samedi 4 août 2018

Interview de la Grande Duchesse Elisabeth Féodorovna avant son martyre (5)

Mrs Rheta Childe Dorr 
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Portrait avec autographe de Ste Elisabeth

Tombeau reliquaire de Ste Elisabeth

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Elizabeth Féodorovna m'a gardé pendant près de trois quarts d'heure pour lui parler des écoles Gary, qu'elle est impatiente de voir en Russie ; des femmes américaines et de leur rôle dans la guerre, et du travail social pour les enfants, en particulier pour les enfants tuberculeux et anémiques.

"C'est merveilleux", dit-elle en soupirant. "Je ne peux guère m’empêcher de vous envier avec péché. Pensez à une grande nation jeune, jeune et pressée qui peut encore trouver le temps d'étudier tous ces terribles problèmes de pauvreté et de maladie et de s'y attaquer. 

J'espère que vous continuerez à le faire, et que vous trouverez encore de plus en plus de façons d'apporter la beauté dans la vie des travailleurs. Comment peut-on s'attendre à ce que les ouvriers qui travaillent toute la journée dans des usines chaudes et hideuses, ou dans des fermes éloignées, avec rien d'autre dans leur vie que le travail et l'inquiétude, aient la beauté dans leur âme ?"

Elle voulait ardemment en savoir plus sur les femmes soldats, et elle dit qu'elle admirait grandement leur héroïsme. Comment était leur vie dans le camp, et étaient-elles assez fortes pour supporter les épreuves ? La Grande Duchesse est une bonne féministe et elle a convenu avec moi que dans la crise russe, comme dans la situation créée par la guerre dans tous les pays, il avait été complètement démontré que les femmes auraient désormais à jouer un rôle aussi important et aussi proéminent que celui des hommes.

Elles devraient partager à parts égales avec les hommes la victoire de la guerre, que ce soit sur le champ de bataille ou derrière les lignes. 

Elle avait toujours eu une dévotion particulière pour Jeanne d'Arc et croyait qu'elle avait été inspirée par Dieu. D'autres femmes avaient aussi été appelées par Dieu à faire de grandes choses.

"Je suis contente que vous aimiez mon couvent", répéta-t-elle en nous quittant. "S'il vous plaît, revenez. Vous savez qu'il ne m'appartient plus, mais qu’il est au gouvernement provisoire, mais j'espère qu'ils me laisseront le garder."

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J'espère qu'ils le feront. La Maison de Marie et Marthe, avec cette belle femme qui s’y trouve, est l'une des choses que la nouvelle Russie peut le moins se permettre de perdre.
Version française Claude Lopez-Ginisty
d'après
Rheta Childe Dorr
Inside the Russian Revolution
(Chapter XV)
New York, 
The MacMillan Company
1918 

vendredi 3 août 2018

Interview de la Grande Duchesse Elisabeth Féodorovna avant son martyre (4)

Mrs Rheta Childe Dorr 
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Ste Elisabeth Féodorovna


L'intérêt de la Grande Duchesse pour le monde extérieur est obvie. Elle m'a demandé avec empressement de lui dire comment les choses allaient à Petrograd, et son visage a été attristé quand je lui ai raconté les événements séditieux et sanglants dont j'avais été témoin pendant les jours de la Révolution de Juillet, à peine révolue. 

"Les temps sont très mauvais pour nous à cette heure, dit-elle, mais ils vont bientôt s'améliorer, j'en suis sûre. Les Russes sont bons et gentils de cœur, mais ce sont surtout des enfants - de grands enfants, ignorants et impulsifs. S'ils peuvent trouver de bons dirigeants, et s'ils se rendent compte qu'ils doivent obéir à leurs dirigeants, ils sortiront de ce terrible chaos et construiront une Russie nouvelle et forte. Avez-vous vu Kerensky, et que pensez-vous de lui ?"

J'ai répondu assez prudemment. Comme tout le monde, j'espérais toujours que Kerensky réussirait à remettre son géant libéré dans sa bouteille, et je ne voulais pas ébranler la confiance en lui de quiconque, même au point d'exprimer un doute. Kerensky, lui ai-je dit, était très admiré et apprécié, et j'espérais qu'il pourrait prouver que la Russie avait besoin d'un leader fort dans ses problèmes.
"Je l'espère", répondit la dernière des Romanov, "Je prie pour lui tous les jours."
Les cloches de la petite église sonnèrent doucement l'heure, et la Grande Duchesse s'arrêta pour se signer pieusement. "Je veux entendre parler de vos merveilleuses écoles publiques, dit-elle, mais dites-moi d'abord ce que fait l'Amérique dans la préparation pour la guerre."

Pendant que je parlais, elle m'écoutait, hochant la tête et souriant comme si elle était immensément heureuse. La grande flotte d'avions en cours de construction semblait l'étonner et la ravir, et quand je lui ai parlé de la conservation de l'approvisionnement alimentaire et de la restriction de la fabrication de l'alcool, elle a rayonné de tous ses feux. "L'Amérique est tout simplement stupéfiante, s'exclama-t-elle. "Comme je regrette de n'y être jamais allée. Bien sûr, je ne le ferai jamais à présent. Pour moi, les États-Unis sont synonymes d'ordre et d'une efficacité de la meilleure sorte. Le genre d'ordre que seul un peuple libre peut créer... Le genre d'ordre pour lequel je prie qu’il puisse être construit un jour ici en Russie." 

Alors elle a fait allusion au Tzar destitué. Je ne savais pas qu'à cette minute le Tzar était en route pour la Sibérie, mais il est très probable qu'elle le savait. 

