vendredi 15 mars 2013

Archimandrite Tikhon (Chevkounov) saints de tous les jours et autres récits (6/8)


Un matin, à la veille de la fête de la Sainte Trinité, nous allâmes en forêt, le père Rafaïl, Ilia Danilovitch et moi, chercher des jeunes bouleaux afin de décorer l’église, selon la tradition. Mais quand nous nous mîmes à la tâche, je fus triste pour ces arbustes : ils avaient poussé, grandi, et voilà que tout à coup on les abattait pour les placer pendant deux misérables jours dans une église. Mes gémissements indignèrent le père Rafaïl : 
– Vous n’y comprenez rien, Gueorgui Alexandrovitch ! Le bouleau sera heureux de participer à la beauté de l’église du Seigneur. 
Mais le père Rafaïl pouvait tout aussi bien se faire responsable de quelques arbres que de l’univers tout entier. Je me souviens d’une nuit de printemps où nous marchions en compagnie du père Nikita sur un merveilleux sentier de forêt, dans les environs de Borovik. Le ciel étoilé était à cette heure tardive si superbe que nous fûmes involontairement emplis d’admiration. 
« Est-il possible que ce bel et immense univers, ce nombre infini de mondes soient créés par Dieu pour nous seuls, nous, habitants de cette minuscule planète qui ne peut être en rien comparée à l’infinitude de l’univers ? », pensai-je. 
Je fis part de cette méditation lyrique à mes compagnons, et le père Rafaïl dissipa aussitôt mes doutes, avec audace et sans hésitation :
 – Il n’y a de vie raisonnable nulle part ailleurs que sur la Terre, me dit-il. Et il s’expliqua : car si elle existait ailleurs le Seigneur l’aurait révélé à Moïse quand celui-ci écrivit la Genèse. Et Moïse nous l’aurait laissé entendre, ne serait-ce que par une allusion. Donc n’en doutez pas, Gueorgui Alexandrovitch : l’univers est créé par Dieu uniquement pour l’homme !
 – Alors pourquoi y a-t-il ces myriades infinies d’étoiles au-dessus de nos têtes ? 
– C’est pour que tu comprennes en les regardant la toute-puissance de Dieu. 
Mais ce n’était pas tout ! Le père Rafaïl répondait parfois non seulement de l’univers, mais du Seigneur lui-même ! Un jour, la question fut de savoir s’il y avait des hommes que Dieu n’aimait pas. Tout le monde s’empressa de donner la réponse académique : « Dieu aime tous les hommes. » 
Mais le père Rafaïl dit soudain : 
– Ce n’est pas exact ! Le Seigneur n’aime pas les timorés ! 
Il avait des relations très simples avec les gens. Un jour, une voisine vint lui apporter un bocal de cornichons. 
– Prends-les, toi au moins, père ! De toute façon, ils sont perdus, soupira-t-elle. 
– D’accord, donne ! fit le père, magnanime. Si tu as du mal à les jeter, j’irai les porter moi-même à la décharge. 
Une visiteuse de Moscou venait voir le père Rafaïl, mais ne voulait pas porter de foulard sur la tête. Le père Rafaïl lui dit avec sévérité : 
– Vous revenez sans foulard ? Je vais vous clouer un paillasson sur la tête ! La jeune fille fut si effrayée qu’elle n’enleva plus jamais son foulard. On dit qu’elle dormait même avec. Nous étions frappés par sa façon de traiter ceux qui l’offensaient ou qui le détestaient. Et il y en eut. Notamment parmi ses confrères prêtres. 
Le père Rafaïl ne se permettait jamais ni mots désagréables à leur égard, ni ton qui juge. D’ailleurs il ne jugeait jamais. Il lui arrivait seulement parfois de ronchonner contre le pouvoir soviétique. Il avait un rapport particulier à celui-ci. 
