermées ?
Celles qui se sont ouvertes au cours des siècles que nous continuons à appeler obscurs avec effronterie et arrogance et qui n'ont jamais produit la laideur que nous servons à la postérité, sont restées ouvertes pendant les famines, les épidémies, la peste, et ont été un refuge pour ceux qui craignent Dieu.
La primauté de la science sans Dieu a triomphé. Le relativisme de l'opportunité a vaincu le besoin du Sacré, du Mystère.
Une personne proche de mon cœur m'a demandé si ce virus n'était pas un signe de la colère de Dieu envers ceux qui ont perdu leur chemin. Je réponds en tant que moine et en tant qu'orthodoxe : Dieu nous jugera avec miséricorde et fermeté sur notre existence et sur la façon dont nous avons dépensé les talents qu'il nous a donnés ; mais le Dieu que j'ai rencontré en Orthodoxie, au monastère de Dečani, dans les rues de Jérusalem, n'enverra pas de blessures, après avoir envoyé Son propre Fils pour expier nos péchés et nous montrer le chemin.
Ce Dieu ne fermera jamais la porte de Son cœur, et encore moins la porte de Son Eglise, à ceux qui veulent se reposer en Lui, à ceux qui se confient à Lui, à ceux qui ont confiance en Lui.
Dans quelques jours, le Carême orthodoxe commencera ; mercredi, il sera nécessaire que les croyants communient, comme nous l'avons toujours fait, au Corps et au Sang de notre Seigneur, à partir d'un saint calice, avec une seule cuillère [лжица, λαβίς], comme le prévoit la Divine Liturgie.
Quelqu'un se demandera-t-il s'il sera médicalement correct de le faire ? Si ce n'est pas un comportement à risque ?
Dans le relativisme, le fléau mortel de notre époque, on peut trouver parfaitement unis et synchronisés, catholiques et orthodoxes.
Sachez qu'en ces jours de méditation, le dernier moine d'un ancien monastère priera pour ceux qui cultivent les doutes semés par le Malin, afin que la constance dans la foi l'emporte sur le confort et l'habitude, que les portes des églises restent grandes ouvertes, que nous puissions réaliser que notre éternité se construit ici, dans cette terre désolée, fertilisée par les larmes des mères.
A tous les orthodoxes qui ne communieront pas "prudemment" leurs enfants ou eux-mêmes, j'offrirai néanmoins ma prière. Je prierai pour leur conversion, pour qu'ils deviennent orthodoxes dans l'esprit et non dans la forme ou par droit ancestral depuis leur lieu d'origine.
Je prierai aussi pour notre Italie, pour cette communauté de destin qui s'est perdue, jouant à être cynique, sans savoir qu'en étant cynique on se retrouve tricheur.
Que Dieu vous bénisse,
un moine du monastère de Dečani
Version française Claude Lopez-Ginisty
d'après
[1] Dečani en serbe cyrillique : Дечани ( Deçan en albanais ) est une ville et une commune/municipalité du Kosovo. Elles font partie du district de Gjakovë/Đakovica (MINUK) ou du district de Pejë/Peć (Kosovo). En 2009, la population de la commune/municipalité était estimée par l'OSCE à 40 000 habitants1. Selon le recensement kosovar de 2011, la commune comptait 38984 habitants.
Sur le territoire de la commune/municipalité se trouve le monastère de Visoki Dečani, inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO et placé en 2006 sur la liste du patrimoine mondial en péril ; il figure également sur la liste des monuments culturels d'importance exceptionnelle de la République de Serbie. ( Source : Wikipedia)
[2] [2] Decameron, Introduction ; Traduction d’Antoine Sabatier de Castres (1742-1817) homme de Lettres et journaliste.
[3] Dans la messe de Paul VI, les fidèles peuvent être invités à transmettre la paix par un geste particulier à la personne la plus proche. Ce geste peut être celui de tendre ses deux mains ou de donner une accolade en inclinant la tête. En l’absence de consignes bien définies, ce geste a pris la forme d’une poignée de main. (Source)
[4] Amuchina 5%: Liquide antiseptique histophile
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