Elle a dit : "Je suis heureuse que vous alliez protéger vos soldats du danger de la boisson maléfique. Personne ne peut savoir à quel point l'abolition de la vodka a été bénéfique pour nos soldats et tout notre peuple. Je pense que l'histoire devrait reconnaître la part de l'Empereur dans cet acte, n'est-ce pas ?" J'ai accepté que l'Empereur reçoive tout le crédit pour ce qu'il a fait, et j'ai parlé en toute sincérité.

Version française Claude Lopez-Ginisty
d'après
Rheta Childe Dorr
Inside the Russian Revolution
(Chapter XV)
New York, 
The MacMillan Company
1918 

jeudi 2 août 2018

Interview de la Grande Duchesse Elisabeth Féodorovna avant son martyre (3)

Mrs Rheta Childe Dorr 
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Ste Elisabeth Féodorovna

Nous sommes retournés au couvent et j'ai été emmené dans un petit salon, qui est la retraite privée de l’higoumène. 

Elle n'est pas beaucoup plus grande qu'une chambre d'entrée, et elle donnait la même impression générale de bleu, de blanc et d'or que l'on voit dans tout le lieu. Il y avait beaucoup de livres reliés dans ce bleu lapis qui semble être la couleur préférée de la Grande Duchesse ; quelques photos, principalement de la Mère de Dieu et de l'Enfant ; quelques petites tables, dont une avec le livre de Stephen Graham, "La Maison de Marie et Marthe", tenu ouvert par un morceau de broderie négligemment tombé. 

Il y avait des chaises simples en saule anglais avec des coussins bleus et un petit bureau rempli de papiers. Partout, dans la fenêtre, sur les tables et le bureau, il y avait des bols et des vases de fleurs. Chaque pièce du lieu, en fait, était remplie de fleurs.

La porte s'est ouverte et la Grande Duchesse est arrivée avec un sourire radieux de bienvenue et une main blanche tendue. "Je suis si heureuse de constater que j'ai eu le temps de vous rencontrer aujourd'hui, Mme Dorr, dit-elle, d'une voix particulièrement douce.

"Votre Altesse parle anglais ?" me suis-je exclamée de surprise, et elle m'a répondu en me faisant signe de m'asseoir dans un fauteuil confortable : "Pourquoi pas ? Ma mère était anglaise!"

J'avais oublié pour le moment que la Grande Duchesse et sa jeune sœur, l'ancienne Impératrice de Russie, étaient filles de la princesse Alice d'Angleterre et petites-filles de la reine Victoria. La Russie semblait l'avoir oublié aussi et ne s'être souvenu que du fait que le père de ces femmes était le Grand-Duc de Hesse et du Rhin. 

La Grande Duchesse a ajouté, lorsque nous fûmes assises, que lorsqu'elle était enfant à la maison, ils parlaient toujours anglais à leur mère, et  allemand à leur père. "Je suis heureuse d'avoir l'occasion de parler anglais, car si l'on est entièrement russe, comme moi, et surtout si l'on est orthodoxe, on entend peu de choses, sauf en russe ou en français. Puis elle dit, avec un autre sourire radieux : "Dites-moi ce que vous pensez de mon couvent."

Je lui ai dit quil me semblait avoir fait un pas en arrière dans le treizième siècle lumineux et romantique.

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"C'est exactement ce que je voulais que mon couvent soit, répondit-elle, un de ces types médiévaux occupés et utiles. De tels couvents étaient des aides merveilleusement efficaces pour la civilisation au Moyen-âge, et je ne pense pas qu'on aurait dû les laisser disparaître. La Russie a besoin, certainement, du genre de couvent qui occupe l'espace entre l'austèrité, les ordres fermés et la vie du monde extérieur. 

Nous lisons les journaux ici, nous suivons les événements et nous recevons et consultons les personnes qui mènent une vie active. Nous sommes des Marie, mais nous sommes aussi des Marthe."

Version française Claude Lopez-Ginisty
d'après
Rheta Childe Dorr
Inside the Russian Revolution
(Chapter XV)
New York, 
The MacMillan Company
1918 

mercredi 1 août 2018

Interview de la Grande Duchesse Elisabeth Féodorovna avant son martyre (2)

Mrs Rheta Childe Dorr 

Ste Elisabeth Féodorovna

Le jour d'août, où j'ai sonné la cloche de l'énorme porte brune du couvent, je ne savais pas vraiment que je devais voir a Grande Duchesse et lui parler. M. William L. Cazalet, de Moscou, l'ami qui m'y  emmena, doutait beaucoup que je puisse être reçu ainsi de manière informelle, sans rendez-vous préalable. La gravité de l'époque, et surtout la situation de la famille Romanov, plaçait la Grande Duchesse épouse de Serge dans une position d'extrême délicatesse, et M. Cazalet dit franchement qu'il s'attendait à ce qu'elle vive dans une retraite stricte. Le mieux qu'il pouvait promettre, dit-il, c'était que je devais voir le couvent, où l'une de ses jeunes cousines était moniale.

Le couvent, qui est situé au cœur de Moscou, est un ensemble de maisons de pierre blanche et de stuc construit autour d'un vieux jardin et entouré d'un haut mur blanc, sur lequel les vignes et le feuillage se balancent et tombent. Une clé a tourné, la porte brune s'est ouverte sur notre anneau et nous sommes entrés dans un jardin qui déborde des plus riches fleurs. Je me souviens des pois de senteur roses et blancs contre le mur, des lys madonna blancs qui s’inclinaient vers le bas, et du tapis de gaies verveines qui courait le long du chemin menant à la porte du couvent. Il y avait beaucoup de vieux pommiers et une forêt de lilas, pourpres et blancs.

Dans sa petite chambre, combinaison de bureau et de salon, nous fûmes reçus par la directrice exécutive du couvent, Mme Gardeeve, amie intime d'Elizabeth Féodorovna depuis de nombreuses années. 