D’un côté le pouvoir soviétique de ces années-là était à ce point omniprésent qu’il nous empêchait parfois de vivre. Mais d’un autre, il ne semblait pas exister pour nous. Nous vivions en l’ignorant. Et en ce sens, nous comprenions mal les croyants dissidents qui se fixaient pour principal but de lutter contre lui. Pour nous il était très clair que ce pouvoir prendrait fin de lui-même et s’effondrerait superbement. En attendant, il pouvait vous gâcher la vie : vous mettre en prison ou en hôpital psychiatrique, vous traquer ou tout simplement vous assassiner. Mais nous croyions que rien n’arriverait sans la Divine Providence. 
Comme le disait l’antique moine et ascète Forst : « Si Dieu veut que je vive, Il sait comment arranger ça. Et s’Il ne le veut pas, alors pourquoi devrais-je vivre ? » 
Le père Rafaïl prenait de temps à autre plaisir à taquiner les autorités de la région et du district. Surtout quand il était amené à être à la fois le doyen d’une église de campagne et son unique prêtre. Sa fonction l’obligeait à déclarer chaque année le nombre de baptêmes et de mariages. 
Dans ses rapports, il citait des nombres à quatre chiffres de couples qu’il avait unis et d’enfants qu’il avait baptisés si bien que le conseil local aux Affaires religieuses en était pris de panique. Finissant par percer ses polissonneries, le conseil répondait par une véritable haine et lui faisait cruellement payer son arithmétique, sa Zaporojets noire à petits rideaux blancs et ses centaines de visiteurs. Mais le père Rafaïl ne se laissait jamais abattre, même quand il devait déménager d’une paroisse à l’autre plusieurs fois par an, à l’instigation des fonctionnaires du conseil aux Affaires religieuses. 
Dans ces années-là, nous déplorions qu’il y ait si peu de littérature spirituelle en Russie. Éditer des livres religieux, en dehors des tirages de misère autorisés, était non seulement interdit mais passible de poursuites pénales. 
Un jour, nous commençâmes à tirer des plans sur la comète et imaginer que nous installerions une imprimerie dans le skit du père Dossifeï. Nous nous laissâmes tellement entraîner par nos rêves que nous discutâmes de la future maison d’éditions avec bon nombre de nos connaissances. À la veille du 7 novembre, le père Rafaïl vint à Moscou chercher des pièces de rechange et il s’arrêta chez moi pour une journée. Nous décidâmes de repartir ensemble pour sa paroisse, car les fêtes de novembre me donnaient presque une semaine de congés.
 Le soir, le père Rafaïl était dans ma chambre et bavardait au téléphone avec des amis pour passer le temps avant de reprendre le train. Mais la ligne grésillait et craquait. Supposant que le KGB écoutait, le père se mit à déblatérer sur le pouvoir soviétique, incapable disait-il, d’utiliser des tables d’écoutes de bonne qualité. Je m’inquiétai et fis remarquer au père que c’était peut-être le cas. Mais cela ne fit que l’exciter. 
– Et voilà Gueorgui Alexandrovitch à moitié mort de frousse ! s’indignat- il d’une voix forte. Ça ne fait rien, camarades komsomols et bolcheviks ! Bientôt le pouvoir soviétique va s’effondrer et qu’est-ce que vous ferez ? Nous, en attendant, nous allons commencer à nous préparer à publier des livres, à installer une imprimerie clandestine dans le skit ! Et nous aurons encore l’occasion de vous baptiser et de vous unir à l’Église vous aussi, camarades komsomols et bolcheviks ! Et autres fantaisies de la même eau. 
Je m’énervai, puis décidai de ne plus m’en faire et cessai de l’écouter. Comme toujours, nous fonçâmes à la gare à la dernière minute. Le père Rafaïl aimait l’exercice de haute voltige qui consistait à s’élancer sur le marchepied du dernier wagon d’un train qui démarrait. Mais avant d’en arriver là, il agaçait tout son monde : 
– Père, il ne reste qu’une heure avant le départ du train ! le prévenions-nous.
