mardi 31 juillet 2018

Interview de la Grande Duchesse Elisabeth Féodorovna avant son martyre (1)

Mrs Rheta Childe Dorr
Ste Elisabeth
Voici le texte d'une interview réalisée en 1917 par la journaliste américaine Rheta Childe Dorr avec la Grande Duchesse Elizabeth, - un an avant son martyre à Alapaevsk.
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La Maison de Marie et Marthe
L'après-midi du jour où Nicolas II, empereur destitué et autocrate de toutes les Russies, avec sa femme et ses enfants quitta Tsarskoe Selo et commença le long voyage vers leur lieu d'exil en Sibérie, je me suis assis dans une chambre de couvent paisible à Moscou et j'ai parlé avec presque le dernier membre de la famille royale qui restait en toute liberté dans l'Empire. 

Il s'agit d'Elizabeth Féodorovna, sœur de l'ancienne impératrice et veuve du Grand-Duc Serge, oncle de l'empereur. Le Grand Duc Serge fut assassiné, réduit en pièces par une bombe, presque sous les yeux de sa femme, par un révolutionnaire le 4 février 1905 -ancien style. Il fut tué en allant rejoindre la Grande Duchesse dans l'une des églises du Kremlin à Moscou. Elle se précipita et vit ses restes mutilés gisant dans la neige. La Grande Duchesse  était connue depuis longtemps comme une femme noble et sainte, et sa conduite après la mort horrible de son mari illustre parfaitement son caractère. 

Elle demanda au tsar de commuer la peine de mort prononcée contre l'assassin, et quand il refusa, elle se rendit à la prison où le misérable attendait sa mort, obtint l'admission dans sa cellule, et presque jusqu'à la fin pria avec lui et le réconforta. Aucun enfant ne lui était jamais né, et après l'événement qui a coupé le dernier lien qui la liait à la vie de la pompe et des paillettes royales, elle se retira de la société et se livra à la religion. 

Dès que possible, elle devint moniale. Sa fortune privée, jusqu'au dernier rouble, les investissements, les palais, les meubles, les trésors d'art, les bijoux, les voitures à moteur, les sables et autres beaux vêtements furent transformés en argent comptant et l'argent utilisé pour construire un couvent et pour fonder un ordre dont elle devint l'higoumène. La Grande Duchesse obéit littéralement à l'édit du Christ au jeune homme riche : "Vends tout ce que tu as et donne-le aux pauvres."

Le couvent de Marie et Marthe, de l'Ordre de la Miséricorde à Moscou, est un témoignage vivant de son grand sacrifice. Au cours des huit dernières années, elle vécut et œuvra parmi ses moniales, dont au moins une dame de la cour, et beaucoup d'entre elles qui sont des femmes de la classe intellectuelle. Certaines moniales venaient de familles modestes, car l'ordre est parfaitement démocratique. 

Tous ceux qui entrent dans la Maison de Marie et Marthe le font avec la compréhension que sa vie doit être consacrée au service, au service spirituel tel celui de Marie des Évangiles, et au service matériel tel que celui que Marthe a rendu à son Seigneur. Les Russes un peu rêveurs et passifs vous diront que le couvent d'Elizabeth Féodorovna est l'une des institutions les plus efficaces de l'Empire, et ils ajoutent généralement : "On dit qu'elle fait travailler ses moniales terriblement dur."

Quand les jours de révolution sont arrivés, en février 1917, une grande foule s'est rendue à la Maison de Marie et Marthe, a défoncé les portes et a envahi les marches du couvent pour demander l'admission. La porte s'ouvrit et une grande femme grave, au costume gris argenté pâle et au voile blanc, sortit dans le porche et demanda à la foule ce qu'elle voulait.

"Nous voulons cette Allemande, cette sœur de l'espion allemand à Tsarskoe Selo, cria la foule. "Nous voulons la Grande Duchesse, femme de Serge."

Grande et blanche, comme un lis, la femme se tenait là. "Je suis la Grande-Duchesse, femme de Serge, répondit-elle d'une voix claire qui flottait au-dessus de la clameur. "Que voulez-vous de moi ?"

"Nous sommes venus vous arrêter", crièrent-ils. 

"Très bien", ce fut la réponse calme qu'ils reçurent. "Si vous voulez m'arrêter, je devrai venir avec vous, bien sûr. Mais j'ai une règle selon laquelle avant de quitter le couvent pour quelque raison que ce soit, je vais toujours à l'église et je prie. Venez avec moi dans l'église, et après avoir prié, j'irai avec vous."

Elle se retourna et traversa le jardin jusqu'à l'église, avec la foule qui la suivait. Tous ceux qui pouvaient s'entasser dans le petit bâtiment la suivirent. Devant la porte de l'autel, elle s'agenouilla, et ses moniales vinrent s'agenouiller autour d'elle en pleurant. La Grande-Duchesse ne pleura pas. Elle pria un moment, s'e signa, puis se leva et tendit les mains à la foule silencieuse et immobile.

"Je suis prête à partir maintenant", dit-elle.

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Mais pas une main ne se leva pour saisir Elizabeth Féodorovna. Ce que Kerensky n'aurait pas pu faire, ce qu'aucune force de police en Russie n'aurait pu faire avec ces hommes ce jour-là, son courage parfait et son humilité le firent. Ce courage effraya et conquit l'hostilité, il dispersa la foule. Cette grande foule d'hommes, ivres de liberté et de sang, rentra tranquillement chez elle, laissant un garde pour protéger le couvent. 

C'est probablement le seul endroit en Russie aujourd'hui où l'on peut dire qu'il existe une inviolabilité absolue pour tous les membres du "bourju"[id est des bourgeois] détesté, comme les bolcheviks appellent les classes intellectuelles.

Version française Claude Lopez-Ginisty
d'après
Rheta Childe Dorr
Inside the Russian Revolution
(Chapter XV)
New York, 
The MacMillan Company
1918 

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