Comme la Grande Duchesse, elle avait eu une vie pleine de larmes et de tribulations, malgré son rang et sa richesse, et quand la Grande Duchesse prit le voile, elle suivit son exemple et devint moniale. Les affaires du couvent sont traitées sous sa direction, et avec la plus grande compétence, m'a-t-on dit. L'efficacité et l'habileté sont inscrites dans tous les traits du beau visage de Mme Gardeeve, dans sa voix nette et claire et dans ses mouvements rapides mais gracieux. Sa prononciation était une joie à entendre, une joie particulière pour moi, car j'ai du mal à comprendre le français plutôt indistinct parlé par le Russe moyen. Le français de Mme Gardeeve était de ce genre parfait que l'on entend plus souvent à Tours qu'à Paris ou ailleurs. J'ai tout compris. 

Femme du monde jusqu'au bout des doigts, Mme Gardeeve portait l'habit pittoresque de l'ordre avec la même grâce qu'elle aurait porté la dernière création des maisons de couture. Elle a souri et bavardé avec M. Cazalet, qui est très bien connu dans le couvent, et qui a été très gentil et cordial pour moi. Après quelques minutes de conversation, mon ami lui a dit que je lui avais dit des choses extrêmement intéressantes sur les écoles publiques en Amérique et qu'il voulait que je les lui répète.

Je lui ai donc parlé des expériences extraordinaires qui ont été menées à Gary, en Indiana, et du travail qui se faisait à New York et ailleurs pour donner aux enfants, riches et pauvres, l'éducation complète qu'ils méritent. Pendant que je parlais, elle s'exclamait de temps en temps : "Mais c'est excellent ! Je trouve cela admirable ! La Grande Duchesse devrait en entendre parler !"
J'ai dit avec espoir que j'aimerais beaucoup rencontrer la Grande Duchesse et elle m'a répondu qu'elle pensait que cela pourrait être arrangé. Pas aujourd'hui, cependant, car l’emploi du temps de la Grande Duchesse était complètement rempli. 

Combien de temps m'attendais-je à rester à Moscou ? Une semaine ? Cela pourrait certainement être arrangé, pensa-t-elle. En attendant, qu'est-ce que j'aimerais voir le couvent ? Tout ? Elle rit et toucha une petite clochette sur le bureau à côté d'elle. Une petite moniale apparut et Mme Gardeeve me confia à elle avec l'ordre que je devais tout voir.

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J'ai vu un petit hôpital, mais parfaitement équipé, avec une salle d'opération complète dans tous ses détails. L'hôpital avait été consacré aux femmes et aux enfants pauvres avant la guerre. Aujourd'hui, la plupart des salles sont remplies de soldats blessés. J'ai vu une salle remplie de soldats aveugles à qui des religieuses au visage doux apprenaient à lire le braille. La cécité est amère et dure pour n'importe quel homme, mais pour les analphabètes, elle doit être un vide de désespoir. 

J'ai vu une maison pleine de moniales réfugiées des districts envahis de Pologne. J'ai vu un orphelinat rempli d'enfants de soldats tués. Je m'attardai longtemps dans le beau jardin où les moniales étaient au travail, certaines avec leurs habits retroussés, parmi les rangées de pommes de terre, d'autres élaguant les arbres et les haies, d'autres balayant les chemins de gravier avec des balais faits de brindilles, d'autres apprenant aux orphelines à broder aux grands cadres, à tricoter et à coudre. Elles faisaient un tableau fascinant, et je pus à peine les quitter pour voir l'église, qui est l'un des plus beaux petits joyaux d'architecture en Europe. 

Je n'ai jamais vraiment vu cette église, car au moment où nous sommes entrés et où j'ai eu une première impression de sa beauté bleue, blanche et dorée, un messager a ouvert la porte à la hâte, et m'a dit que la Grande Duchesse voulait me voir.
Version française Claude Lopez-Ginisty
d'après
Rheta Childe Dorr
Inside the Russian Revolution
(Chapter XV)
New York, 
The MacMillan Company
1918 

mardi 31 juillet 2018

Interview de la Grande Duchesse Elisabeth Féodorovna avant son martyre (1)

Mrs Rheta Childe Dorr
Ste Elisabeth
Voici le texte d'une interview réalisée en 1917 par la journaliste américaine Rheta Childe Dorr avec la Grande Duchesse Elizabeth, - un an avant son martyre à Alapaevsk.
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La Maison de Marie et Marthe
L'après-midi du jour où Nicolas II, empereur destitué et autocrate de toutes les Russies, avec sa femme et ses enfants quitta Tsarskoe Selo et commença le long voyage vers leur lieu d'exil en Sibérie, je me suis assis dans une chambre de couvent paisible à Moscou et j'ai parlé avec presque le dernier membre de la famille royale qui restait en toute liberté dans l'Empire. 

Il s'agit d'Elizabeth Féodorovna, sœur de l'ancienne impératrice et veuve du Grand-Duc Serge, oncle de l'empereur. Le Grand Duc Serge fut assassiné, réduit en pièces par une bombe, presque sous les yeux de sa femme, par un révolutionnaire le 4 février 1905 -ancien style. Il fut tué en allant rejoindre la Grande Duchesse dans l'une des églises du Kremlin à Moscou. Elle se précipita et vit ses restes mutilés gisant dans la neige. La Grande Duchesse  était connue depuis longtemps comme une femme noble et sainte, et sa conduite après la mort horrible de son mari illustre parfaitement son caractère. 

Elle demanda au tsar de commuer la peine de mort prononcée contre l'assassin, et quand il refusa, elle se rendit à la prison où le misérable attendait sa mort, obtint l'admission dans sa cellule, et presque jusqu'à la fin pria avec lui et le réconforta. Aucun enfant ne lui était jamais né, et après l'événement qui a coupé le dernier lien qui la liait à la vie de la pompe et des paillettes royales, elle se retira de la société et se livra à la religion. 