 – Encore une heure ? Alors on a le temps de mettre la tchifiroire en route. Il voulait dire la bouilloire. Tchifiroire était un terme des camps qui nous venait du père Viktor. On mettait donc de l’eau à bouillir, puis ceux qui avaient eu l’imprudence de vouloir partir avec le père Rafaïl soupiraient nerveusement et s’asseyaient pour prendre le thé. 
– Père ! Il ne reste plus qu’une demi-heure avant le départ ! Et nous avons vingt-cinq minutes de trajet ! le suppliions-nous, désespérés. 
– Encore une petite tasse ou deux, disait le père sans rendre les armes. Si personne ne sombrait dans l’hystérie tout se passait généralement bien. Le père Rafaïl, à un moment qu’il était le seul à connaître, demandait enfin tout étonné : 
– Qu’est-ce qu’on fait assis ? C’est comme ça qu’on arrive en retard ! Tous les partants, emplis de reconnaissance pour la chance qu’il leur offrait de s’en aller, bondissaient de leur siège et se précipitaient à la gare. Et bien qu’il nous fût arrivé en une ou deux occasions de voir le train s’éloigner sous nos yeux, ce petit jeu se répétait à chaque fois.
 Le soir où avait eu lieu ce bavardage téléphonique sur les skit et les éditions, nous n’avions pas raté notre train. Nous arrivâmes à Pskov et allâmes aussitôt rendre visite au père Nikita. Nous lui apportions des livres, des provisions et, une fois réunis, nous entreprîmes de lire à haute voix un ouvrage que nous nous étions procurés à Moscou : Le Starets Silouane. 
En ces jours de novembre, il faisait un temps clair, un léger froid hivernal, et le soleil brillait de tout son éclat. Le matin, une fois les prières d’usage récitées, nous prîmes à nouveau place pour lire. Mais notre paisible lecture fut soudain interrompue par le bruit de plusieurs voitures qui arrivaient dans la rue. C’était curieux pour un trou perdu comme Borovik. Nous regardâmes par la fenêtre et comprîmes que nous avions de la visite. Des miliciens et des civils en imperméables et chapeaux mous descendaient de deux Volga et d’une jeep. Honnêtement, j’eus très peur. Et le père Nikita aussi. En revanche, le père Rafaïl, Ilia Danilovitch et le père Viktor restèrent impassibles. L’Ancien, qui avait tout de suite reconnu les visiteurs, eut un rire mauvais. 
– Restez tous à vos places ! Vos papiers ! hurla le milicien ventru qui était entré le premier. 
C’était le commissaire de la milice locale que nous connaissions bien. Les autres, au nombre de cinq ou six, nous fixèrent d’un air menaçant. Sans pour autant dégainer. 
– Contrôle des papiers d’identité ! Sortez tous vos papiers ! gueulait furieusement notre commissaire d’habitude si aimable, au point qu’un de ses camarades tenta de le calmer. En fait, on ne vérifia que les miens. Certains se mirent à me poser des questions, tous en même temps : qui étais-je, où étais-je enregistré, quel était mon lieu de travail et pourquoi étais-je là sans être enregistré, comme il se devait, auprès du KGB local. 
C’était la première fois que je me retrouvais dans une telle situation et je ne savais pas quoi répondre. Mais je craignais surtout que mes amis ne remarquent ma frousse. Ce fut le commissaire qui vint soudain à ma rescousse. Il vociféra à nouveau, mais lança quelque chose de plus cinglant : 
– Où est l’imprimerie clandestine ? Avouez ! Répondez ! Nous savons tout ! Inutile de dissimuler ! Il rugissait comme une sirène de pompiers et son visage, de seconde en seconde, virait du rouge au violet. Au début, nous le regardâmes étonnés, sans rien y comprendre. Quelle imprimerie ? Qu’est-ce que nous dissimulions ? Puis le père Rafaïl et moi nous rendîmes compte que tout cela avait pour origine nos bavardages auprès des amis et peut-être aussi la conversation téléphonique sur cette fameuse imprimerie. Le milicien tonitruant ne tarda pas à confirmer nos hypothèses : 
– Nous savons tout !... Vous avez une imprimerie. Dans un skit clandestin. Que personne ne bouge ! Sortez !... Je vous dis de sortir ! Et prenez vos affaires ! Indiquez-nous le chemin ! C’est toi, le patron, ici ! fit-il en frappant la poitrine du père Nikita. En avant ! Tu nous indiques le chemin ! 
