samedi 16 mars 2013

Archimandrite Tikhon (Chevkounov) saints de tous les jours et autres récits (7/8)



Notre famille n’ayant jamais eu de voiture, lorsque je traversais les vastes espaces de la région de Pskov dans la Zaporojets noire du père Rafaïl, je croyais son style de conduite tout à fait banal. Je ne devinai que bien plus tard que ce n’était pas absolument exact. Le père Rafaïl était un excellent conducteur : à Tchistopol, il n’avait pas fait que des courses à vélo, il avait aussi participé à des rallyes automobiles au niveau régional. Il ne freinait que pour s’arrêter. Dans tous les autres cas, il fonçait. Il préférait ne pas utiliser les freins afin, comme il le disait, de ne pas user leurs sabots. Il pouvait aussi, tout en roulant, se mettre tout à coup à arranger le volant, l’enlever et fourrager dans la colonne de direction. Et, juste au dernier moment, remettre le volant en place et prendre un tournant. J’étais habitué à ce type de conduite, mais certains passagers s’en effrayaient au point d’en perdre l’usage de la parole. 
Un jour où nous roulions vers Pskov, nous aperçûmes au bord de la route, à une bonne soixantaine de kilomètres de la ville, un prêtre faisant du stop. Nous le connaissions bien : c’était le père Gueorgui, un peintre de Saint-Pétersbourg qui avait choisi la prêtrise et était venu officier dans une paroisse de l’éparchie de Pskov. 
Je m’assis à l’arrière, et lui, à côté du chauffeur, et nous redémarrâmes. Le père Gueorgui s’accrocha aussitôt aux accoudoirs et, tout tendu, regarda droit devant lui. Comprenant que notre coéquipier n’avait guère envie de soutenir la conversation, nous parlâmes de nos problèmes. Au bout de quelque temps, le père Rafaïl marmonna que la voiture se déportait et que le volant faisait encore des siennes. Sur un tronçon de ligne droite, il l’ôta, comme à l’accoutumée, sans ralentir, et se pencha vers la colonne de direction tout en surveillant d’un oeil la route. Et tout en maudissant, par habitude, le pouvoir soviétique incapable de fabriquer des automobiles correctes. Un tournant se profilait et j’en prévins le père. Il regarda la route, corrigea encore quelque chose dans la direction et tenta enfin de remettre le volant en place. Mais celui-ci ne voulait pas. 
– Père, ça approche, fis-je remarquer, signifiant par là que l’on ne pourrait tourner sans volant. 
Le père Rafaïl se dépêcha, mais sans décélérer. Il parvint à la dernière minute à remettre le volant, braqua brusquement et nous fit traverser sans encombres la zone dangereuse. Encore quelques critiques à notre industrie automobile, puis nous passâmes à un sujet tout aussi captivant. Nous avions déjà oublié l’incident quand du siège avant s’éleva le cri inhumain du père Gueorgui : 
– Arrête !!! Arrête !!! 
Le père Rafaïl en fut si épouvanté qu’il passa outre tous ses principes et appuya sur les freins. 
– Que vous arrive-t-il, père ?! demandâmes-nous d’une seule voix. 
En guise de réponse, le père Gueorgui bondit hors de la voiture. Une fois sur la chaussée, il passa la tête par la portière et s’écria :
 – Plus jamais ! Tu entends ? Plus jamais je ne monterai dans ta voiture ! 
Nous comprîmes alors que les manipulations du volant l’avaient mis au bord de la syncope. Nous lui demandâmes pardon, promîmes de rouler désormais doucement et en faisant bien attention, mais il refusa catégoriquement de revenir à bord de la Zaporojets noire. Il s’éloigna et se remit à faire du stop, nous incendiant de temps à autre du regard. 
Malgré le côté, avouons-le, voyou du père Rafaïl, tous remarquaient non seulement l’efficacité de ses prières, mais la force de sa bénédiction sacerdotale. 
Un jour, nous nous disputâmes. Je ne me souviens plus à quel sujet, mais je lui fis la tête. C’était la fête patronale de la Dormition, à Petchory, mais j’étais si fâché que je décidai de rentrer à Moscou sans attendre l’office de l’Ensevelissement de l’epitaphios de la Très Sainte Vierge qui se déroule au monastère le surlendemain de la Dormition. 
Juste avant de partir, tout en m’efforçant de marquer mon indifférence et mon indépendance, je m’approchai du père Rafaïl afin de recevoir sa bénédiction pour mon voyage. 
– Comment osez-vous quitter l’enterrement de la Mère de Dieu, Gueorgui Alexandrovitch ? me demanda-t-il stupéfait. Je ne vous donnerai ma bénédiction pour rien au monde ! Restez prier ce soir lors de l’Ensevelissement et vous repartirez après. 
– Ah c’est comme ça ?! m’indignai-je. Eh bien, faites comme vous voulez ! D’ailleurs la fête principale, celle de la Dormition, a déjà eu lieu. N’importe quel autre père du monastère me donnera sa bénédiction. 
Je lui tournai le dos et m’éloignai. Malheureusement, je ne rencontrai aucun prêtre. Tous se préparaient au long office du soir ou s’adonnaient à leurs travaux monastiques. Il restait peu de temps avant le départ du train et je me pressai d’aller prendre le car. À la gare routière m’attendait une autre tentation : il n’y avait pas de billets pour Pskov. Mais cela ne m’arrêta pas. J’insistai auprès de la caissière et elle finit par me trouver un billet pour un car incommode qui me permettait bien d’avoir mon train, mais n’atteignait Pskov qu’après un long détour par les villages environnants. maisons de bois trempées de pluie et les tristes champs labourés du Nord. 
J’étais on ne peut plus déprimé. J’avais le coeur lourd à cause de cette dispute avec le père Rafaïl que j’aimais pourtant beaucoup. Sans compter mes remords d’avoir abandonné la cérémonie de l’Ensevelissement de l’epitaphios et d’être parti sans avoir reçu de bénédiction pour mon voyage… 
« Où en suis-je arrivé ! », telle fut la phrase qui me traversa l’esprit dans ce car antédiluvien qui lambinait avec force cahots. Après avoir desservi les bourgs des environs, nous roulâmes enfin plus vivement sur la route de Pskov. Par la fenêtre, j’aperçus une petite Jigouli rouge qui tentait de nous dépasser. Je la suivis d’un regard distrait et la vis foncer, mais nous ayant doublés, elle effectua un brusque virage à droite et se retrouva sous les roues de notre Ikarous. On entendit un bruit grinçant de ferraille et le hurlement des freins. Les voyageurs furent projetés vers l’avant. Tous poussèrent des cris… Et moi, plus fort que tout le monde, car je soupçonnai aussitôt que c’était à cause de moi ! Cela peut paraître bête et ridicule, mais quand j’évoque cette histoire, survenue il y a longtemps, je suis encore persuadé que ce qui se passa fut dû à mes péchés, à mon entêtement et à ma désobéissance. Mais dans la panique générale, personne ne prêta alors la moindre attention à mes cris. Le car entraîna la voiture sur plusieurs mètres encore, puis s’arrêta. Notre chauffeur ouvrit la porte et se rua vers l’auto que son véhicule avait heurtée. Le car surplombait littéralement la petite Jigouli. Les passagers se précipitèrent à leur tour et restèrent pétrifiés devant l’auto toute cabossée. Soudain, sa portière s’ouvrit en grinçant et un énorme terre-neuve noir en bondit. Le chien se mit à geindre de façon déchirante et prit la fuite sur la chaussée. Je n’avais jamais vu de chien, même épouvanté, replier à ce point la queue jusqu’à la gorge. Une petite fille d’une douzaine d’années sortit aussi de la voiture. Grâce à Dieu, elle était indemne !
 « Prince ! Prince ! Reviens ! » cria-t-elle à l’adresse de l’animal, s’élançant à sa poursuite. 
Notre chauffeur aida le conducteur à s’extirper de sa voiture. Il n’y avait personne d’autre à bord. Apparemment, il n’avait pas de lésions graves, mais l’accident l’avait fortement secoué et son visage était marqué de bleus. La petite Jigouli du pauvre homme était hors d’usage. Les voyageurs du car, voyant tout le monde sain et sauf, échangèrent des propos avec soulagement. Je ressentis soudain une fureur encore plus grande contre mon sort. Avec une dizaine de passagers, je me mis à faire du stop dans l’espoir de parvenir à Pskov. Je m’enferrai dans mon obstination : il en serait, de toute façon, comme j’en avais décidé ! Je partirais pour Moscou coûte que coûte ! Je levai le pouce et sautillai sur le macadam pendant un quart d’heure, mais personne ne s’arrêtait, car nous étions trop nombreux autour du car à vouloir aller à Pskov.
 Finalement, je compris en regardant ma montre que je raterais mon train, quelles que soient les circonstances. Au bout de quelques minutes, un car de ligne en provenance de Pskov s’arrêta et son chauffeur proposa d’emmener ceux qui le souhaitaient à Petchory. 
Je n’avais pas le choix et je fus bientôt ramené à l’endroit que j’avais fui de façon si honteuse. L’office de l’Ensevelissement de l’epitaphios de la Mère de Dieu avait débuté. Selon la tradition, il se déroulait à l’air libre, sur la place près de la cathédrale de saint Mikhaïl. Je cherchai le père Rafaïl. Il ne fut absolument pas étonné de me revoir. 
– Ah ! Gueorgui Alexandrovitch, c’est vous ! 
– Pardonnez-moi, père, lui dis-je. – 
Après l’office, nous irons faire une petite visite à l’Ancien ? 
J’acquiesçai, me mis à ses côtés, et nous ne nous laissâmes plus distraire de la prière. [...]