Dès que possible, elle devint moniale. Sa fortune privée, jusqu'au dernier rouble, les investissements, les palais, les meubles, les trésors d'art, les bijoux, les voitures à moteur, les sables et autres beaux vêtements furent transformés en argent comptant et l'argent utilisé pour construire un couvent et pour fonder un ordre dont elle devint l'higoumène. La Grande Duchesse obéit littéralement à l'édit du Christ au jeune homme riche : "Vends tout ce que tu as et donne-le aux pauvres."

Le couvent de Marie et Marthe, de l'Ordre de la Miséricorde à Moscou, est un témoignage vivant de son grand sacrifice. Au cours des huit dernières années, elle vécut et œuvra parmi ses moniales, dont au moins une dame de la cour, et beaucoup d'entre elles qui sont des femmes de la classe intellectuelle. Certaines moniales venaient de familles modestes, car l'ordre est parfaitement démocratique. 

Tous ceux qui entrent dans la Maison de Marie et Marthe le font avec la compréhension que sa vie doit être consacrée au service, au service spirituel tel celui de Marie des Évangiles, et au service matériel tel que celui que Marthe a rendu à son Seigneur. Les Russes un peu rêveurs et passifs vous diront que le couvent d'Elizabeth Féodorovna est l'une des institutions les plus efficaces de l'Empire, et ils ajoutent généralement : "On dit qu'elle fait travailler ses moniales terriblement dur."

Quand les jours de révolution sont arrivés, en février 1917, une grande foule s'est rendue à la Maison de Marie et Marthe, a défoncé les portes et a envahi les marches du couvent pour demander l'admission. La porte s'ouvrit et une grande femme grave, au costume gris argenté pâle et au voile blanc, sortit dans le porche et demanda à la foule ce qu'elle voulait.

"Nous voulons cette Allemande, cette sœur de l'espion allemand à Tsarskoe Selo, cria la foule. "Nous voulons la Grande Duchesse, femme de Serge."

Grande et blanche, comme un lis, la femme se tenait là. "Je suis la Grande-Duchesse, femme de Serge, répondit-elle d'une voix claire qui flottait au-dessus de la clameur. "Que voulez-vous de moi ?"

"Nous sommes venus vous arrêter", crièrent-ils. 

"Très bien", ce fut la réponse calme qu'ils reçurent. "Si vous voulez m'arrêter, je devrai venir avec vous, bien sûr. Mais j'ai une règle selon laquelle avant de quitter le couvent pour quelque raison que ce soit, je vais toujours à l'église et je prie. Venez avec moi dans l'église, et après avoir prié, j'irai avec vous."

Elle se retourna et traversa le jardin jusqu'à l'église, avec la foule qui la suivait. Tous ceux qui pouvaient s'entasser dans le petit bâtiment la suivirent. Devant la porte de l'autel, elle s'agenouilla, et ses moniales vinrent s'agenouiller autour d'elle en pleurant. La Grande-Duchesse ne pleura pas. Elle pria un moment, s'e signa, puis se leva et tendit les mains à la foule silencieuse et immobile.

"Je suis prête à partir maintenant", dit-elle.

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Mais pas une main ne se leva pour saisir Elizabeth Féodorovna. Ce que Kerensky n'aurait pas pu faire, ce qu'aucune force de police en Russie n'aurait pu faire avec ces hommes ce jour-là, son courage parfait et son humilité le firent. Ce courage effraya et conquit l'hostilité, il dispersa la foule. Cette grande foule d'hommes, ivres de liberté et de sang, rentra tranquillement chez elle, laissant un garde pour protéger le couvent. 

C'est probablement le seul endroit en Russie aujourd'hui où l'on peut dire qu'il existe une inviolabilité absolue pour tous les membres du "bourju"[id est des bourgeois] détesté, comme les bolcheviks appellent les classes intellectuelles.

Version française Claude Lopez-Ginisty
d'après
Rheta Childe Dorr
Inside the Russian Revolution
(Chapter XV)
New York, 
The MacMillan Company
1918 

lundi 30 juillet 2018

Jean-Claude Larchet: Recension / Jean Chrysostome, Panégyriques de martyrs, tome I


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Jean Chrysostome, Panégyriques de martyrs, tome I. Introduction, texte critique, traduction et notes par Nathalie Rambault, avec la collaboration de Pauline Allen, Collection « Sources chrétiennes » n° 595, Cerf, Paris, 2018, 384 p
Saint Jean Chrysostome (v. 349-407) a composé une vingtaine de panégyriques – c’est-à-dire d’éloges – de saints martyrs. Ce nouveau volume de la collection « Sources chrétiennes » en présente cinq, prononcés à Antioche – dont l’illustre prédicateur était alors l’évêque –  entre 386 et 397, dédiés à saint Juventin et saint Maximin, saint Romain, saint Julien, saint Barlaam, et des saints martyrs égyptiens.

Le culte des martyrs a connu un important développement au IVe siècle, et Antioche était alors la deuxième ville après Rome pour le nombre des martyrs vénérés ; saint Jean Chrysostome note même que les tombeaux des martyrs formaient une véritable « ceinture autour de la ville ». Beaucoup de tombeau de martyrs se trouvaient aussi dans la campagne environnante. Certains étaient locaux, d’autres venaient d’ailleurs et leurs reliques avaient été transférées dans ce qui était alors un centre majeur du monde chrétien. Le culte des martyrs est devenu très populaire du fait que de nombreux miracles s’accomplissaient par l’intermédiaire de leurs reliques, et il est intéressant de noter que de ce fait les fêtes en leur honneur attiraient non seulement des chrétiens orthodoxes, mais des hétérodoxes païens et juifs et déplaçaient ainsi des foules immenses.

