mardi 1 septembre 2020

Archimandrite Jovan (Radosavlević) : "JE DEVRAIS TE TUER - TU CONNAIS LE COMMUNISME MIEUX QUE MOI !" Plusieurs épisodes de la vie du Patriarche [de Serbie] Pavle (1)

Patriarche Pavl 

Connaissant la vénération et l'amour que les fidèles orthodoxes du monde entier portent au Patriarche Pavle de Serbie, nous invitons les lecteurs à prendre connaissance de plusieurs souvenirs de cet homme brillant, écrits par Archimandrite Jovan (Radosavlević),  contemporain, compagnon et co-combattant du défunt Patriarche.

 

Dans sa jeunesse, pendant la guerre, il rencontra Gojko Stojčević - nom du futur patriarche - dans un monastère serbe. Dès lors, ils furent liés par une forte amitié, dont le père Jovan se souvient avec affection et gratitude. Les épisodes de la vie du Patriarche Pavle qu'il nous présente ici sont tristes et dangereux, joyeux et humoristiques, montrant le calme, la confiance et l'amour pour le Christ et le peuple, qui ont aidé non seulement l'ascète serbe et ses contemporains, mais aussi leurs descendants. Voici quelques épisodes de ce genre.

 

Première rencontre avec Gojko, le futur patriarche. La guerre.

 

L'objectif principal des partisans et des adhérents à l'idéologie communiste était d'obtenir le pouvoir à tout prix, quelles que soient les victimes - les leurs ou celles du peuple serbe. Si les tchetniks-monarchistes sous la direction du général Draža Mihajlović cherchaient à mener une guerre de libération sur les fronts sans exposer le peuple au danger de l'"opération de répression" des Allemands, les partisans [communmistes] avaient une tactique différente. Ainsi, les Serbes, civils du Kosovo et de Metochie et de tout le pays, devinrent d'abord les victimes des envahisseurs, puis, après l'arrivée des communistes au pouvoir, ils sont devenus des "traîtres, qui ne voulaient pas se battre avec eux pour le triomphe de la seule véritable idéologie".

 

À la fin de la guerre, la nouvelle s'est répandue que les partisans se dirigeaient vers la région où se trouvaient nos monastères, établissant leur autorité et traitant les fidèles avec une extrême cruauté. C'étaient des meurtriers. Des moines et des moniales effrayés fuirent leurs monastères pour se réfugier dans les villes et les villages du district de Kraljevo et Čačak, ou dans des monastères plus petits. Trois jeunes hommes, dont Gojko Stojčević, jeune théologien de 28-30 ans, fuirent le monastère de la Sainte Trinité dans la gorge de Ovčar-Kablar pour se réfugier dans un petit monastère à Vujan. Ils disent qu'ils durent s’y rendre en secret, sous les bombes allemandes, et qu'ils entendirent de nombreuses histoires sur la cruauté des partisans dans les villages. C'était ma première rencontre avec le futur Patriarche Pavle.


Les orthodoxes durent bientôt fuir eux aussi ce monastère. Presque tout le monde partit, à l'exception du vieux cuisinier, un vieillard bossu, et de Gojko, qui était atteint de tuberculose. Il dit qu'il s'était consacré entièrement au Christ et qu'avec Son aide, il espérait survivre à ce malheur. Les frères qui revinrent plus tard constatèrent que Gojko était surtout couché dans sa cellule, qu'il lisait l'Évangile, priait, ne se livrant pas le moins du monde à la panique qui en engloutit beaucoup. Pendant sa période d'isolement, il communiqua avec les Allemands, les partisans et les tchetniks, et on ne peut pas dire que cette communication ait été agréable. Un jour, un Allemand fit irruption dans sa cellule et hurla sur lui, demandant à savoir où se trouvaient les partisans et qui il était. Gojko répondit de son lit qu'il était atteint de tuberculose, qu'il ne sortait pas de sa cellule et qu'il n'avait aucune idée de ce qui se passait au-delà des murs du monastère. L'Allemand regarda autour de la cellule, vit une demie prosphore sur le rebord de la fenêtre, l'attrapa, le fourra dans sa bouche et s'enfuit loin du patient contagieux. Alors les Tchetniks arrivèrent, mais ils regardèrent simplement autour d'eux et quittèrent rapidement le monastère. Puis les partisans apparurent et passèrent la nuit dans le monastère. L'un d'eux vint dans la cellule de Gojko et passa la nuit sur son lit, immobilisant les jambes de Gojko avec son corps.



Archimandrite Jovan (Radosavlević)

   

 

Gojko lui dit : "Mon ami, tu vas me casser les jambes comme ça. Et c'est dangereux ici, j'ai la tuberculose !"

