mercredi 1 août 2018

Interview de la Grande Duchesse Elisabeth Féodorovna avant son martyre (2)

Mrs Rheta Childe Dorr 

Ste Elisabeth Féodorovna

Le jour d'août, où j'ai sonné la cloche de l'énorme porte brune du couvent, je ne savais pas vraiment que je devais voir a Grande Duchesse et lui parler. M. William L. Cazalet, de Moscou, l'ami qui m'y  emmena, doutait beaucoup que je puisse être reçu ainsi de manière informelle, sans rendez-vous préalable. La gravité de l'époque, et surtout la situation de la famille Romanov, plaçait la Grande Duchesse épouse de Serge dans une position d'extrême délicatesse, et M. Cazalet dit franchement qu'il s'attendait à ce qu'elle vive dans une retraite stricte. Le mieux qu'il pouvait promettre, dit-il, c'était que je devais voir le couvent, où l'une de ses jeunes cousines était moniale.

Le couvent, qui est situé au cœur de Moscou, est un ensemble de maisons de pierre blanche et de stuc construit autour d'un vieux jardin et entouré d'un haut mur blanc, sur lequel les vignes et le feuillage se balancent et tombent. Une clé a tourné, la porte brune s'est ouverte sur notre anneau et nous sommes entrés dans un jardin qui déborde des plus riches fleurs. Je me souviens des pois de senteur roses et blancs contre le mur, des lys madonna blancs qui s’inclinaient vers le bas, et du tapis de gaies verveines qui courait le long du chemin menant à la porte du couvent. Il y avait beaucoup de vieux pommiers et une forêt de lilas, pourpres et blancs.

Dans sa petite chambre, combinaison de bureau et de salon, nous fûmes reçus par la directrice exécutive du couvent, Mme Gardeeve, amie intime d'Elizabeth Féodorovna depuis de nombreuses années. 

Comme la Grande Duchesse, elle avait eu une vie pleine de larmes et de tribulations, malgré son rang et sa richesse, et quand la Grande Duchesse prit le voile, elle suivit son exemple et devint moniale. Les affaires du couvent sont traitées sous sa direction, et avec la plus grande compétence, m'a-t-on dit. L'efficacité et l'habileté sont inscrites dans tous les traits du beau visage de Mme Gardeeve, dans sa voix nette et claire et dans ses mouvements rapides mais gracieux. Sa prononciation était une joie à entendre, une joie particulière pour moi, car j'ai du mal à comprendre le français plutôt indistinct parlé par le Russe moyen. Le français de Mme Gardeeve était de ce genre parfait que l'on entend plus souvent à Tours qu'à Paris ou ailleurs. J'ai tout compris. 

Femme du monde jusqu'au bout des doigts, Mme Gardeeve portait l'habit pittoresque de l'ordre avec la même grâce qu'elle aurait porté la dernière création des maisons de couture. Elle a souri et bavardé avec M. Cazalet, qui est très bien connu dans le couvent, et qui a été très gentil et cordial pour moi. Après quelques minutes de conversation, mon ami lui a dit que je lui avais dit des choses extrêmement intéressantes sur les écoles publiques en Amérique et qu'il voulait que je les lui répète.

Je lui ai donc parlé des expériences extraordinaires qui ont été menées à Gary, en Indiana, et du travail qui se faisait à New York et ailleurs pour donner aux enfants, riches et pauvres, l'éducation complète qu'ils méritent. Pendant que je parlais, elle s'exclamait de temps en temps : "Mais c'est excellent ! Je trouve cela admirable ! La Grande Duchesse devrait en entendre parler !"
J'ai dit avec espoir que j'aimerais beaucoup rencontrer la Grande Duchesse et elle m'a répondu qu'elle pensait que cela pourrait être arrangé. Pas aujourd'hui, cependant, car l’emploi du temps de la Grande Duchesse était complètement rempli. 

Combien de temps m'attendais-je à rester à Moscou ? Une semaine ? Cela pourrait certainement être arrangé, pensa-t-elle. En attendant, qu'est-ce que j'aimerais voir le couvent ? Tout ? Elle rit et toucha une petite clochette sur le bureau à côté d'elle. Une petite moniale apparut et Mme Gardeeve me confia à elle avec l'ordre que je devais tout voir.

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J'ai vu un petit hôpital, mais parfaitement équipé, avec une salle d'opération complète dans tous ses détails. L'hôpital avait été consacré aux femmes et aux enfants pauvres avant la guerre. Aujourd'hui, la plupart des salles sont remplies de soldats blessés. J'ai vu une salle remplie de soldats aveugles à qui des religieuses au visage doux apprenaient à lire le braille. La cécité est amère et dure pour n'importe quel homme, mais pour les analphabètes, elle doit être un vide de désespoir. 

J'ai vu une maison pleine de moniales réfugiées des districts envahis de Pologne. J'ai vu un orphelinat rempli d'enfants de soldats tués. Je m'attardai longtemps dans le beau jardin où les moniales étaient au travail, certaines avec leurs habits retroussés, parmi les rangées de pommes de terre, d'autres élaguant les arbres et les haies, d'autres balayant les chemins de gravier avec des balais faits de brindilles, d'autres apprenant aux orphelines à broder aux grands cadres, à tricoter et à coudre. Elles faisaient un tableau fascinant, et je pus à peine les quitter pour voir l'église, qui est l'un des plus beaux petits joyaux d'architecture en Europe. 

Je n'ai jamais vraiment vu cette église, car au moment où nous sommes entrés et où j'ai eu une première impression de sa beauté bleue, blanche et dorée, un messager a ouvert la porte à la hâte, et m'a dit que la Grande Duchesse voulait me voir.
Version française Claude Lopez-Ginisty
d'après
Rheta Childe Dorr
Inside the Russian Revolution
(Chapter XV)
New York, 
The MacMillan Company
1918 

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