L’édition critique du texte grec a été réalisée par Nathalie Rambault au Centre for Early Christian Studies de Brisbane (Australie) dirigé par Pauline Allen, bien connue pour ses divers travaux d’édition de qualité et l’une des meilleurs patrologues actuels, qui a également contribué à ce volume en dehors de la partie consacrée à l’histoire du texte et de la traduction. Dans leur introduction, les deux auteures analysent brièvement les cinq homélies du point de vue de leur contenu et des circonstances de leur composition, et présentent le genre littéraire de l’éloge selon lequel elles sont élaborées. Elles expliquent savamment que ce genre emprunte à une forme profane codifiée, mais l’adapte aux spécificités chrétiennes, Jean Chrysostome prenant à cet égard des libertés plus grandes que ses prédécesseurs Basile de Césarée et Grégoire de Nysse.

Le but de ces homélies n’est pas seulement de faire l’éloge des saint martyrs en mettant en évidence leurs vertus, en particulier celles qui sont nécessaires pour supporter paisiblement, voire avec joie, d’atroces souffrances et jusqu’à la mort, en gardant envers le Christ une espérance et une foi intactes. Il est aussi de présenter les martyrs comme des modèles de vie chrétienne, et des réflexions et conseils d’ordre spirituel habitent de ce fait ces éloges.

Ces homélies conservent de ce fait un caractère toujours actuel, mais aussi du fait que l’Église catholique préserve la mémoire des saints, et plus encore l’Église orthodoxe à travers ses vastes services liturgiques et commémoratifs journaliers et sa vénération toujours vivace des reliques. Cette vénération occupe dans la piété une place analogue à celle des icônes, et se trouve pleinement justifiée par la tradition ancienne toujours préservée et la définition de foi du concile de Nicée II. Elle démontre sa pertinence dans les miracles nombreux qui s’accomplissent de nos jours encore en relation avec le fait que les reliques continuent à porter et à faire rayonner les énergies divines incréées dont les saints étaient imprégnés.

Parmi les réflexions et conseils spirituels inspirés à saint Jean Chrysostome par les vies de ces martyrs, on peut en citer trois qui sont caractéristiques :


1) Le martyre ne se limite pas à des souffrances et à une mort physiques endurées pour la foi, mais peut prendre aussi une forme spirituelle dans le combat ascétique et les peines qu’il implique :

« Et comment, va-t-on me dire, est-il possible d’imiter les martyrs puisque ce n’est aujourd’hui plus un temps de persécution ? Oui, je le sais bien moi aussi. Ce n’est pas un temps de persécution, mais c’est un temps pour le martyre. Ce n’est pas un temps pour ce genre de luttes, mais c’est un temps pour les couronnes. Ce ne sont pas des hommes qui persécutent, mais des démons. Ce n’est pas un tyran qui pourchasse, mais c’est le diable, plus cruel que tous les tyrans. Tu ne vois pas devant toi des charbons ardents, mais tu vois brûler la flamme du désir. Les martyrs ont foulé aux pieds les charbons ardents, toi, foule aux pieds le brasier de la nature. Eux ont combattu des bêtes à mains nues, toi, mets une bride à ta colère, cette bête qui n’est ni apprivoisée ni domestiquées. Eux ont résisté à d’insupportables douleurs, toi, rends-toi maître des pensées déplacées et mauvaises qui fermentent dans ton cœur.
Ainsi, tu imiteras les martyrs, car maintenant il ne s’agit pas pour nous de combattre le sang et la chair, mais les autorités, les pouvoirs, les dominateurs du monde des ténèbres, les esprits du mal. Le désir issu de la nature est un feu, un feu inextinguible et permanent. C’est un chien enragé et plein de fureur, et même si mille fois tu le repousses, mille fois il te saute dessus sans lâcher prise. La flamme des charbons ardents est douloureuse, mais celle du désir est plus terrible. Jamais nous n’avons de trêve dans cette guerre, jamais nous n’avons de répit au long de l’existence présente, mais le combat est permanent, afin que la couronne ait de l’éclat. Voilà pourquoi Paul nous donne des armes, puisque c’est toujours le temps de la guerre, puisque l’ennemi est toujours en éveil. »

2) Il est plus facile de s’affliger avec ceux qui souffrent que de se réjouir avec ceux qui se réjouissent :

« Puisque [les martyrs] souffrent avec nous en raison de nos péchés, de même nous, nous nous réjouissons avec eux en raison de leurs hauts faits. C’est ainsi que Paul lui aussi a enjoint d’agir lorsqu’il dit : ”Se réjouir avec ceux qui se réjouissent et pleurer avec ceux qui pleurent”. Or pleurer avec ceux qui pleurent est simple, mais se réjouir avec ceux qui se réjouissent n’est pas particulièrement facile. Oui, nous souffrons plus facilement avec ceux qui sont dans le malheur que nous ne partageons le plaisir de ceux qui jouissent d’un bon renom. Pourquoi donc ? Parce que là, la seule nature du malheur suffit à incliner même une pierre à la compassion ; ici en revanche, la jalousie et l’envie face à la réussite ne permettent pas à celui qui ne s’adonne pas beaucoup à la philosophie de partager leur plaisir. De même en effet que l’amour rassemble et joint ce qui est séparé, de même l’envie sépare ce qui est rassemblé. C’est pourquoi, je vous en prie, exerçons-nous à nous réjouir avec ceux qui jouissent d’un bon renom, afin de purifier notre âme de la jalousie et de l’envie. Non, rien ne chasse autant cette maladie pénible et difficile à guérir que de partager le plaisir de ceux qui vivent dans la vertu. »