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vendredi 15 mars 2013

Archimandrite Tikhon (Chevkounov) saints de tous les jours et autres récits (6/8)


Un matin, à la veille de la fête de la Sainte Trinité, nous allâmes en forêt, le père Rafaïl, Ilia Danilovitch et moi, chercher des jeunes bouleaux afin de décorer l’église, selon la tradition. Mais quand nous nous mîmes à la tâche, je fus triste pour ces arbustes : ils avaient poussé, grandi, et voilà que tout à coup on les abattait pour les placer pendant deux misérables jours dans une église. Mes gémissements indignèrent le père Rafaïl : 
– Vous n’y comprenez rien, Gueorgui Alexandrovitch ! Le bouleau sera heureux de participer à la beauté de l’église du Seigneur. 
Mais le père Rafaïl pouvait tout aussi bien se faire responsable de quelques arbres que de l’univers tout entier. Je me souviens d’une nuit de printemps où nous marchions en compagnie du père Nikita sur un merveilleux sentier de forêt, dans les environs de Borovik. Le ciel étoilé était à cette heure tardive si superbe que nous fûmes involontairement emplis d’admiration. 
« Est-il possible que ce bel et immense univers, ce nombre infini de mondes soient créés par Dieu pour nous seuls, nous, habitants de cette minuscule planète qui ne peut être en rien comparée à l’infinitude de l’univers ? », pensai-je. 
Je fis part de cette méditation lyrique à mes compagnons, et le père Rafaïl dissipa aussitôt mes doutes, avec audace et sans hésitation :
 – Il n’y a de vie raisonnable nulle part ailleurs que sur la Terre, me dit-il. Et il s’expliqua : car si elle existait ailleurs le Seigneur l’aurait révélé à Moïse quand celui-ci écrivit la Genèse. Et Moïse nous l’aurait laissé entendre, ne serait-ce que par une allusion. Donc n’en doutez pas, Gueorgui Alexandrovitch : l’univers est créé par Dieu uniquement pour l’homme !
 – Alors pourquoi y a-t-il ces myriades infinies d’étoiles au-dessus de nos têtes ? 
– C’est pour que tu comprennes en les regardant la toute-puissance de Dieu. 
Mais ce n’était pas tout ! Le père Rafaïl répondait parfois non seulement de l’univers, mais du Seigneur lui-même ! Un jour, la question fut de savoir s’il y avait des hommes que Dieu n’aimait pas. Tout le monde s’empressa de donner la réponse académique : « Dieu aime tous les hommes. » 
Mais le père Rafaïl dit soudain : 
– Ce n’est pas exact ! Le Seigneur n’aime pas les timorés ! 
Il avait des relations très simples avec les gens. Un jour, une voisine vint lui apporter un bocal de cornichons. 
– Prends-les, toi au moins, père ! De toute façon, ils sont perdus, soupira-t-elle. 
– D’accord, donne ! fit le père, magnanime. Si tu as du mal à les jeter, j’irai les porter moi-même à la décharge. 
Une visiteuse de Moscou venait voir le père Rafaïl, mais ne voulait pas porter de foulard sur la tête. Le père Rafaïl lui dit avec sévérité : 
– Vous revenez sans foulard ? Je vais vous clouer un paillasson sur la tête ! La jeune fille fut si effrayée qu’elle n’enleva plus jamais son foulard. On dit qu’elle dormait même avec. Nous étions frappés par sa façon de traiter ceux qui l’offensaient ou qui le détestaient. Et il y en eut. Notamment parmi ses confrères prêtres. 
Le père Rafaïl ne se permettait jamais ni mots désagréables à leur égard, ni ton qui juge. D’ailleurs il ne jugeait jamais. Il lui arrivait seulement parfois de ronchonner contre le pouvoir soviétique. Il avait un rapport particulier à celui-ci. 
D’un côté le pouvoir soviétique de ces années-là était à ce point omniprésent qu’il nous empêchait parfois de vivre. Mais d’un autre, il ne semblait pas exister pour nous. Nous vivions en l’ignorant. Et en ce sens, nous comprenions mal les croyants dissidents qui se fixaient pour principal but de lutter contre lui. Pour nous il était très clair que ce pouvoir prendrait fin de lui-même et s’effondrerait superbement. En attendant, il pouvait vous gâcher la vie : vous mettre en prison ou en hôpital psychiatrique, vous traquer ou tout simplement vous assassiner. Mais nous croyions que rien n’arriverait sans la Divine Providence. 
Comme le disait l’antique moine et ascète Forst : « Si Dieu veut que je vive, Il sait comment arranger ça. Et s’Il ne le veut pas, alors pourquoi devrais-je vivre ? » 
Le père Rafaïl prenait de temps à autre plaisir à taquiner les autorités de la région et du district. Surtout quand il était amené à être à la fois le doyen d’une église de campagne et son unique prêtre. Sa fonction l’obligeait à déclarer chaque année le nombre de baptêmes et de mariages. 
Dans ses rapports, il citait des nombres à quatre chiffres de couples qu’il avait unis et d’enfants qu’il avait baptisés si bien que le conseil local aux Affaires religieuses en était pris de panique. Finissant par percer ses polissonneries, le conseil répondait par une véritable haine et lui faisait cruellement payer son arithmétique, sa Zaporojets noire à petits rideaux blancs et ses centaines de visiteurs. Mais le père Rafaïl ne se laissait jamais abattre, même quand il devait déménager d’une paroisse à l’autre plusieurs fois par an, à l’instigation des fonctionnaires du conseil aux Affaires religieuses. 
Dans ces années-là, nous déplorions qu’il y ait si peu de littérature spirituelle en Russie. Éditer des livres religieux, en dehors des tirages de misère autorisés, était non seulement interdit mais passible de poursuites pénales. 
Un jour, nous commençâmes à tirer des plans sur la comète et imaginer que nous installerions une imprimerie dans le skit du père Dossifeï. Nous nous laissâmes tellement entraîner par nos rêves que nous discutâmes de la future maison d’éditions avec bon nombre de nos connaissances. À la veille du 7 novembre, le père Rafaïl vint à Moscou chercher des pièces de rechange et il s’arrêta chez moi pour une journée. Nous décidâmes de repartir ensemble pour sa paroisse, car les fêtes de novembre me donnaient presque une semaine de congés.
 Le soir, le père Rafaïl était dans ma chambre et bavardait au téléphone avec des amis pour passer le temps avant de reprendre le train. Mais la ligne grésillait et craquait. Supposant que le KGB écoutait, le père se mit à déblatérer sur le pouvoir soviétique, incapable disait-il, d’utiliser des tables d’écoutes de bonne qualité. Je m’inquiétai et fis remarquer au père que c’était peut-être le cas. Mais cela ne fit que l’exciter. 
– Et voilà Gueorgui Alexandrovitch à moitié mort de frousse ! s’indignat- il d’une voix forte. Ça ne fait rien, camarades komsomols et bolcheviks ! Bientôt le pouvoir soviétique va s’effondrer et qu’est-ce que vous ferez ? Nous, en attendant, nous allons commencer à nous préparer à publier des livres, à installer une imprimerie clandestine dans le skit ! Et nous aurons encore l’occasion de vous baptiser et de vous unir à l’Église vous aussi, camarades komsomols et bolcheviks ! Et autres fantaisies de la même eau. 
Je m’énervai, puis décidai de ne plus m’en faire et cessai de l’écouter. Comme toujours, nous fonçâmes à la gare à la dernière minute. Le père Rafaïl aimait l’exercice de haute voltige qui consistait à s’élancer sur le marchepied du dernier wagon d’un train qui démarrait. Mais avant d’en arriver là, il agaçait tout son monde : 
– Père, il ne reste qu’une heure avant le départ du train ! le prévenions-nous.
 – Encore une heure ? Alors on a le temps de mettre la tchifiroire en route. Il voulait dire la bouilloire. Tchifiroire était un terme des camps qui nous venait du père Viktor. On mettait donc de l’eau à bouillir, puis ceux qui avaient eu l’imprudence de vouloir partir avec le père Rafaïl soupiraient nerveusement et s’asseyaient pour prendre le thé. 
– Père ! Il ne reste plus qu’une demi-heure avant le départ ! Et nous avons vingt-cinq minutes de trajet ! le suppliions-nous, désespérés. 
– Encore une petite tasse ou deux, disait le père sans rendre les armes. Si personne ne sombrait dans l’hystérie tout se passait généralement bien. Le père Rafaïl, à un moment qu’il était le seul à connaître, demandait enfin tout étonné : 
– Qu’est-ce qu’on fait assis ? C’est comme ça qu’on arrive en retard ! Tous les partants, emplis de reconnaissance pour la chance qu’il leur offrait de s’en aller, bondissaient de leur siège et se précipitaient à la gare. Et bien qu’il nous fût arrivé en une ou deux occasions de voir le train s’éloigner sous nos yeux, ce petit jeu se répétait à chaque fois.
 Le soir où avait eu lieu ce bavardage téléphonique sur les skit et les éditions, nous n’avions pas raté notre train. Nous arrivâmes à Pskov et allâmes aussitôt rendre visite au père Nikita. Nous lui apportions des livres, des provisions et, une fois réunis, nous entreprîmes de lire à haute voix un ouvrage que nous nous étions procurés à Moscou : Le Starets Silouane. 
En ces jours de novembre, il faisait un temps clair, un léger froid hivernal, et le soleil brillait de tout son éclat. Le matin, une fois les prières d’usage récitées, nous prîmes à nouveau place pour lire. Mais notre paisible lecture fut soudain interrompue par le bruit de plusieurs voitures qui arrivaient dans la rue. C’était curieux pour un trou perdu comme Borovik. Nous regardâmes par la fenêtre et comprîmes que nous avions de la visite. Des miliciens et des civils en imperméables et chapeaux mous descendaient de deux Volga et d’une jeep. Honnêtement, j’eus très peur. Et le père Nikita aussi. En revanche, le père Rafaïl, Ilia Danilovitch et le père Viktor restèrent impassibles. L’Ancien, qui avait tout de suite reconnu les visiteurs, eut un rire mauvais. 
– Restez tous à vos places ! Vos papiers ! hurla le milicien ventru qui était entré le premier. 
C’était le commissaire de la milice locale que nous connaissions bien. Les autres, au nombre de cinq ou six, nous fixèrent d’un air menaçant. Sans pour autant dégainer. 
– Contrôle des papiers d’identité ! Sortez tous vos papiers ! gueulait furieusement notre commissaire d’habitude si aimable, au point qu’un de ses camarades tenta de le calmer. En fait, on ne vérifia que les miens. Certains se mirent à me poser des questions, tous en même temps : qui étais-je, où étais-je enregistré, quel était mon lieu de travail et pourquoi étais-je là sans être enregistré, comme il se devait, auprès du KGB local. 
C’était la première fois que je me retrouvais dans une telle situation et je ne savais pas quoi répondre. Mais je craignais surtout que mes amis ne remarquent ma frousse. Ce fut le commissaire qui vint soudain à ma rescousse. Il vociféra à nouveau, mais lança quelque chose de plus cinglant : 
– Où est l’imprimerie clandestine ? Avouez ! Répondez ! Nous savons tout ! Inutile de dissimuler ! Il rugissait comme une sirène de pompiers et son visage, de seconde en seconde, virait du rouge au violet. Au début, nous le regardâmes étonnés, sans rien y comprendre. Quelle imprimerie ? Qu’est-ce que nous dissimulions ? Puis le père Rafaïl et moi nous rendîmes compte que tout cela avait pour origine nos bavardages auprès des amis et peut-être aussi la conversation téléphonique sur cette fameuse imprimerie. Le milicien tonitruant ne tarda pas à confirmer nos hypothèses : 
– Nous savons tout !... Vous avez une imprimerie. Dans un skit clandestin. Que personne ne bouge ! Sortez !... Je vous dis de sortir ! Et prenez vos affaires ! Indiquez-nous le chemin ! C’est toi, le patron, ici ! fit-il en frappant la poitrine du père Nikita. En avant ! Tu nous indiques le chemin ! 
– Il n’ira nulle part, dit le père Rafaïl, coupant court aux hurlements. Pas plus qu’aucun d’entre nous. 
– Quoi ?! fulmina à nouveau le gardien de l’ordre. 
– Et pas question non plus de vous montrer notre imprimerie ! ajouta le père Rafaïl. 
Il eut l’air de parler de l’imprimerie comme si elle existait. Je compris qu’il avait une idée derrière la tête. Nos « invités » tantôt exigeaient que nous passions aux aveux, tantôt essayaient de nous convaincre de les mener jusqu’au skit et de leur montrer les machines de composition typographique, mais nous jetions un coup d’oeil au père Rafaïl et nous taisions. 
Cela dura une vingtaine de minutes. Finalement, tout leur groupe se retira dans la cour pour délibérer. À leur retour, ils nous annoncèrent qu’ils n’avaient pas besoin de nous pour trouver l’imprimerie. Ils se bornèrent à nous demander comment parvenir au plus vite à ce skit. Nous eûmes la surprise d’entendre le père Rafaïl le leur expliquer. 
Il fit impitoyablement emprunter aux détectives le chemin le plus long et le plus pénible, soit une marche d’une quinzaine de kilomètres à travers un terrain marécageux et la forêt. On était au début de novembre. Les marais des environs s’étaient couverts d’une fine couche de glace. Nos hôtes sortirent tout animés et initièrent leur triste promenade. J’interrogeai malgré tout le père Rafaïl : 
– Et s’ils se noient dans les marais ? 
– Ils ne se noieront pas, non, me répondit-il. Par contre, ils se sauveront héroïquement les uns les autres. Il était environ huit heures du matin. Nous bûmes force thé, coupâmes force bois pour une vieille femme, paroissienne du père Nikita, nettoyâmes l’église. Une pluie fine se mit à tomber et ne s’arrêta plus. Mais nous avions eu le temps auparavant de nous promener. Nous déjeunâmes sous la bruine, essayant tranquillement d’imaginer nos Sherlock Holmes en train de rechercher l’imprimerie. 
Vers sept heures du soir, alors qu’une obscurité humide s’était abattue, nous vîmes réapparaître nos invités du matin. Mais quelle allure ils avaient ! Trempés de la tête aux pieds, gelés, épuisés, ils faisaient tant pitié que nous faillîmes nous étrangler avec notre thé chaud. 
– Où est l’imprimerie ? demanda l’un des hommes en civil, d’un ton plaintif et sans espoir. 
– Quelle imprimerie ? demanda le père Rafaïl, avalant une gorgée de thé. 
– L’imprimerie clandestine…, précisa l’homme en civil, conscient de l’absurdité de ses propres paroles. – Ah !l’imprimerie clandestine !... Alors vous ne l’avez pas trouvée dans le skit ? 
– D’accord…, fit, déprimé, l’homme en civil. Donnez-nous donc plutôt un peu de thé pour nous réchauffer ! 
– Vous le boirez au soviet du village, rétorqua le bon père Rafaïl. 
– D’accord, répéta l’homme en civil, baissant la tête avec un soupir. 
Au moment de partir, il dit d’un ton fatigué au père Rafaïl : Je te préviens, tu risques de le payer ! L’homme en civil n’avait pas menti, il tint promesse. Une semaine plus tard, le père Rafaïl fut transféré dans une autre paroisse. Et deux mois après, dans une autre. Mais il en avait l’habitude.