 

"Ah ! La tuberculose !" cria-t-il. Il sauta du lit, attrapa son imperméable et s'enfuit.

 

À l'été 1945, Gojko s'était progressivement remis. Nous le considérions comme le seul à avoir reçu une bonne formation théologique, et c'était vrai. Il avait une belle voix, et il était très doué pour le chant choral - ce qui était très précieux pour nous, novices du monastère. Nous avions un grand respect pour lui : Nous apportions du bois de chauffage dans sa cellule les jours de grand froid, de l'eau, du thé, etc. et lui demandions toujours de nous enseigner quelque chose concernant les services religieux - comment chanter correctement l'hymne des chérubins, le verset de la communion, les tropaires ou les stichères des fêtes - il était toujours heureux de nous aider.

 

Gardien, menuisier, électricien...

 

Pendant ces années de guerre et les premières années d'après-guerre, il n'y avait rien, pas même les choses les plus nécessaires et les plus familières. Personne ne pouvait trouver d'aiguilles à coudre, par exemple, ou de stylos - nous écrivions encore avec des plumes à l'époque, et ceux qui le pouvaient, les fabriquaient à la main. Gojko vit tout cela, bien sûr. Il vit également que le monastère n'avait pas de croix à placer à côté de l'icône festive sur le lutrin, alors il s'est assis pour faire lui-même ce travail minutieux: Il passa plusieurs mois à sculpter une magnifique croix, en bois de frêne, je crois. Il fit un travail similaire plus tard, lorsqu'il  devint moine, jusqu'à un âge très avancé : il répara des horloges murales, des réveils et des montres de poche cassés (il n'y avait pas de montres-bracelets à l'époque) ; il était menuisier, cordonnier. En général, avec l'arrivée de Gojko au monastère, nous avons trouvé notre électricien, notre concierge et notre contremaître. Nous fûmes toujours étonnés que cet intellectuel faible et malade - étudiant en théologie - connaisse si bien non seulement la théologie et les autres disciplines académiques, mais qu'il possède aussi de telles compétences.

 

Des mathématiques spirituelles sérieuses

 

Lorsque sa santé le permettait, Gojko nous parlait beaucoup, ce qui nous rendait très heureux. Il savait beaucoup de choses et il pouvait transmettre ses connaissances dans une langue accessible. Il avait le don de raisonner, de parler calmement, correctement et de manière convaincante d'une variété de choses, de problèmes et d'opinions diverses à leur sujet. Mais il savait aussi plaisanter, même si ses blagues, ses anecdotes et ses histoires humoristiques étaient aussi spirituelles, je dirais.

 

De tous nos frères, seul Gojko avait fait des études supérieures. Un jour, l'higoumène Vasilije plaisanta : "Tu sais, Gojko, tu es comme l'unité devant nos zéros ici. Qu'est-ce qu'un zéro sans un un ? Ce n'est rien. Donc nous ne sommes rien sans ton érudition et ton intelligence." Mais ensuite, il devint sérieux et a dit : "Mais le un sans un zéro, c'est aussi rien. Mais lorsqu'il est associé à des zéros, sa valeur est décuplée, multipliée par cent ou par mille. Il me semble donc que tu n'as pas non plus autant de valeur sans nous". Le père Vasilije connaissait et a donné beaucoup d'exemples de ce genre. Mais ce dicton sur le un et les zéros était certainement une leçon pour Gojko, pour accorder plus d'attention à l'humilité qu'à la vanité qui accompagne la vie d'un homme éduqué et savant.

 

Nous, les jeunes novices, aimions aussi regarder le ciel étoilé avec lui. Gojko nous parlait beaucoup des constellations, des planètes et du reste du cosmos, nous invitant à nous émerveiller et à admirer avec lui la sagesse qui a donné un ordre si harmonieux à l'univers. Nous nous arrêtions tous devant cette majesté tranquille et bienveillante du monde créé par Dieu. C'était un sentiment très lumineux.

 

Comment le futur Patriarche a enseigné aux autorités le marxisme-léninisme

 

En 1946, immédiatement après la guerre, un policier vint dans notre monastère (nous vivions alors dans la gorge d’Ovčar-Kablar, dans le monastère de l'Annonciation) et commença à nous "éduquer" sur Marx et Engels et sur le communisme en tant que "percée du mode de vie correct pour la société", "l'ordre mondial communiste", etc. Gojko engagea une conversation avec lui, l'écouta attentivement et commença à expliquer au policier les spécificités de la doctrine et de l'ordre communistes mieux que n'importe quel informateur politique, parce qu'il avait étudié le marxisme (et n'en était pas satisfait). Le policier interrompit brusquement la conversation : "Je devrais te tuer ! Je vois que tu en sais plus sur le communisme que moi, mais tu ne vas pas te comporter comme un communiste". Ils tuaient beaucoup de gens à l'époque : Comme en Russie après la révolution, l'esprit chrétien du peuple, de ses meilleurs représentants, était en train d'être détruit.