3) Le martyre n’a de valeur que par l’amour :

« [Saint Paul] sait, il sait bien qu’il n’y a rien de plus grand, rien qui n’égale l’amour, pas même le martyre lui-même, qui arrive en tête de tous les biens. Et comment ? Écoute : alors que l’amour sans le martyre produit des disciples du Christ, le martyre sans l’amour ne saurait faire de même. D’où vient cette évidence ? Des paroles mêmes du Christ. Il disait en effet à ses disciples : “À ceci, tous sauront que vous êtes mes disciples, si vous vous aimez les uns les autres”. Voilà : l’amour, sans martyre, produit des disciples. Et non seulement le martyre sans amour ne produit pas de disciples, mais il n’est même d’aucune utilité à celui qui l’endure ; écoute Paul le dire : “Si je livre mon corps aux flammes, mais qu’il me manque l’amour, cela ne m’est d’aucune utilité.”
C’est surtout pour cette raison que j’aime ce saint gui aujourd’hui nous a rassemblés, le bienheureux Romain : parce qu’il a montré avec son martyre beaucoup d’amour. »

Jean-Claude Larchet

dimanche 29 juillet 2018

Libby Emmons : La révolution du transhumanisme… L'oppression déguisée en libération

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Le transhumanisme est une idéologie selon laquelle les humains doivent exploiter les progrès technologiques pour jouer un rôle actif et intelligent dans notre propre évolution et l'évolution de notre espèce. Quand nous pensons à ces développements en tant que société, nous avons tendance à les considérer en relation avec l'amélioration de la race humaine dans son ensemble. Cependant, nous devons commencer à considérer les implications profondes en jeu pour la souveraineté de l'individu et la question primordiale de ce que signifie être humain.

Lorsque le mouvement transhumaniste a commencé il y a quelques décennies, ses idées avaient plus de choses en commun avec la science-fiction spéculative qu'avec la réalité. Mais, inspirée par la théorie darwinienne, la notion d'évolution intelligente dirigée par l'homme s'est épanouie parallèlement aux récents développements technologiques. La perspective transhumaniste insiste sur le fait que les humains ont un esprit et un corps distincts, et que ce qui arrive à l'un n'a pas besoin d'affecter l'autre. Ainsi compris, des mouvements apparemment sans rapport entre la biotechnologie, la technologie et la justice sociale se révèlent faire partie du même projet transhumaniste et visent le même objectif : libérer l'être humain des limites du corps.

Pour séparer la conscience du cerveau, il faut bien comprendre ce qu'est la conscience et avoir la certitude qu'elle peut fonctionner indépendamment de l'esprit d'où elle émerge. Les philosophes et les scientifiques s'entendent pour l'instant sur le fait que ces conditions préalables sont hors de notre portée. Cependant, la recherche progresse rapidement. Des expériences de réanimation de cerveaux de porcs abattus sont menées par des neuroscientifiques à Yale. Des recherches visant à créer un diagramme complet des signaux et des connexions du cerveau, dans le but de coder la mémoire et l'identité personnelle et de copier cette information dans un réseau neuronal artificiel, sont en cours. Avec le temps, on espère que cela permettra à une copie des souvenirs et des expériences d'une personne de survivre à la mort de son corps matériel.

Tout cela semble bien tiré par les cheveux - et ça l’est. Mais il en va de même pour toute grande innovation humaine au départ. Il n'est pas surprenant que nous appliquions enfin notre technologie à nous-mêmes. Tant de choses sont déjà possibles ou sur le point de le devenir : contrôler mentalement des membres artificiels prothétiques qui ne sont pas reliés à son corps, recevoir des messages texte directement dans son cerveau, la recherche sur les cellules souches et l'ADN mitochondrial en vue de l'extension de la durée de vie, les organes imprimables en 3-D, les chatbots de Turing [1], les nanorobots faits de brins d'ADN pliés conçus pour réparer le corps d'une manière peu invasive, l'édition de gènes, et tant d'autres exemples.

Toute cette technologie semble très cool et passionnante, et c'est le cas. Elle est imaginative, créative et puissante, mais nous devons accepter la profondeur de ses implications. Si les progrès passés sont une indication quelconque, nous sacrifierons volontiers une partie de notre autonomie au nom cet avancement. Ceux qui veulent copier et télécharger leurs esprits neurologiques dans un système nerveux synthétique et biotechnologique sont peu susceptibles d'être dissuadés par la perspective de renoncer à certaines de leurs capacités existantes. Au service d'une impulsion qui aspire à l'immortalité, nous avons des enfants, nous développons des idées religieuses qui promettent la vie éternelle et recherchons le genre de reconnaissance qui maintient nos noms en vie longtemps après notre mort. Mais avec chaque liberté que nous gagnons grâce à la technologie, nous sacrifions une certaine autonomie. Les téléphones intelligents nous donnent accès à un monde de cartes routières et évitent le besoin d'auto-orientation. La mémoire humaine n'est plus nécessaire pour stocker ou se rappeler beaucoup de choses maintenant que de vastes ressources d'information ne sont plus qu'à un clic de souris. Nous avons déjà volontairement renoncé à tant de choses au nom de l'accès et de la commodité, que nous le remarquons à peine chaque fois que l'on nous demande de renoncer un peu plus.

La poussée transhumaniste vers une réimagination de l'humain, de l'humanité et de notre avenir commun est une composante primaire de trois tendances culturelles croissantes : l'intelligence artificielle, l'augmentation du potentiel humain et le phénomène transgenre. Les moyens de réaliser ces développements transformateurs sont entièrement techniques et promettent la libération de la reproduction, la libération de la maladie et de la mortalité, et la libération du corps lui-même.

