Les offices religieux dans les grottes ne s’interrompirent pas.
La guerre livrée au monastère ne connaissait aucun jour de trêve.
L’écrivain de Pskov, Valentin Kourbatov, se souvient : « Avant la visite
d’une nième commission étatique venant fermer le monastère, le père
archimandrite Alipi annonça sur les Saintes Portes que la peste s’était
déclarée au couvent et qu’il ne pouvait permettre à la commission d’y
pénétrer. Celle-ci était dirigée par Anna
Ivanovna Medvedeva, présidente du
comité régional à la Culture. Et c’est à
elle que le père s’adressa : “Excusez-moi,
ce ne sont pas mes idiots de moines qui
me font pitié. Ils sont de toute façon
destinés au Royaume des cieux. Mais
c’est vous, Anna Ivanovna, et vos chefs
que je ne peux laisser entrer. C’est que je
ne trouverais pas les mots qu’il faut pour
répondre de vous à l’heure du Jugement
dernier. Donc, pardonnez-moi, mais je
ne vous ouvrirai pas.” Et, pour la nième
fois, le voilà lui-même qui prend l’avion
pour Moscou, fait des démarches,
frappe à toutes les portes et finit, une
fois de plus, par triompher. »
De même qu’un vrai guerrier
distingue infailliblement ses ennemis, de même le père Alipi se montrait
intraitable envers les démolisseurs conscients. Mais avec les simples gens
il se comportait tout à fait différemment, y compris lorsque ceux-ci, par
manque de discernement, ne savaient pas ce qu’ils faisaient.
Cela peut paraître étrange après les histoires que je viens de raconter ici,
mais l’essentiel dans la vie du père Alipi, d’après ses propres dires, c’était
l’amour. C’était lui son arme invincible et inconcevable pour le monde.
« L’amour, disait ce grand supérieur, est la prière suprême. Si la prière
est la reine des vertus, alors l’amour chrétien est Dieu, car Dieu est
Amour… Ne regardez le monde qu’à travers le prisme de l’amour et tous
vos problèmes s’envoleront : vous verrez en vous le règne de Dieu, dans
l’homme une icône, dans la beauté terrestre l’ombre de la vie au paradis.
Vous m’objecterez qu’il est impossible d’aimer ses ennemis. Souvenez-vous
des paroles du Christ : “Tout ce que vous avez fait aux hommes, vous me
l’avez fait à Moi.” Écrivez ces mots en lettres d’or sur les tables de la loi de
vos coeurs, écrivez-les à côté de l’icône et lisez-les chaque jour. »
Un soir, alors que les portes du monastère étaient fermées depuis
longtemps, le gardien accourut, épouvanté, chez le père supérieur et lui
annonça que des militaires en état
d’ivresse voulaient pénétrer de force
dans le monastère (on apprit plus tard
qu’il s’agissait d’élèves parachutistes
qui fêtaient chaudement la fin de
leur scolarité dans leur chère école).
Malgré l’heure tardive, les jeunes
lieutenants exigeaient qu’on leur
ouvre incontinent toutes les églises
du monastère, qu’on leur organise
une visite guidée et qu’on les laisse
déterminer à quel endroit les popes
retranchés là cachaient leurs nonnes.
Le gardien raconta horrifié que les
officiers ivres s’étaient déjà munis
d’une énorme poutre qu’ils utilisaient
comme bélier pour défoncer le
portail.
Le père Alipi s’éloigna dans ses
appartements et en revint revêtu
d’une vareuse militaire ornée de plusieurs rangées de médailles qu’il avait
enfilée sur son manteau ecclésiastique. Il jeta sa chape sur cet uniforme
de façon à cacher les décorations et se dirigea vers les Saintes Portes
accompagné du gardien.
De loin déjà, il comprit que le monastère subissait un véritable assaut.
Arrivé tout près, il ordonna de tirer les verrous et, instantanément,
une dizaine de lieutenants se ruèrent à l’intérieur du monastère. Ils
s’attroupèrent, menaçants, autour du vieux moine emmitouflé dans sa
chape noire et exigèrent à qui mieux mieux qu’on leur montre les lieux,
que l’on cesse de faire régner en territoire soviétique les lois de l’Église et
de dissimuler aux futurs héros un musée du patrimoine appartenant au
peuple tout entier.
Le père Alipi les écouta, tête baissée. Puis il leva les yeux et enleva sa
chape… Les lieutenants se mirent au garde-à-vous, bouche bée. Le père
les observa tous d’un air menaçant et demanda sa casquette au lieutenant
qui se tenait le plus près de lui. Celui-ci la lui remit docilement. Le père
vérifia qu’à l’intérieur du bandeau se trouvait bien, comme il était d’usage,
le nom de famille de l’officier écrit à l’encre, puis il fit demi-tour et repartit
chez lui.
Dégrisés, les lieutenants le suivirent d’un pas traînant. Ils murmuraient
des excuses et demandaient que la casquette leur soit rendue. Les jeunes
gens voyaient se profiler de sérieux désagréments. Mais le père Alipi ne leur
répondait pas.
C’est ainsi que les jeunes officiers parvinrent à son domicile
et s’arrêtèrent, hésitants. Le supérieur ouvrit la porte et les invita d’un geste
à entrer.
Ce soir-là, il resta avec eux jusqu’à une heure avancée de la nuit. Il les
régala comme lui seul savait le faire. Il leur fit visiter lui-même le monastère,
leur montra les anciens sanctuaires, leur parla du passé glorieux et du
présent fascinant du monastère. À la fin, il embrassa chacun d’entre eux
comme un père et les récompensa avec prodigalité. Ils refusèrent, troublés.
Mais il leur dit que cet argent que leurs grands-mères, leurs grands-pères et
leurs mères avaient réuni leur serait utile.
Ce fut un cas particulier, mais pas unique en son genre. Le père Alipi
ne perdait jamais sa foi en la puissance Divine capable de métamorphoser
les hommes, quels qu’ils soient. Il savait d’expérience que bien des
persécuteurs de l’Église étaient devenus chrétiens, soit dans le secret, soit
ouvertement, peut-être même grâce aux propos sévères, décapants et pleins
de vérité qu’ils avaient entendus de sa propre bouche.
Des mois, et parfois
des années plus tard, les ennemis d’hier revenaient vers lui, non plus pour
molester le monastère, mais pour rencontrer en la personne du supérieur
un témoin d’un monde autre, un pasteur et un guide spirituel plein de
sagesse. Car une vérité prononcée sans crainte, pour amère et au premier
abord incompréhensible qu’elle soit, reste gravée dans la mémoire d’un
individu. Et il la critiquera jusqu’au moment où il finira par l’accepter ou
la rejeter à jamais. Les deux attitudes sont possibles.
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