– Il n’ira nulle part, dit le père Rafaïl, coupant court aux hurlements. Pas plus qu’aucun d’entre nous. 
– Quoi ?! fulmina à nouveau le gardien de l’ordre. 
– Et pas question non plus de vous montrer notre imprimerie ! ajouta le père Rafaïl. 
Il eut l’air de parler de l’imprimerie comme si elle existait. Je compris qu’il avait une idée derrière la tête. Nos « invités » tantôt exigeaient que nous passions aux aveux, tantôt essayaient de nous convaincre de les mener jusqu’au skit et de leur montrer les machines de composition typographique, mais nous jetions un coup d’oeil au père Rafaïl et nous taisions. 
Cela dura une vingtaine de minutes. Finalement, tout leur groupe se retira dans la cour pour délibérer. À leur retour, ils nous annoncèrent qu’ils n’avaient pas besoin de nous pour trouver l’imprimerie. Ils se bornèrent à nous demander comment parvenir au plus vite à ce skit. Nous eûmes la surprise d’entendre le père Rafaïl le leur expliquer. 
Il fit impitoyablement emprunter aux détectives le chemin le plus long et le plus pénible, soit une marche d’une quinzaine de kilomètres à travers un terrain marécageux et la forêt. On était au début de novembre. Les marais des environs s’étaient couverts d’une fine couche de glace. Nos hôtes sortirent tout animés et initièrent leur triste promenade. J’interrogeai malgré tout le père Rafaïl : 
– Et s’ils se noient dans les marais ? 
– Ils ne se noieront pas, non, me répondit-il. Par contre, ils se sauveront héroïquement les uns les autres. Il était environ huit heures du matin. Nous bûmes force thé, coupâmes force bois pour une vieille femme, paroissienne du père Nikita, nettoyâmes l’église. Une pluie fine se mit à tomber et ne s’arrêta plus. Mais nous avions eu le temps auparavant de nous promener. Nous déjeunâmes sous la bruine, essayant tranquillement d’imaginer nos Sherlock Holmes en train de rechercher l’imprimerie. 
Vers sept heures du soir, alors qu’une obscurité humide s’était abattue, nous vîmes réapparaître nos invités du matin. Mais quelle allure ils avaient ! Trempés de la tête aux pieds, gelés, épuisés, ils faisaient tant pitié que nous faillîmes nous étrangler avec notre thé chaud. 
– Où est l’imprimerie ? demanda l’un des hommes en civil, d’un ton plaintif et sans espoir. 
– Quelle imprimerie ? demanda le père Rafaïl, avalant une gorgée de thé. 
– L’imprimerie clandestine…, précisa l’homme en civil, conscient de l’absurdité de ses propres paroles. – Ah !l’imprimerie clandestine !... Alors vous ne l’avez pas trouvée dans le skit ? 
– D’accord…, fit, déprimé, l’homme en civil. Donnez-nous donc plutôt un peu de thé pour nous réchauffer ! 
– Vous le boirez au soviet du village, rétorqua le bon père Rafaïl. 
– D’accord, répéta l’homme en civil, baissant la tête avec un soupir. 
Au moment de partir, il dit d’un ton fatigué au père Rafaïl : Je te préviens, tu risques de le payer ! L’homme en civil n’avait pas menti, il tint promesse. Une semaine plus tard, le père Rafaïl fut transféré dans une autre paroisse. Et deux mois après, dans une autre. Mais il en avait l’habitude.

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