Théoriquement, l'intelligence artificielle (IA) fournira le dépôt d'une conscience libérée. Bien que nous n'ayons pas encore bien compris ce qu'est la conscience, cela n'empêchera pas les tentatives expérimentales pour l'isoler et la transférer, l'utiliser pour contrôler des corps qui ne sont pas les nôtres, et l'augmenter avec des biotechnologies ou des technologies dures.

Une fois ces objectifs atteints, l'IA sera le moyen de mise en œuvre. L'IA ne consiste pas seulement à créer des fac-similés d'êtres cognitifs, il s'agit d'augmenter et de compléter la forme humaine originale. L'ajout d'éléments humains à la technologie et de la technologie aux humains fait partie du même projet. On espère que l'IA créera des voies pour relier l'esprit au cloud [2], pour donner à un cerveau augmenté par l'IA un accès instantané à de vastes réserves d'information. Inversement, cela permettra aussi à l'esprit d'être accessible aux autres, permettant l'expérience de la télépathie mentale et l'émergence d'une conscience collective.

L'IA fait déjà des progrès rapides dans la compagnie humaine. Les personnes âgées seules adorent les animaux robotiques, les utilisant comme un réceptacle pour l'amour et l'affection qu'aucun compagnon humain ne souhaite recevoir régulièrement, et sans aucune responsabilité pratique. La demande de robots sexuels continue de croître, car les gens qui manquent d'intimité ou qui veulent poursuivre d’obscurs fantasmes réclament que leurs désirs soient assouvis. Les aides cybernétiques peuvent aider à résoudre les pénuries de personnel infirmier. L'armement militaire renforcé par l'IA peut s'étendre en territoire dangereux, et ainsi de suite.

L'augmentation du potentiel humain, également connu sous le nom de " biohacking"[3], s'est développée à partir d'une combinaison de l'esthétique de la modification du corps et des développements biomédicaux émergents. Sur le visage, le biohacking ressemble à une mode de la contre-culture, née de tendances telles que le tatouage, le piercing ou le dédoublement de la langue. Mais les implications ne se limitent pas à la profondeur de la peau, car les biohackers s'efforcent « d'augmenter » leur corps de manière proactive grâce à la technologie.

Les puces d'identification par radiofréquence (RFID) peuvent maintenant être implantées par voie sous-cutanée et utilisées pour l'identification, les paiements électroniques, l'ouverture des portes de sécurité ou le déchargement d'informations telles que les dossiers médicaux. De cette façon, le corps devient la clé, la carte de débit et le réceptacle d'information que l'esprit ne peut pas retenir. Les implants magnétiques donnent au porteur la perception extra-sensorielle des champs magnétiques, ou la capacité d'exécuter des tours de magie comme attirer les trombones et les capsules de bouteilles au bout du doigt. La communauté des " broyeurs [grinders] ", comme ils se nomment eux-mêmes, favorise l'auto-expérimentation et l'essai de nouveaux hacks corporels sur des participants volontaires, tout comme Jonas Salk a testé sur lui-même pour la première fois son vaccin antipoliomyélitique qui a changé le monde.

Il y a des possibilités illimitées dans ce domaine de recherche et d'application ; le remplacement des membres sains par des prothèses plus performantes, ou des organes par des cœurs, des poumons, des foies, des foies artificiels, au lieu de greffes venant de cadavres. Contrairement aux membres charnus et aux organes avec lesquels nous sommes nés, ces prothèses et remplacements pourront être connectés à une surveillance sans fil, de sorte que leur efficacité pourra être revue et gérée. Lorsque ces dispositifs sont interconnectés, le corps humain fait partie de l'Internet des objets. Tout comme les êtres artificiellement intelligents seront interconnectés, les corps humains seront interconnectés avec d'autres humains et machines.

Ces deux concepts témoignent d'un changement radical dans notre relation avec notre corps et nos enfants. Libérer le corps de la reproduction libère l'humanité de sa propre continuation physique. À première vue, les défenseurs de la reproduction peuvent présenter cela comme un progrès, mais le fait de nous retirer la reproduction de notre corps ne nous libère pas seulement du corps, mais nous soumet aussi à la tyrannie de l'esprit. Retirer au corps la reproduction est avant tout l'élimination des femmes du processus de création de l'être humain. La libération de la reproduction est la libération du sexe, tant dans l'acte que dans la biologie. À ce moment-là, le genre devient vraiment une mode, sans qu'il ne reste de fondement dans l'histoire des origines humaines.

Les défenseurs des transgenres répondront que nous sommes plus l'esprit que le corps, et c'est ce qui fait de l'idéologie transgenre une composante essentielle du mouvement vers l'acceptation transhumaniste, que les défenseurs des transgenres réalisent ou non ce lien (une recherche sur Twitter révèle que beaucoup le font). L'effort en cours pour changer de langage et redéfinir les termes " masculin " et " féminin " pour qu'ils se réfèrent à autre chose que le dimorphisme sexuel, vise à établir un dualisme cartésien corps-esprit dans lequel l'esprit peut dominer le corps à tel point que la subjectivité personnelle peut contredire de manière décisive la réalité biologique. La pratique transgenre est le biohack ultime. L'affirmation selon laquelle une personne est née dans le " mauvais " corps est un rejet total de l'unification corps-esprit, et une affirmation selon laquelle l'esprit et le corps peuvent être si disparates que le corps doit être complètement modifié pour correspondre à la perception que l'esprit a de ce qu'il devrait être.

