J’ai eu la chance de connaître de nombreux moines qui l’avaient eu
pour supérieur. Et aussi des peintres célèbres, des écrivains, des savants,
des restaurateurs de Moscou, Leningrad, Riga qu’il avait reçus dans son
hospitalière demeure. Pour eux il resta toujours un exemple de moineguerrier,
à la fois spirituel et intrépide, un père idéal, exigeant et aimant.
Malgré son grand pragmatisme, son sens appuyé des réalités, malgré
son esprit brillant, souvent très aiguisé, et son imagination stupéfiante,
beaucoup de ses contemporains (et parmi eux des moines d’un haut
ascétisme) le considéraient comme un saint.
L’archimandrite Serafim, qui
jouissait d’une incontestable autorité au monastère, manifesta, après la
mort du père Alipi, un étonnement sincère face aux moines qui rêvaient
de lointains pèlerinages sur les lieux où de grands saints avaient accompli
leurs exploits spirituels : « Pourquoi partir si loin ? s’interrogeait-il avec
perplexité. Allez dans les grottes, là où se trouvent les reliques du père
Alipi. »
Le Seigneur n’aime pas les timorés. C’est le père Rafaïl qui me fit un
jour découvrir cette loi spirituelle. Et il la tenait lui-même du père Alipi.
Dans l’un de ses sermons il avait dit : « À la guerre, j’ai vu de mes propres
yeux comment certains craignaient de mourir de faim. Ils portaient sur le
dos des sacs avec des biscuits pour prolonger leur vie et ne pas se battre. Et
ces gens-là tombaient avec leurs biscuits et voyaient leurs jours écourtés.
Mais ceux qui enlevaient leur vareuse et luttaient contre l’ennemi restaient
en vie. »
Quand on vint lui confisquer les clés des grottes, le père Alipi ordonna
à son frère servant :
– Père Kornili, apporte-moi une hache, nous allons trancher des têtes !
Les fonctionnaires prirent la fuite : qui sait ce qui pouvait passer par la
tête de ces fanatiques obscurantistes ?!
Le supérieur savait bien qu’il ne donnait pas de tels ordres en l’air.
Un jour, alors que l’on venait pour la nième fois exiger la fermeture du
monastère, il déclara sans détours :
– La moitié de mes frères a combattu sur le front. Nous sommes armés,
nous nous battrons jusqu’à la dernière cartouche. Regardez ce monastère :
comment peut-il être question de dislocation ? Les tanks ne passeront
pas. Vous ne pourrez nous prendre que par les airs, avec l’aviation. Mais
dès que le premier avion apparaîtra au-dessus du monastère, la nouvelle
sera immédiatement retransmise dans le monde entier par la Voix de
l’Amérique. Alors réfléchissez !
Je ne sais quels arsenaux possédait le monastère. Je pense plutôt qu’il
s’agissait d’une ruse de guerre du supérieur et que sa menace cachait,
une fois de plus, une plaisanterie. Mais comme on dit, toute plaisanterie
comporte une part de vérité. En ces années-là, la confrérie offrait un visage
singulier : plus de la moitié des moines s’étaient vus décerner des décorations
et étaient des anciens combattants de la Grande Guerre patriotique. Une
fraction, importante elle aussi, avait connu les camps staliniens. D’autres
enfin avaient traversé les deux, la guerre et le Goulag.
– C’est celui qui passe à l’offensive qui gagne, disait le père Alipi. Et
il suivait lui-même à la lettre cette stratégie.
C’est précisément dans ces
années-là que, luttant pour le monastère, le supérieur en fit reconstruire
les puissants murs de fortification, tombés en ruine, restaura les églises à
l’abandon, mit au jour, grâce à un travail professionnel irréprochable, les
anciennes fresques, remit en état les bâtiments où logeaient le supérieur et
la communauté. Étant lui-même peintre, il évita que ne fussent vendues
en dehors du pays les oeuvres de maîtres russes et étrangers. Dans son
énorme collection, figuraient des Levitan et des Polenov. Avant de mourir,
le père Alipi céda gracieusement ces chefs-d’oeuvre au Musée russe de
Saint-Pétersbourg.
Enfin, il fit aménager partout des jardins, des parterres
de fleurs et des vignes si merveilleux que le monastère devint un des
endroits les plus beaux de Russie. Une personne venue pour la première
fois à Petchory, en pèlerinage ou comme touriste, découvrait un monastère
fabuleux, admirable, avec quelque chose de tout à fait irréel au milieu de
la morne réalité soviétique.
Mais le principal exploit du père Alipi fut d’organiser le mouvement
spirituel que
représentaient les
startsy.
Ce phénomène
a notamment ceci
d’étonnant qu’il
n’est pas rattaché à
un lieu précis, à un
monastère concret.
Il migre à travers le
monde, s’épanouit,
par exemple, de
façon inattendue
au-delà de la
Volga, dans les
skit de la Thébaïde
du Nord, ou bien dans le désert de Beloberejski, au milieu des bois, ou
encore à Sarov ou à Optino.
Au milieu du xxe siècle, c’est au couvent de
Pskovo-Petcherski qu’il a trouvé asile. Et le père Alipi sut en discerner la
mystérieuse trajectoire. Il protégea les startsy comme un trésor précieux
et en accrut le nombre. Il obtint l’autorisation pour que les grands startsy
de Valaam soient transférés de Finlande à Petchory. Il accueillit après
ses séjours en prison et son exil le hiéromoine tombé en disgrâce Ioann
(Krestiankine). Ce fut l’évêque Pitirim qui l’amena en secret au monastère.
Il donna refuge au père Adrian qui avait été obligé d’abandonner la laure
de la Trinité-Saint-Serge. Durant le supériorat du père Alipi, grandit toute
une génération de startsy-guides spirituels dont certains sont évoqués dans
ce livre. À l’époque, créer et préserver une telle chose relevait d’un véritable
exploit.
EDITIONS DES SYRTES
14 Place de la Fusterie
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