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jeudi 14 mars 2013

Archimandrite Tikhon (Chevkounov) saints de tous les jours et autres récits (5/8)


Dans ses lettres à l’évêque Ioann de Pskov, l’archimandrite rapportait : « Les articles de presse regorgent de vexations et calomnies imméritées à l’encontre de gens bien et bons, d’humiliations faites aux mères de soldats tombés au combat, à leurs veuves. Voilà leur “lutte idéologique” : chasser des centaines et des milliers de prêtres et de clercs, et parmi les meilleurs. Combien viennent nous voir en pleurant parce qu’ils ne trouvent pas de travail, même en tant que laïcs. Leurs femmes et leurs enfants n’ont pas de quoi vivre. » 
Voici quelques manchettes de journaux nationaux ou locaux de l’époque : « Le monastère de Pskovo-Petcherski, un foyer de l’obscurantisme religieux », « Un alléluia dansé à la diable », « Des parasites en soutane », « Des hypocrites en soutane ». 
Et voici une autre missive adressée à l’évêque de Pskov. Le père Alipi y décrit un nouvel incident : « L e mardi 14 mai de cette année 1963, l’hégoumène Irineï, notre économe, a voulu, comme toutes les années précédentes, faire arroser et vaporiser le jardin du monastère. Nous recueillons l’eau de pluie et la neige fondue grâce à un barrage que nous avons construit près de la tonnelle située au-delà du rempart. Alors que nos gens étaient à l’oeuvre, six hommes sont arrivés, puis encore deux. L’un d’entre eux avait un mètre avec lequel ils avaient divisé la terre de l’ancien potager. Il s’est mis à injurier les jardiniers et à leur interdire de pomper l’eau, affirmant qu’elle ne leur appartenait pas. Il leur a ordonné de cesser de pomper. Nos gens ont essayé de poursuivre, mais il a couru vers eux, leur a arraché le tuyau d’arrosage des mains. Un autre, muni d’un appareil de photo, s’est mis à prendre nos gens en photo… L’économe a dit à ces inconnus que le supérieur était là et qu’ils devaient aller s’expliquer avec lui. L’un d’eux s’est approché de moi, s’écartant des autres, et ils nous ont photographiés ; ils étaient trois. “Qui êtes-vous et qu’attendez-vous de nous ?” ai-je demandé. « L’homme au chapeau n’a donné ni son nom ni sa fonction et a répété que nous n’avions le droit ni à cette eau, ni à la terre sur laquelle nous nous trouvions. J’ai ajouté : “Si vous interdisez de respirer l’air et de se réchauffer au soleil parce que le soleil, l’air et l’eau, tout vous appartient, alors que nous reste-t-il ? Et je lui ai redemandé qui il était et dans quel but il était venu.” « Il ne s’est toujours pas nommé. Je lui ai dit : « “Je m’appelle Ivan Mikhaïlovitch Voronov. Je suis citoyen de l’Union soviétique, ancien combattant de la Grande Guerre patriotique. Mes camarades, qui vivent à l’abri de ce rempart, sont des vétérans et des invalides de la Grande Guerre patriotique ; ils y ont laissé des bras et des jambes, ils ont été blessés et contusionnés, ils ont arrosé cette terre de leur sang, ils ont purifié cet air des ténèbres fascistes ; parmi mes camarades il y a des ouvriers d’usine, des travailleurs des champs, de vieux invalides et des retraités, de vieux pères qui ont perdu leurs fils dans les combats pour libérer cette terre et cette eau ; et nous qui avons versé notre sang et sacrifié nos vies, nous n’aurions pas le droit d’utiliser cette terre, cette eau, cet air, ce soleil et tout ce que nous avons arraché aux fascistes pour nous-mêmes et pour notre peuple ? Qui êtes-vous ? Au nom de qui agissez-vous ?” 
« Ils évoquèrent en bafouillant des comités de district, des comités de région, etc. « En nous quittant, l’homme au chapeau s’exclama : “Ah là là !... mon père !” « Je répondis que j’étais le père de ces gens, là-bas, mais que pour lui j’étais le Russe Ivan qui avait encore la force d’écraser les punaises, les puces, les fascistes et n’importe quelle racaille. » 