Contrairement à la perception populaire et à la rhétorique du mouvement transgenre, l'activisme transgenre n'est pas une question de compassion et de dignité. Bien que la défense des transgenres soit formulée dans le langage de l'oppression et de l'identité, l'idée qu'il s'agit simplement de la dernière facette d'une lutte permanente pour les droits civils est une idée fausse. Dans le climat culturel actuel, remettre en question le concept de transgenre, c'est remettre en question le droit des personnes transgenres à exister. Il s'agit d'une stratégie extrêmement efficace qui dissuade les sceptiques de s'enfoncer dans une idéologie en les qualifiant de bigots. Mais les implications de ce transgenre sont si graves et d'une telle portée qu'il faut se poser des questions. L'enjeu n'est pas seulement l'acceptation par la société de personnes ayant des points de vue ou des modes de vie différents, mais les aspects les plus fondamentaux de ce que signifie être humain.

Ce n'est pas une anomalie que le mouvement atteigne son rythme culturel dans le débat sur l’utilisation des pronoms. La première étape pour changer la façon dont nous pensons à notre corps et ce que signifie être humain est de changer la façon dont nous parlons de ces choses. Les codes du langage transgenre exigent que nous renoncions aux fondements de notre corps en biologie et que nous les considérions plutôt comme des constructions d'attentes sociétales arbitraires (et quelque peu injustes). Nous ne devons pas considérer la " mère " et le " père " comme des termes reproductifs, mais comme des relations culturellement spécifiées. Cet effort agressif pour changer et contrôler l'utilisation du langage, et pour redéfinir des termes comme " mâle " et " femelle " pour nier la différence sexuelle caractéristique de tous les mammifères, est conçu pour découpler l'esprit du corps et des humains de la logique évolutionnaire et reproductrice. Au lieu de cela, une idéologie de l'émotion doit dominer la réalité biologique.

Avec l'acceptation généralisée de l'augmentation du potentiel humain, de la biotechnologie, de l'IA et du mouvement transgenre, nous retirons le facteur du corps humain et l'accordons entièrement à l'esprit. Mais notre humanité n'est pas dans notre conscience, mais dans les corps biologiques d'où provient cette conscience.

Ce sont nos corps qui souffrent de douleurs et de sensations spectaculaires, et qui alimentent nos esprits avec des données sur le monde extérieur et sur notre relation avec lui. Sous ses différentes formes, le transhumanisme est une tentative de réifier un dualisme illusoire entre le corps et l'esprit qui a des conséquences bien au-delà de ce que l'on peut imaginer aujourd'hui. C'est une idée qui progresse sans être circonscrite. Tant que les transhumanistes sont les seuls à se concentrer sur la question, ils peuvent effectuer d'énormes changements en l'absence d'une large base constituante, parce que les conversations sur l'éthique sont à la traîne par rapport aux énormes progrès de la technologie et de la politique identitaire.

Mais les préoccupations que nous percevons comme étant en marge de la culture, ou ésotériques et vaguement pertinentes pour un avenir lointain, font en fait partie d'une redéfinition idéologique géante de l'humanité.

Si nous n'assistons pas à ces débats et à leurs implications, nous allons nous réveiller un jour pour constater que les développements nous ont dépassés, qu'il est trop tard, et que nos corps n'ont aucune importance.

Ce que nous oublions, c'est que l'esprit doit servir l'humanité du corps - dans la souffrance, la joie, le plaisir, la douleur, les chatouilles, les démangeaisons, voire la mort. Sans cette soumission, le mental n'est rien d'autre que l'ego, sans aucun contrôle sur son pouvoir ou son influence. Etre un esprit sans corps, c'est n'avoir aucune relation avec le monde physique, et aucun enjeu dans ce monde.

Si nous nous percevons nous-mêmes et les autres comme des esprits désincarnés pilotant des machines à viande - des corps de simple matière qui n'ont pas d'importance - quelle horreur serons-nous capables d'infliger aux corps des autres ? Quand nous renonçons à notre humanité, nous oublions ce que signifie infliger de la douleur et souffrir.

Le choix, le facteur déterminant, réside dans chaque individu seul. Les transhumanistes ont raison sur au moins un point : la responsabilité de l'humanité n'incombe pas à l'État, ni à aucune ONG, mais à chacun d'entre nous.

En accordant à l'esprit le pouvoir complet et l'autorité sur la chair, nous ne nous libérons pas nous-mêmes, mais nous nous soumettons à l'oppression d'une conscience que nous ne comprenons pas encore correctement. Le risque est que nous ne réalisions que tardivement que le transhumanisme est une oppression déguisée en libération.

Version française Claude Lopez-Ginisty
d’après
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NOTES :
[1] Chatbots : Il s’agit  de robots qui peuvent converser (to chat :bavarder) et sont programmés pour le faire. La question est de savoir si la question de Turing, un robot peut-il être aussi intelligent qu’un être humain ?
Le brillant mathématicien britannique fit un test pour vérifier la présence d'esprit, ou de pensée, ou d'intelligence dans une machine. En termes plus simples, il s'agit d'un test pour vérifier si une machine peut imiter l'intelligence humaine. En d'autres termes, si une machine peut tromper un humain et faire croire aux humains qu'il s'agit d'un humain, la machine réussit le test (un ordinateur a ainsi battu le champion d’échec Kasparov en 1997).

[2] Pour le cloud voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Cloud_computing

[3]Les biohackeurs cherchent à optimiser leur cerveau, leur concentration, à avoir une santé optimale et ils désirent éviter ou guérir de maladies de civilisation (alzeihmer, cancer, maladies auto-immmunes… ) par des moyens non-conventionnels.

Sur l’auteur de l’article
Libby Emmons

Libby Emmons Elle est une dramaturge qui a obtenu de nombreux prix, qui a publié ses écrits chez Quillette, Smith & Krause, Applause Books, New York Theatre Review, Narratively, The Federalist, Spill, Liberty Island et elle publie semi-régulièrement dans le blog li88yinc.com.