 

Le zèle du hiérodiacre Pavle

 

Mais Dieu le sauva, et deux ans plus tard, le jour des apôtres Pierre et Paul, au monastère de l'Annonciation, Gojko fut tonsuré et reçut le nom sous lequel il est connu et aimé bien au-delà de la Serbie : Pavle. Je dois dire qu'à partir du moment où il devint moine, et peu après hiéromoine, Pavle  devint extrêmement strict avec lui-même, et nous regrettâmes quelque peu que ses histoires drôles aient cessé. Mais il continua à plaisanter, et cela, bien sûr, était une consolation.

 

Ensuite, la confrérie du monastère dut déménager au monastère Rača, situé dans l'ouest de la Serbie. Le père Pavle s'y rendit comme toujours. Il accordait une attention particulière à la précision et à la justesse de la célébration des offices. Il voulait s'assurer que les services étaient servis sans accrocs ni pauses, mais pas de manière chaotique et rapide. Il fit souvent des homélies avant la communion, courtes, informatives et légères. Les gens les aimaient vraiment.

 

Lorsqu'on lui demandait un conseil sur quelque chose, le père Pavle ne répondait pas immédiatement. Il avait besoin de temps pour réfléchir et lire l'Evangile ou les saints Pères et prier - alors seulement il pouvait donner son avis.

 

 

Il menait une vie ascétique stricte, et il était évident que le Père Pavle aimait sincèrement une telle vie. Au monastère Rača, il nous rappela constamment de vivre en harmonie et de respecter les règles monastiques. Il nous servait de réveil : Un peu avant 5 heures du matin, le Père Pavle réveillait les novices pour qu'ils soient à l'office des Matines à 5 heures précises. Ensuite, nous avions le réfectoire et nos obédiences.

 

L'inflexibilité du hiérodiacre Pavle

 

Un jour, le pauvre hiéromoine Jonas vint dans notre monastère. Autrefois excellent diplômé du séminaire, très versé dans la théologie et d'autres disciplines, il perdit ses connaissances à cause de son alcoolisme, et la guerre acheva la tâche : Le père Jonas fut envoyé dans un camp de concentration d'Ustaša1 où il a subi de terribles tourments. Il survécut à la guerre, mais fut ravagé physiquement et mentalement. Pour oublier les horreurs du camp de concentration, les abus des oustachis, il buvait sans arrêt. Sa consommation d'alcool était terrible. Un jour, au réfectoire il dit à l’higoumène : "Tu sais, tu as le droit de mettre un litre de raki ici pour moi, non ?" L'higoumène n'hésita pas un instant : "Et tu sais, pauvre Jonas, que tu n’a pas le droit de boire et de perdre ton temps à chercher de l'alcool ?"

 

Mais ni les admonitions de l'higoumène, ni les entretiens avec le père Pavle ne l’aidèrent. Le père Jonas buvait toujours. Plusieurs fois, le père Pavle et moi avons dû courir au village voisin pour porter le père Jonas qui s'était enfui du monastère à la recherche de raki, ivre et immobilisé pour le ramener dans une brouette ou sur un brancard. Les villageois venaient nous voir et nous disaient "Allez sauver le père Jonas, sinon les porcs vont le mordre." Puis le Père Pavle nous disait à tous : "Même les animaux domestiques ou sauvages servent à quelqu'un ou quelque chose, c'est-à-dire, sont utiles d'une certaine façon. Mais un homme qui s'est livré à l'ivresse existe tout simplement, en décomposition : Il est comme vivant, mais en réalité il est mort, et il n'apporte aucun bienfait ni à Dieu ni à l'homme."

 

Le père Jonas tomba malade d'un délire de sevrage d'alcool, et ils l'emmenèrent dans une clinique à Belgrade, où il mourut. A partir de ce moment, le Père Pavle insista fermement sur le rejet total de l'alcool dans le monastère. En voyant le mauvais exemple du hiéromoine Jonas, nous avons bien sûr soutenu le Père Pavle. Le P. Pavle a maintenu cette attitude stricte envers le vin jusqu'à la fin de sa vie. (A suivre...)


Version française Claude Lopez-Ginisty

D’après

Pravoslavie.ru

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