« A u début de 1975, le père Alipi fut victime d’un troisième infarctus, nous raconta l’archimandrite Nafanaïl lors du sermon d’anniversaire en mémoire du supérieur. La pensée de la mort avait été présente à son esprit bien auparavant. Il s’était fait faire un cercueil qu’il avait béni et placé chez lui, dans le couloir. Et quand on lui demandait : “Où est ta cellule ?”, il montrait ce cercueil et disait : “La voilà.” 
Au cours des derniers jours de sa vie, il eut à ses côtés le hiéromoine Feodorit, qui le faisait communier quotidiennement et en tant qu’aide-médecin le soignait. Le 12 mars 1975, à deux heures du matin, le père Alipi lui dit : “La Mère de Dieu est là. Qu’Elle est belle ! Donnez-moi de la peinture, nous allons la dessiner.” On lui en a donné, mais ses mains ne lui obéissaient plus tant elles s’étaient usées à transporter de choses vers la ligne du front, pendant la Grande Guerre patriotique. 
À quatre heures du matin, l’archimandrite Alipi mourut, doucement et paisiblement. » Dans ces années-là, l’archimandrite soviétique, qui avait des appuis fidèles et dévoués dans les cercles militaires et dans les hautes sphères, recevait la visite d’une foule de peintres, de savants, de politiciens et d’écrivains. Il prenait une part très active à la vie de certains d’entre eux et non seulement sur le plan matériel, mais en tant que prêtre, pasteur spirituel. Mais eux aussi, gens aux diverses destinées, des plus grandes aux plus ordinaires, l’affermissaient, spirituellement parlant. 
Dans les archives de l’archimandrite Alipi conservées au monastère de Pskovo-Petcherski, se trouve le fragment d’un manuscrit d’Alexandre Soljenitsyne. C’est une courte prière et un principe de vie auquel ce grand supérieur s’était toujours lui-même soumis : 
« Comme il m’est léger de vivre avec Toi, Seigneur ! 
Comme il m’est simple de croire en Toi ! 
Quand mon esprit est fissuré par le doute ou abattu
 quand les gens les plus intelligents 
ne voient pas plus loin que le soir de ce jour
 et ne savent pas que faire demain, 
Tu m’envoies la claire certitude que Tu existes et que Tu veilleras
 à ce que les voies du bien ne soient pas toutes obstruées.
 Dans la cordillère de la gloire terrestre,
 je regarde surpris ce sentier 
que je n’aurais jamais pu découvrir seul,
 ce chemin étonnant à travers le désespoir 
d’où j’ai pu 
envoyer à l’humanité le reflet de Tes rayons. 
Et Tu me donnes le temps qu’il faut 
pour que je continue à le faire. 
Et celui que je n’aurai pas, 
c’est que Tu l’auras imparti à d’autres. »

 Le père Rafaïl prend le thé 

Les gens considéraient le père Rafaïl de façons différentes. Certains ne pouvaient tout simplement pas le voir. D’autres, bien plus nombreux, affirmaient qu’il avait complètement transformé leur vie. Par exemple, le hiéromoine Vassili (Rosliakov), un des trois jeunes moines assassinés à Pâques 1993 à Optino-Poustyn, disait : « C ’est au père Rafaïl que je dois d’être moine, à lui que je dois d’être prêtre, en fait, je lui dois tout ! » 
Quel était le secret du charisme du père Rafaïl ? À quoi se consacraitil, en dehors de l’habituelle célébration des offices du dimanche et autres jours de fête à laquelle est tenu un prêtre de village ? Il n’est guère difficile de répondre à cette question. Ceux qui le connaissaient diront que le père ne faisait que prendre le thé. Avec tous ceux qui venaient le voir. Un point c’est tout. Non ! Parfois, il réparait aussi sa Zaporojets noire pour pouvoir aller rendre visite à l’un ou l’autre et prendre le thé. Et c’est vraiment tout ! 
Du point de vue du monde extérieur, il ne faisait strictement rien. Certains le traitaient de fainéant. Mais, visiblement, le père Rafaïl avait conclu un pacte spécial avec le Seigneur. Car tous ceux avec qui il buvait le thé devenaient des chrétiens orthodoxes. Tous sans exception ! De l’athée le plus endurci jusqu’à l’intellectuel complètement déçu par la vie de l’Église, en passant par le criminel invétéré. Je ne connais personne qui ne l’ait fréquenté sans renaître de façon radicale à la vie spirituelle. 
À vrai dire, le père Rafaïl ne savait pas faire de sermon en bonne et due forme. Il était au mieux capable de dire : « Euh…, hum !... Frères et soeurs orthodoxes… Bonne fête ! » 
Un jour, nous le lui reprochâmes et le persuadâmes de prononcer un sermon, le jour de la fête patronale. Il s’y attela avec enthousiasme, mais pour un si piètre résultat que tout le monde faillit mourir de honte, alors qu’il se sentait très content de lui. 
Mais quand des gens tourmentés et épuisés venaient le voir et qu’il buvait avec eux du thé à sa table de campagne recouverte d’une toile cirée, il se métamorphosait complètement. Un homme ordinaire n’aurait tout simplement pu endurer cet afflux permanent de visiteurs souvent capricieux, entêtés, ayant subi de multiples vexations et accumulé une foule de problèmes et des questions sans fin. Mais le père Rafaïl supportait tout et tout le monde. Le mot « supporter » ne convient d’ailleurs pas. Personne ne lui pesait. Et il passait du bon temps à prendre le thé, à se souvenir 27 d’un événement intéressant survenu au monastère de Pskovo-Petcherski, à parler des ascètes de jadis, des startsy de Petchory. Au point qu’on n’avait plus envie de quitter sa table et son thé. Même s’il est vrai que la seule conversation ne peut transformer des gens qui se sont irrémédiablement égarés dans notre monde froid ou en eux-mêmes, ce qui est plus terrible encore. Pour cela il faut leur faire découvrir une autre vie, un autre univers où triomphent sans partage, non plus l’absurdité, les souffrances et une cruelle injustice, mais la foi, l’espoir et l’amour tout-puissants. Et il ne suffit pas de le leur faire découvrir, en le montrant de loin et en les y attirant, mais il faut conduire l’individu dans cet univers-là, le prendre par la main et le placer devant Dieu. Et alors seulement il reconnaîtra soudain Celui qu’il connaît et aime depuis longtemps, son unique Créateur, Sauveur et Père. Et c’est alors seulement que la vie peut véritablement changer. 
Toute la question est de savoir comment pénétrer dans ce monde prodigieux. Aucun procédé humain ordinaire ne le permet. Aucun pouvoir terrestre. Aucun « piston ». Aucune somme d’argent. Le contre-espionnage ou les services secrets sont impuissants à vous aider à l’entrevoir. Et avoir fait des études au séminaire et obtenu les titres de prêtre et d’évêque ne garantit même pas d’y déambuler majestueusement. 
Et pourtant on pouvait y accéder paisiblement en étant aux côtés du père Rafaïl dans sa Zaporojets noire. Il se révélait aussi tout à coup à ceux qui se trouvaient à la maison paroissiale et prenaient le thé avec lui. Pourquoi cela arrivait-il ? Tout simplement parce que le père Rafaïl était capable de vous guider génialement à travers ce monde-là. Dieu était Celui pour Lequel il vivait et avec Qui il existait lui-même à chaque instant. Et vers Qui il menait chacune des personnes qui lui était envoyée dans sa modeste isba paroissiale. 
Voilà ce qui attirait irrésistiblement les gens chez le père Rafaïl. Et en assez grand nombre, surtout les dernières années. Le père Ioann lui envoyait aussi des jeunes et quelques guides spirituels moscovites. Il accueillait tout le monde et personne ne se sentait de trop. 
Il retournait à l’envers la vision habituelle que beaucoup s’étaient faite du monde. Il savait, de la façon presque insouciante qui le caractérisait (il ne fallait pas qu’il soit pris trop au sérieux) donner des réponses si précises, si inattendues aux questions de ses interlocuteurs qu’on en avait parfois le souffle coupé, tant se révélait soudain la vérité de la vie ! Cela pouvait se manifester dans les plus petits détails. Un jour, nous prîmes en autostop un homme qui voulait aller à Pskov. Au lieu de remercier le père Rafaïl, ce farfelu se mit en colère et injuria les prêtres autant qu’il put : 
– Vous, les popes, vous êtes tous des filous ! De quoi vivez-vous ? Vous embobinez les vieilles !
 Le père Rafaïl, écoutait, l’air bon enfant, comme d’habitude, ces insultes, mais tout à coup il lança :
 – Essaye un peu d’embobiner une vieille femme. Elle est âgée, elle a beaucoup vécu, va l’embobiner ! Tu répètes ce que tu n’as pas arrêté d’entendre aux réunions du parti et ton disque est rayé. 
Le voyageur fut très frappé par cette idée : 
– Mouais !... Si on voulait embobiner ma femme… Ou, mettons, ma belle-mère !... Il ne lâcha plus le père Rafaïl de tout le trajet, lui posant toutes sortes de questions, particulièrement sur les choses de l’Église qu’il ne comprenait pas, sur les fêtes et les traditions des anciens qui lui restaient obscures. Au moment de se quitter, le père Rafaïl l’invita à venir prendre le thé à la paroisse. Un autre jour, le père longeait le cimetière lorsqu’il entendit au-delà du mur une femme qui criait, hurlait et poussait des lamentations sur une tombe. Ceux qui l’accompagnaient furent tout retournés par l’horrible sensation d’impasse que traduisaient ces cris. 
– Quels terribles pleurs verse cette servante de Dieu…, dit l’un. 
Mais le père rétorqua : – Non, ce n’est pas une servante de Dieu ! Ce n’est pas une orthodoxe qui pleure ainsi. Un chrétien ne peut éprouver un aussi terrible désespoir. 
Il était capable, sans méchanceté, mais en visant juste, de dire à un prêtre : – Tu as une drôle de gueule aujourd’hui ! Tu as trop regardé la télé, hier, c’est ça ? Il pouvait aussi répondre à une jeune fille qui lui demandait quel prêtre il valait mieux aller voir pour se confesser : 
– Choisis le plus gros ! Il sera conscient de son défaut et recevra mieux ta confession.


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Haïjin Pravoslave (XXIV)


Chemine en la vie
Comme un pèlerin discret
Au seuil du Royaume

上帝的朋友 ( L'ami de Dieu)

mercredi 13 mars 2013

Mise au point: A propos du Livre Archimandrite Tikhon (Chevkounov) Saints de tous les jours et autres récits


Le week end dernier, j'ai envoyé de la publicité pour le livre de l'Archimandrite Tikhon (Chevkounov) Saints de tous les jours et autres récits, aux adresses de mes correspondants et amis orthodoxes. Aujourd'hui j'ai reçu la lettre suivante d'un de ces correspondants: 

Merci beaucoup pour cette annonce
Pour chaque livre vendu quel est votre pourcentage ?

J'ai répondu ainsi à cette lettre:

Cher en Christ X..., 
Votre question me surprend et me peine. Je n'ai jamais gagné quelque argent que ce soit en me servant de l'Orthodoxie. 

A part la traduction de Sa Vie est mienne du staretz Sophrony de Maldon de bienheureuse mémoire traduction commandée par  et publiée aux Editions du Cerf (pour laquelle j'ai reçu à l'époque -1980- CHF 1.000) , je n'ai jamais gagné un centime pour tous les livres publiés aux Editions du Désert et maintenant toujours en vente aux Editions du Cerf. Je n'ai pas gagné un centime pour les recueils d'acathistes publiés en français et en Néerlandais, ni pour les traductions des lettres en anglais de sainte Elisabeth Féodorovna publiées dans un livre qui lui est consacré aux Editions Lessus en Belgique. 

Je passe de 2h à 3h chaque jour pour traduire des textes et les mettre gratuitement à la disposition des orthodoxes sur mes blogs.

J'ai fait de la publicité pour ce livre parce que j'en ai lu de larges extraits en anglais, que je le trouve particulièrement édifiant. Il y a peu de livres orthodoxes de ce type qui se publient en français, je pense qu'il édifiera ceux qui le liront. J'en ai fait le sujet de mon blog cette semaine et j'ai fait cet envoi par courriel pour la même raison. C'est tout!!!

En Christ,

C.L.-G.


Archimandrite Tikhon (Chevkounov) saints de tous les jours et autres récits (4/8)


Les offices religieux dans les grottes ne s’interrompirent pas. La guerre livrée au monastère ne connaissait aucun jour de trêve. 
L’écrivain de Pskov, Valentin Kourbatov, se souvient : « Avant la visite d’une nième commission étatique venant fermer le monastère, le père archimandrite Alipi annonça sur les Saintes Portes que la peste s’était déclarée au couvent et qu’il ne pouvait permettre à la commission d’y pénétrer. Celle-ci était dirigée par Anna Ivanovna Medvedeva, présidente du comité régional à la Culture. Et c’est à elle que le père s’adressa : “Excusez-moi, ce ne sont pas mes idiots de moines qui me font pitié. Ils sont de toute façon destinés au Royaume des cieux. Mais c’est vous, Anna Ivanovna, et vos chefs que je ne peux laisser entrer. C’est que je ne trouverais pas les mots qu’il faut pour répondre de vous à l’heure du Jugement dernier. Donc, pardonnez-moi, mais je ne vous ouvrirai pas.” Et, pour la nième fois, le voilà lui-même qui prend l’avion pour Moscou, fait des démarches, frappe à toutes les portes et finit, une fois de plus, par triompher. » 
De même qu’un vrai guerrier distingue infailliblement ses ennemis, de même le père Alipi se montrait intraitable envers les démolisseurs conscients. Mais avec les simples gens il se comportait tout à fait différemment, y compris lorsque ceux-ci, par manque de discernement, ne savaient pas ce qu’ils faisaient.
Cela peut paraître étrange après les histoires que je viens de raconter ici, mais l’essentiel dans la vie du père Alipi, d’après ses propres dires, c’était l’amour. C’était lui son arme invincible et inconcevable pour le monde. 
« L’amour, disait ce grand supérieur, est la prière suprême. Si la prière est la reine des vertus, alors l’amour chrétien est Dieu, car Dieu est Amour… Ne regardez le monde qu’à travers le prisme de l’amour et tous vos problèmes s’envoleront : vous verrez en vous le règne de Dieu, dans l’homme une icône, dans la beauté terrestre l’ombre de la vie au paradis. Vous m’objecterez qu’il est impossible d’aimer ses ennemis. Souvenez-vous des paroles du Christ : “Tout ce que vous avez fait aux hommes, vous me l’avez fait à Moi.” Écrivez ces mots en lettres d’or sur les tables de la loi de vos coeurs, écrivez-les à côté de l’icône et lisez-les chaque jour. » 
Un soir, alors que les portes du monastère étaient fermées depuis longtemps, le gardien accourut, épouvanté, chez le père supérieur et lui annonça que des militaires en état d’ivresse voulaient pénétrer de force dans le monastère (on apprit plus tard qu’il s’agissait d’élèves parachutistes qui fêtaient chaudement la fin de leur scolarité dans leur chère école). Malgré l’heure tardive, les jeunes lieutenants exigeaient qu’on leur ouvre incontinent toutes les églises du monastère, qu’on leur organise une visite guidée et qu’on les laisse déterminer à quel endroit les popes retranchés là cachaient leurs nonnes. Le gardien raconta horrifié que les officiers ivres s’étaient déjà munis d’une énorme poutre qu’ils utilisaient comme bélier pour défoncer le portail. 
Le père Alipi s’éloigna dans ses appartements et en revint revêtu d’une vareuse militaire ornée de plusieurs rangées de médailles qu’il avait enfilée sur son manteau ecclésiastique. Il jeta sa chape sur cet uniforme de façon à cacher les décorations et se dirigea vers les Saintes Portes accompagné du gardien. De loin déjà, il comprit que le monastère subissait un véritable assaut. Arrivé tout près, il ordonna de tirer les verrous et, instantanément, une dizaine de lieutenants se ruèrent à l’intérieur du monastère. Ils s’attroupèrent, menaçants, autour du vieux moine emmitouflé dans sa chape noire et exigèrent à qui mieux mieux qu’on leur montre les lieux, que l’on cesse de faire régner en territoire soviétique les lois de l’Église et de dissimuler aux futurs héros un musée du patrimoine appartenant au peuple tout entier. Le père Alipi les écouta, tête baissée. Puis il leva les yeux et enleva sa chape… Les lieutenants se mirent au garde-à-vous, bouche bée. Le père les observa tous d’un air menaçant et demanda sa casquette au lieutenant qui se tenait le plus près de lui. Celui-ci la lui remit docilement. Le père vérifia qu’à l’intérieur du bandeau se trouvait bien, comme il était d’usage, le nom de famille de l’officier écrit à l’encre, puis il fit demi-tour et repartit chez lui. Dégrisés, les lieutenants le suivirent d’un pas traînant. Ils murmuraient des excuses et demandaient que la casquette leur soit rendue. Les jeunes gens voyaient se profiler de sérieux désagréments. Mais le père Alipi ne leur répondait pas. 
C’est ainsi que les jeunes officiers parvinrent à son domicile et s’arrêtèrent, hésitants. Le supérieur ouvrit la porte et les invita d’un geste à entrer. Ce soir-là, il resta avec eux jusqu’à une heure avancée de la nuit. Il les régala comme lui seul savait le faire. Il leur fit visiter lui-même le monastère, leur montra les anciens sanctuaires, leur parla du passé glorieux et du présent fascinant du monastère. À la fin, il embrassa chacun d’entre eux comme un père et les récompensa avec prodigalité. Ils refusèrent, troublés. Mais il leur dit que cet argent que leurs grands-mères, leurs grands-pères et leurs mères avaient réuni leur serait utile. Ce fut un cas particulier, mais pas unique en son genre. Le père Alipi ne perdait jamais sa foi en la puissance Divine capable de métamorphoser les hommes, quels qu’ils soient. Il savait d’expérience que bien des persécuteurs de l’Église étaient devenus chrétiens, soit dans le secret, soit ouvertement, peut-être même grâce aux propos sévères, décapants et pleins de vérité qu’ils avaient entendus de sa propre bouche. 
Des mois, et parfois des années plus tard, les ennemis d’hier revenaient vers lui, non plus pour molester le monastère, mais pour rencontrer en la personne du supérieur un témoin d’un monde autre, un pasteur et un guide spirituel plein de sagesse. Car une vérité prononcée sans crainte, pour amère et au premier abord incompréhensible qu’elle soit, reste gravée dans la mémoire d’un individu. Et il la critiquera jusqu’au moment où il finira par l’accepter ou la rejeter à jamais. Les deux attitudes sont possibles.


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Haïjin Pravoslave (XXIII)


Garde le silence
Et emplis-le saintement
Du Nom ineffable

上帝的朋友 ( L'ami de Dieu)

mardi 12 mars 2013

Archimandrite Tikhon (Chevkounov) saints de tous les jours et autres récits (3/5)



Dans ces années de furieuse propagande antireligieuse, la majorité de nos concitoyens se représentait les monastères d’une façon insensée. C’est pourquoi le père Alipi ne s’étonnait pas des questions les plus absurdes. Avec un humour bon enfant et une imagination imbattable, il faisait entrevoir aux gens leur simplisme et la confiance irraisonnée qu’ils avaient accordée à des élucubrations incohérentes, à des mensonges orduriers. 
Un jour, un groupe de visiteurs, soviétiques convaincus, arrêta le père Alipi au seuil d’une église. Dans un accès de juste colère, ils exigèrent la vérité sur l’exploitation des simples moines par la hiérarchie ecclésiastique, sur les persécutions, les horreurs de la vie monastique dont la presse avait rendu compte. En guise de réponse, le père demanda sur un ton mystérieux : 
– Vous entendez ? – Nous entendons quoi ? firent les touristes étonnés. 
– Entendez-vous quelque chose ? 
– Nous entendons les moines chanter. 
– Eh bien voilà : s’ils vivaient mal, ils ne chanteraient pas. 
Un communiste, un hôte venu de Finlande, posa au père Alipi, en présence de ses amis soviétiques, la question typique que posaient alors les athées : 
– Nous expliquerez-vous comment se fait-il que les cosmonautes soient allés dans l’espace et n’y aient pas vu Dieu ? Le père archimandrite lui fit remarquer, compatissant : 
– Un tel malheur peut vous arriver à vous aussi : vous étiez à Helsinki et vous n’avez pas vu le président. Ceux qui sont venus à Petchory dans ces années-là se souviennent des apparitions du père Alipi au balcon du bâtiment où il logeait. 


Elles pouvaient être des plus variées. Parfois, surtout au printemps, les choucas et les corbeaux l’importunaient tellement de leurs glapissements qu’il sortait sur le balcon avec un pistolet et leur tirait dessus jusqu’à ce qu’ils s’envolent, pris de panique. Ce n’était pas un vrai pistolet, mais une imitation très réussie qui servait d’épouvantail. Et la scène entière – matinée ensoleillée sur le monastère, supérieur sur son balcon visant les oiseaux d’une main assurée avec un imposant pistolet – tout cela marquait les spectateurs de façon indélébile. 

Bien sûr, ce ne sont pas seulement les apparitions du supérieur sur son cher balcon qui marquaient les mémoires. Les visiteurs du monastère éprouvaient des sensations encore plus fortes quand ils étaient témoins des conversations que le père, du haut de la balustrade, nouait avec les gens rassemblés là. 
Le balcon donnait sur la grande place du monastère. Par beau temps, le père pouvait admirer son monastère, communiquer avec le peuple tout en contrôlant si tout allait bien. En contrebas, se tenait une foule de pèlerins, de touristes et d’habitants de Petchory. Les discussions sur la foi ou un simple contact avec le père Alipi pouvaient durer des heures. De plus, à chaque fois, il n’hésitait pas à venir en aide à ceux qui s’adressaient à lui pour des raisons matérielles. Et bien que ce que l’on appelle les « oeuvres de charité » fissent alors l’objet d’une interdiction catégorique, le père agissait en ce domaine comme il le jugeait nécessaire. Voici ce dont se souvient l’archimandrite Nafanaïl : 
« Le père Alipi aidait toujours les nécessiteux, il faisait l’aumône et il accordait son aide à beaucoup de gens venus la lui demander. Il en souffrit les conséquences. Il se défendait en mettant en avant les textes des Saintes Écritures où il est dit qu’il faut faire oeuvre de charité et il affirmait que les oeuvres de charité ne pouvaient être interdites car c’était une part inaliénable de la vie de la Sainte Église orthodoxe. » Et voici les souvenirs du diacre Gueorgui Malkov, alors jeune philologue et fréquent visiteur de Petchory : « L ’archimandrite Alipi s’efforçait d’incarner dans sa propre vie le précepte de l’amour du prochain. Il aidait du mieux possible, et parfois grandement, beaucoup de malades, de miséreux ainsi que des personnes victimes de problèmes matériels. » 
On voyait souvent au pied du balcon de sa résidence des handicapés, des pauvres aux destins les plus variés. Et malgré les interdictions officielles, le supérieur leur portait secours, en matière de nourriture, de soins médicaux, d’argent, à la mesure des moyens dont il disposait. Et quand il en manquait il plaisantait : « C e n’est pas encore prêt, ça sèche ! Reviens donc demain, serviteur de Dieu ! » 
Dans certains cas, le soutien était conséquent : le père Alipi aidait un sinistré à se réinstaller et, lorsqu’une maladie frappait le bétail, donnait de l’argent pour acheter une vache. Ayant un jour appris que, non loin d’Izborsk, la maison de P. Melnikov, un peintre local célèbre, avait été ravagée par un incendie, il lui expédia par mandat une somme importante pour l’époque, avec ce mot : « Juste pour les premiers temps. » 
« Le père Alipi avait un don étonnant d’orateur, se souvient le père Nafanaïl. Il est arrivé plus d’une fois qu’on entende des pèlerins dire qu’ils resteraient encore une petite semaine au monastère au cas où le père Alipi ferait un autre sermon. Dans ses homélies il soutenait les affligés, il consolait les pusillanimes. “Frères et soeurs, vous avez entendu les appels à renforcer la propagande antireligieuse, ne baissez pas la tête, ne vous attristez pas, cela signifie que leurs difficultés commencent. Il est terrible de s’unir à la foule. Aujourd’hui, elle crie : ‘Hosanna !’ Et dans quatre jours : ‘Prenezle, prenez-le, crucifiez-le !’ C’est pourquoi, là où règne le mensonge ne criez pas : ‘hourra !’, n’applaudissez pas. Et si l’on vous demande pourquoi, répondez : ‘Parce que chez vous c’est le mensonge. – Mais pourquoi ? Parce que ma conscience me le dit.’ Comment reconnaître Judas ? ‘Quelqu’un qui a plongé avec moi la main dans le plat, voilà celui qui va Me livrer !’ a déclaré le Sauveur lors de la Cène. Impertinent est l’élève qui veut égaler le maître, celui qui veut égaler le chef et prendre la première place, se saisir le premier de la carafe. Les aînés n’ont pas encore déjeuné, mais l’enfant a déjà bien mangé et se lèche les babines. C’est un futur Judas. Si les aînés ne se sont pas encore mis à table, ne t’y mets pas non plus. Les aînés prennent place à table, assieds-toi s’ils t’en prient. Les aînés ont saisi leur cuillère, prends-la aussi. Les aînés ont commencé à manger, tu peux commencer, toi aussi.” » […] 
Savva Iamchtchikov, un restaurateur et critique d’art envers lequel le père Alipi était bien disposé, racontait : 
– On m’a demandé pourquoi un si bel homme s’était retiré dans un monastère. On disait qu’il avait été gravement blessé et avait perdu la capacité de procréer… Un jour, il a lui-même évoqué le sujet et m’a dit : « Savva, toutes ces conversations sont vaines. La guerre était une chose si monstrueuse, si horrible, que j’ai promis à Dieu que si je survivais à cette terrible bataille, je me retirerais dans un monastère. Imagine un peu : un combat féroce, les tanks allemands qui franchissent notre ligne de front, écrasant tout sur leur passage, et dans cet enfer, voilà que j’aperçois soudain notre commissaire de bataillon qui enlève son casque, tombe à genoux et se met à… prier. Oui, oui, il murmurait en pleurant les mots quasiment oubliés d’une prière et demandait au Tout Puissant, que la veille encore il insultait, clémence et salut. Et je l’ai alors compris : chaque homme porte Dieu en son âme et, un jour ou l’autre, vient à Lui… »
Les autorités s’ingéniaient par tous les moyens à anéantir le monastère. Un jour, toutes ses terres agricoles, pâturages compris, lui furent brutalement confisquées sur ordre du soviet de Petchory. C’était au début de l’été. On venait juste d’emmener les bêtes paître et il fallut les faire revenir à l’étable. Dans la même période, sur une directive de Moscou, les travailleurs du comité régional du parti amenèrent au monastère une grande délégation de représentants des partis communistes frères. Pour les régaler de passé russe, comme on dit. Au début, tout se déroula normalement. Mais alors que les « fils d’une mosaïque de peuples », admirant le calme et la beauté du monastère, flânaient entre les parterres de roses écloses, les portes de la cour de ferme s’ouvrirent soudain tout grand et, dans un grand mugissement de liberté retrouvée, surgirent les trente vaches du monastère au grand complet ainsi qu’un énorme taureau. L’opération avait été orchestrée par le père Alipi en personne. Le bétail, queues dressées, mugissant et ivre de liberté se précipita pour brouter herbe et fleurs des parterres, tandis que les représentants du mouvement communiste international, hurlant à pleins poumons en diverses langues, se mettaient tant bien que mal à l’abri. Les travailleurs du comité régional se ruèrent sur le père Alipi.
 – Vous voudrez bien m’excuser, soupira-t-il. Mais ces bêtes me font pitié ! Nous n’avons plus d’autres pâturages et sommes obligés de les faire paître à l’intérieur du couvent. Le jour même, tous les pâturages furent rendus au monastère. Le père Nafanaïl distinguait comme l’une des épreuves les plus rudes le jour où le monastère avait reçu un oukase interdisant la célébration dans les grottes d’offices pour les défunts. Cela signifiait que l’accès aux grottes n’était plus autorisé et que la fermeture du monastère s’ensuivrait. Le texte portait la signature de l’évêque de Pskov. Mais le père Alipi ordonna de continuer à officier dans les grottes comme si de rien n’était. 
En ayant eu vent, les autorités municipales accoururent pour savoir si le père avait bien reçu la directive de son supérieur. Celui-ci confirma. – Pourquoi n’exécutez-vous pas cet ordre alors ? demandèrent les fonctionnaires indignés. À quoi le père répondit qu’il n’y obéissait pas parce qu’il avait été écrit sous la contrainte et par faiblesse de caractère. – Et moi, je n’écoute pas les gens faibles de caractère, avait-il conclu, mais seulement ceux qui ont de la force d’esprit. Les offices religieux dans les grottes ne s’interrompirent pas.


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Haïjim Pravoslave (XXII)


Syllabes du Nom
Comme des perles précieuses
Serties sur le souffle

上帝的朋友 ( L'ami de Dieu)

lundi 11 mars 2013

Archimandrite Tikhon (Chevkounov) saints de tous les jours et autres récits (2/8)



J’ai eu la chance de connaître de nombreux moines qui l’avaient eu pour supérieur. Et aussi des peintres célèbres, des écrivains, des savants, des restaurateurs de Moscou, Leningrad, Riga qu’il avait reçus dans son hospitalière demeure. Pour eux il resta toujours un exemple de moineguerrier, à la fois spirituel et intrépide, un père idéal, exigeant et aimant. Malgré son grand pragmatisme, son sens appuyé des réalités, malgré son esprit brillant, souvent très aiguisé, et son imagination stupéfiante, beaucoup de ses contemporains (et parmi eux des moines d’un haut ascétisme) le considéraient comme un saint.

 L’archimandrite Serafim, qui jouissait d’une incontestable autorité au monastère, manifesta, après la mort du père Alipi, un étonnement sincère face aux moines qui rêvaient de lointains pèlerinages sur les lieux où de grands saints avaient accompli leurs exploits spirituels : « Pourquoi partir si loin ? s’interrogeait-il avec perplexité. Allez dans les grottes, là où se trouvent les reliques du père Alipi. » 
Le Seigneur n’aime pas les timorés. C’est le père Rafaïl qui me fit un jour découvrir cette loi spirituelle. Et il la tenait lui-même du père Alipi. Dans l’un de ses sermons il avait dit : « À la guerre, j’ai vu de mes propres yeux comment certains craignaient de mourir de faim. Ils portaient sur le dos des sacs avec des biscuits pour prolonger leur vie et ne pas se battre. Et ces gens-là tombaient avec leurs biscuits et voyaient leurs jours écourtés. Mais ceux qui enlevaient leur vareuse et luttaient contre l’ennemi restaient en vie. » Quand on vint lui confisquer les clés des grottes, le père Alipi ordonna à son frère servant : – Père Kornili, apporte-moi une hache, nous allons trancher des têtes ! Les fonctionnaires prirent la fuite : qui sait ce qui pouvait passer par la tête de ces fanatiques obscurantistes ?! Le supérieur savait bien qu’il ne donnait pas de tels ordres en l’air. 
Un jour, alors que l’on venait pour la nième fois exiger la fermeture du monastère, il déclara sans détours : – La moitié de mes frères a combattu sur le front. Nous sommes armés, nous nous battrons jusqu’à la dernière cartouche. Regardez ce monastère : comment peut-il être question de dislocation ? Les tanks ne passeront pas. Vous ne pourrez nous prendre que par les airs, avec l’aviation. Mais dès que le premier avion apparaîtra au-dessus du monastère, la nouvelle sera immédiatement retransmise dans le monde entier par la Voix de l’Amérique. Alors réfléchissez ! 
Je ne sais quels arsenaux possédait le monastère. Je pense plutôt qu’il s’agissait d’une ruse de guerre du supérieur et que sa menace cachait, une fois de plus, une plaisanterie. Mais comme on dit, toute plaisanterie comporte une part de vérité. En ces années-là, la confrérie offrait un visage singulier : plus de la moitié des moines s’étaient vus décerner des décorations et étaient des anciens combattants de la Grande Guerre patriotique. Une fraction, importante elle aussi, avait connu les camps staliniens. D’autres enfin avaient traversé les deux, la guerre et le Goulag. – C’est celui qui passe à l’offensive qui gagne, disait le père Alipi. Et il suivait lui-même à la lettre cette stratégie. 
C’est précisément dans ces années-là que, luttant pour le monastère, le supérieur en fit reconstruire les puissants murs de fortification, tombés en ruine, restaura les églises à l’abandon, mit au jour, grâce à un travail professionnel irréprochable, les anciennes fresques, remit en état les bâtiments où logeaient le supérieur et la communauté. Étant lui-même peintre, il évita que ne fussent vendues en dehors du pays les oeuvres de maîtres russes et étrangers. Dans son énorme collection, figuraient des Levitan et des Polenov. Avant de mourir, le père Alipi céda gracieusement ces chefs-d’oeuvre au Musée russe de Saint-Pétersbourg. 

Enfin, il fit aménager partout des jardins, des parterres de fleurs et des vignes si merveilleux que le monastère devint un des endroits les plus beaux de Russie. Une personne venue pour la première fois à Petchory, en pèlerinage ou comme touriste, découvrait un monastère fabuleux, admirable, avec quelque chose de tout à fait irréel au milieu de la morne réalité soviétique. 
Mais le principal exploit du père Alipi fut d’organiser le mouvement spirituel que représentaient les startsy. Ce phénomène a notamment ceci d’étonnant qu’il n’est pas rattaché à un lieu précis, à un monastère concret. Il migre à travers le monde, s’épanouit, par exemple, de façon inattendue au-delà de la Volga, dans les skit de la Thébaïde du Nord, ou bien dans le désert de Beloberejski, au milieu des bois, ou encore à Sarov ou à Optino. 
Au milieu du xxe siècle, c’est au couvent de Pskovo-Petcherski qu’il a trouvé asile. Et le père Alipi sut en discerner la mystérieuse trajectoire. Il protégea les startsy comme un trésor précieux et en accrut le nombre. Il obtint l’autorisation pour que les grands startsy de Valaam soient transférés de Finlande à Petchory. Il accueillit après ses séjours en prison et son exil le hiéromoine tombé en disgrâce Ioann (Krestiankine). Ce fut l’évêque Pitirim qui l’amena en secret au monastère. Il donna refuge au père Adrian qui avait été obligé d’abandonner la laure de la Trinité-Saint-Serge. Durant le supériorat du père Alipi, grandit toute une génération de startsy-guides spirituels dont certains sont évoqués dans ce livre. À l’époque, créer et préserver une telle chose relevait d’un véritable exploit.


EDITIONS DES SYRTES
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Haïjin Pravoslave (XXI)


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Est sertie la Vie

上帝的朋友 ( L'ami de Dieu)

dimanche 10 mars 2013

Aux Editions des Syrtes: Archimandrite Tikhon (Chevkounov) saints de tous les jours et autres récits (1/8)

Nous avons publié sur ce blog il y a quelques semaines quelques extraits de l'édition américaine de ce livre. Les Editions des Syrtes vont publier cet ouvrage au mois de mars en français. 
Ce livre est remarquable, c'est un véritable Patéricon qui nous fait connaître les héros spirituels d'une époque qui n'est pas si lointaine, mais que l'on a oubliée rapidement. Notre occident déchristianisé qui se pâme aux élucubrations médiatiques et autres manifestations délétères des Pussy Riots et autres Femen ne s'intéresse pas à cet aspect de la vie en Russie, c'est regrettable car en lisant ces témoignages il retrouverait certainement un sens plus noble à la vie.


Archimandrite Tikhon
(Chevkounov)
saints de tous les jours
et autres récits
Extraits
Traduit du russe par Maria-Luisa Bonaque
À paraître le 21 mars 2013
Aux Editions des Syrtes 
( Bon de commande en fin d'article)

*

« Voulant paraître à découvert à ceux qui le cherchent de tout leur coeur, et caché à ceux qui le fuient de tout leur coeur, il a tempéré la connaissance, en sorte qu’il a donné des marques de soi visibles à ceux qui le cherchent et non à ceux qui ne le cherchent pas. Il y a assez de lumière pour ceux qui ne désirent que de voir et assez d’obscurité pour ceux qui ont une disposition contraire. »
Blaise Pascal

*

Né en 1958, l’archimandrite Tikhon Chevkounov est le supérieur du monastère de la Sainte-Rencontre à Moscou. 
Son livre dresse un tableau vivant de l’univers méconnu et caché de la vie des moines dans les vingt dernières années du xxe siècle. C’est un éloge de la vie monastique, de ces humbles héros des temps modernes, dans leur lutte contre le mal et l’illusion ; il y a parmi eux des ascètes, des mystiques, des excentriques, des rusés… Mais tous sont de bons chrétiens et, surtout, de profonds croyants. Servi par un texte plein de spontanéité et de simplicité, ce Journal fourmille de détails croqués sur le vif et décrits avec finesse et humour. Saints de tous les jours met en évidence le statut spirituel fondamental occupé par le monachisme dans l’Église orthodoxe – statut bafoué pendant les années de communisme. Le lecteur éprouve sans cesse la lutte contre la force puissante de l’État athée qui veut éliminer l’Église millénaire de Russie, alors que transparaît la foi en la force de Dieu, capable de transformer les hommes quels qu’ils soient en « saints de tous les jours ». De ces récits se dégage l’idée-force de la confession, de la communion et de la prière ; on trouve, par exemple, un fragment de la prière de Soljenitsyne gardé par l’un des moines. L’unité de l’oeuvre est fournie par la personnalité du narrateur, le père Tikhon, qui, sur le ton de la confidence, est toujours en quête de l’unique nécessaire – la prière – qui établit l’esprit dans la communion avec Dieu et avec ses semblables. Homme d’Église et de prière, l’auteur demeure cependant profondément enraciné dans son époque.




Commencements

C’est en 1982, à l’issue de mes études supérieures, que j’ai été baptisé.

À l’âge de vingt-quatre ans. L’avais-je déjà été dans mon enfance ? Nul ne

le savait. Il arrivait alors fréquemment que les grands-mères et les tantes

baptisent un enfant à l’insu des parents incroyants. Dans le doute, le prêtre

qui accomplissait le sacrement disait en slavon : « S’il n’est pas baptisé que

soit baptisé le serviteur de Dieu un tel… »

Comme beaucoup de mes amis je suis venu à la foi à Institut de

cinématographie… Il comptait un bon nombre d’excellents professeurs

qui nous donnaient une sérieuse formation humaniste et nous faisaient

réfléchir sur les questions fondamentales de la vie.

À force de débattre de ces questions éternelles, des événements des siècles

passés, des problèmes de nos années 1970-1980 dans les salles de cours,

les foyers universitaires, les cafés miteux qu’affectionnent les étudiants ou

pendant de longues balades nocturnes à travers les petites rues du vieux

Moscou, nous avions acquis la ferme conviction que l’État nous trompait,

et pas uniquement en nous imposant ses interprétations grossières et

absurdes de l’histoire et de la politique. Nous comprenions fort bien que

répondant à l’ordre impérieux d’on ne sait qui, tout visait à nous empêcher

de nous faire notre propre jugement sur Dieu et sur l’Église.

Ces sujets pouvaient à la rigueur sembler totalement clairs à notre

professeur d’athéisme ou à Marina, mon chef des pionniers. Celle-ci

répondait avec un aplomb absolu à ces questions, comme à n’importe

quelle interrogation concernant la vie, d’ailleurs. Or nous découvrîmes

peu à peu avec étonnement que tous les grands hommes de l’histoire russe

ou universelle que nous avions intellectuellement rencontrés lors de nos

études, en qui nous confiions, que nous aimions et respections avaient

réfléchi sur Dieu d’une tout autre manière. Ou pour le dire plus simplement

qu’ils étaient croyants. Dostoïevski, Kant, Pouchkine, Tolstoï, Goethe,

Pascal, Hegel, Lossev, impossible de tous les énumérer. Sans compter les

savants : Newton, Planck, Linné, Mendeleïev. Comme nous n’étions pas

des scientifiques, nous les connaissions moins, mais cela ne changeait rien

au tableau. Bien sûr, ces hommes pouvaient avoir une perception de Dieu

différente. Mais de toute façon, pour la majorité d’entre eux, la question

existentielle la plus importante, la plus complexe aussi qui se posait à eux

était celle de la foi.

En revanche, les personnages qui n’éveillaient en nous aucune sympathie

et que, dans les destinées de la Russie et de l’histoire universelle, nous

associions aux faits les plus funestes et répugnants – Marx, Lénine, Trotsky,

Hitler, les dirigeants de notre État athée, les révolutionnaires destructeurs –,

tous, comme un seul homme, étaient des incroyants. Et c’est alors qu’une

autre question, grossièrement mais nettement formulée par la vie, avait

surgi à nos yeux : soit les Pouchkine, les Dostoïevski et les Newton étaient

si primitifs et bornés qu’ils n’avaient pu démêler la chose et s’étaient révélés

tout simplement idiots, soit c’étaient le chef des pionniers et nous-mêmes

qui étions tous des imbéciles. Voilà qui donnait du grain à moudre à nos

jeunes esprits.

Dans ces années-là, la vaste bibliothèque de notre institut ne comptait

ni Bible ni écrits d’hommes d’Église ou d’écrivains religieux, bien entendu.

Les informations à la source sur la foi devaient être glanées soit dans les

manuels d’athéisme, soit dans les oeuvres des philosophes classiques. Les

grands écrivains russes eurent aussi une immense influence sur nous.

J’aimais beaucoup assister aux offices du soir dans les églises de Moscou,

même si je n’y comprenais pas grand-chose. Ma première lecture de la

Bible me fit forte impression. Je l’avais empruntée à un baptiste et reportais

toujours le moment de la lui rendre tant je comprenais que plus jamais

je ne retrouverais un pareil trésor. Le baptiste n’insistait absolument pas 


d’ailleurs pour la récupérer. Il essaya pendant plusieurs mois de me

convertir. Leur maison de prières, rue Mali-Vouzovski, m’avait déplu au

premier coup d’oeil, mais je suis jusqu’à ce jour reconnaissant à cet homme

sincère de m’avoir permis de garder son livre.

Comme tous les jeunes gens, mes amis et moi passions pas mal de temps

à discuter, notamment de la foi et de Dieu, et à lire les Saintes Écritures

que j’avais réussi à me procurer ainsi que les ouvrages religieux qui nous

tombaient parfois sous la main. Mais la majorité d’entre nous hésitaient

à se faire baptiser et à faire partie de l’Église : ayant dans notre âme ce qui

s’appelait Dieu, nous pensions pouvoir parfaitement nous passer d’elle.

Et cela aurait pu durer si la signification de l’Église et sa nécessité ne nous

avaient été un jour très clairement montrées.



*

L’histoire de l’art non russe nous était enseignée par Paola Dmitrievna Volkova. Ses cours étaient très intéressants, mais, étant probablement elle même en recherche, elle nous racontait aussi beaucoup de choses sur ses propres expériences spirituelles et mystiques. Elle consacra, par exemple, un ou deux cours au Yi-King, le vieux livre chinois de divinations. Paola apporta même des baguettes de santal et de bambou et nous apprit à les utiliser pour lire l’avenir. Un autre cours concernait un domaine connu d’un cercle restreint de spécialistes : celui des investigations menées pendant de longues années par les grands savants russes Mendeleïev et Vernadski sur le spiritisme. Et bien que Paola nous eût prévenus que se livrer à un tel type d’expériences pouvait être lourd de conséquences tout à fait imprévisibles, nous nous élançâmes avec toute la curiosité de la jeunesse vers ces sphères mystérieuses et captivantes. […]

*
Le Père supérieur Alipi



Père Alipi, supérieur du monastère de Pskovo-Petcherski, proclamait haut et fort à son propre sujet : « Je suis un archimandrite soviétique. » Et il le confirmait volontiers par ses actes et par ses paroles.
Au début des années 1960, le monastère reçut la visite d’une commission régionale chargée de trouver un prétexte pour le fermer. Ses membres, dans leurs déambulations, aperçurent des pèlerins qui s’occupaient des plates-bandes
et des parterres de fleurs. Ils se précipitèrent aussitôt chez le père Alipi :
– Sur quelle base ces gens travaillent-ils ici ?
L’archimandrite soviétique leur répondit :
– C’est le peuple, maître de tous les biens qui travaille sur la terre qui lui appartient !
Cela coupa court aux questions.
En une autre occasion, une commission populaire de contrôle – financier, cette
fois – débarqua de Pskov dans les mêmes intentions. Le supérieur demanda par qui les présents étaient mandatés.
– Nous représentons un organisme financier qui…
Le père Alipi les interrompit :
– Je n’ai qu’un seul supérieur : l’évêque Ioann de Pskov. Allez le voir pour obtenir son autorisation. Sans cela, je ne peux vous laisser accéder aux documents financiers.
Les contrôleurs s’en furent et, quelques heures plus tard, l’évêque de Pskov téléphona au père Alipi et le pria, tout troublé, de permettre à ces gens-là d’opérer.
– Un coup de fil ne peut constituer une pièce à verser au dossier, père. Envoyez-moi un télégramme, lui répondit le père Alipi.
Peu après, le télégramme arriva. Quand les contrôleurs du peuple réapparurent, le supérieur, message en main, leur demanda :
– Dites-moi, vous êtes communistes ?
– Pour la plupart, oui…
– Et vous avez reçu la bénédiction de l’évêque ? De l’évêque de Pskov ? Ouais… Je vais envoyer illico ce télégramme au comité régional du parti…
Et on n’entendit plus parler de contrôle financier du monastère.
Ivan Mikhaïlovitch Voronov, tel était le nom de l’archimandrite avant sa prise d’habit, avait combattu sur les différents fronts de la Grande Guerre patriotique, et avait parcouru la route menant de Moscou à Berlin. Il avait ensuite défendu pendant treize ans le monastère de Pskovo-Petcherski, le protégeant de l’État pour lequel il avait auparavant versé son sang.
Dans l’une et l’autre de ces guerres, le père Alipi avait dû se battre non à la vie, mais à la mort. Nikita Khrouchtchev, secrétaire du comité central du PCUS de 1953 à 1964, avait alors besoin à tout prix d’une grande victoire.
D’une victoire non moindre que celle de son prédécesseur dont il enviait douloureusement la gloire. Il avait décidé d’associer son futur triomphe au millénaire de l’Église russe et il lui avait déclaré la guerre, promettant solennellement devant le monde entier qu’il montrerait bientôt à la télévision le dernier pope russe.
Aussitôt, des milliers d’églises et de cathédrales furent dynamitées, fermées, transformées en entrepôts et stations de motoculture. La plupart des séminaires furent supprimés. Presque toutes les communautés monastiques furent dissoutes et bon nombre de moines jetés en prison. Il ne resta plus sur tout le territoire de la Russie que deux monastères, dont celui de la Trinité-Saint-Serge, qui fut conservé par les autorités comme réserve religieuse que l’on montrait aux étrangers. Et c’est à ce moment-là que le supérieur entra en action contre le tout-puissant État athée. Et le plus beau, c’est qu’il gagna la bataille !
Dans ces années-là, toute l’Église russe persécutée suivit le déroulement de ce duel inégal. Les nouvelles de Petchory se transmettaient par le bouche à oreille, et plus tard les participants et témoins de ces événements notèrent leur témoignage.
Voici quelques chroniques de ces combats d’une époque qui s’éloigne.
Par une soirée d’hiver, plusieurs hommes en civil firent irruption dans le bureau du père Alipi et lui remirent un papier officiel qui déclarait la fermeture du monastère de Pskovo-Petcherski. On chargeait le supérieur d’en informer la communauté. Lorsqu’il eut pris connaissance du texte, le père Alipi le jeta devant tous dans le feu de la cheminée. Il expliqua tranquillement à ses visiteurs stupéfaits :
– Je préfère sacrifier ma vie, mais je ne fermerai pas le monastère.
Précisons que le document brûlé était un décret du gouvernement de l’URSS et qu’il portait la signature de Nikita Khrouchtchev.
Cette histoire a été décrite par l’archimandrite Nafanaïl, un élève dévoué
du supérieur, qui fut témoin de la scène. Je n’ai pas connu le père Alipi de son vivant, mais on ne saurait parler du monastère de Pskovo-Petcherski sans l’évoquer.


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