L’une des différences les plus évidentes entre les conceptions orthodoxe et occidentale de comprendre le mariage est que, en Occident, le mariage est ce que deux personnes font, alors qu’en Orient, il s’agit de « quelque chose qui leur est fait ». Cette différence s’exprime dans la cérémonie même. En Occident, les deux personnes échangent des serments, établissant ainsi un contrat entre elles. Dans la cérémonie orthodoxe aucun serment n’est échangé : après la demande initiale concernant leur volonté de se marier (ce sujet est développé plus loin), elles ne disent absolument rien. Elles ne font rien non plus, mais « quelque chose leur est fait » : on place des couronnes sur leurs têtes, le prêtre les mène autour du lutrin de l’Evangile, on leur donne la même coupe à boire, et c’est même une autre personne qui leur met l’anneau au doigt. Quel qu’ait pu être le développement historique du rite orthodoxe, sa forme exprime la croyance dans la nature sacramentelle du mariage. C’est ainsi que le rite du mariage est analogue à celui de l’Eucharistie. On ne « produit » pas le Corps et le Sang du Christ de la même manière qu’on négocierait et produirait un contrat. Toutes les actions du prêtre et de l’assemblée ne sont pas dirigées vers la « production » des Saints Dons, mais vers la préparation de leurs propres cœurs et âmes à la réception de ce sacrement.
Mais quand on parle de la nature sacramentelle du mariage, il faut entendre par là quelque chose de spécifique. Le mariage n’est pas un sacrement parce qu’il est listé comme tel par le catéchisme ; et ce n’est pas un sacrement parce que, d’une certaine façon, Dieu bénit le couple. L’une des manières dont on peut définir un sacrement, pour être plus précis dans le cadre de cette étude, est de le considérer comme une transformation : elle n’est pas quantitative (dans le sens où l’on ajoute des serments, des bénédictions, des certificats au couple), mais qualitative – le couple ne demeure pas l’union des deux mêmes personnes qu’elles étaient avant le mariage, mais il est transformé (« les changeant par Ton Saint Esprit » dans le sens eucharistique) en quelque chose qu’il n’était pas : une icône spécifique du Christ et de Son Eglise.
Il ne suffit cependant pas de dire la chose pour qu’elle devienne telle. Beaucoup – si ce n’est la plupart ! – de nos mariages orthodoxes ne ressemblent pas à l’icône du Christ, mais bien davantage à n’importe quel modèle de mariage que présente notre société actuelle. Si notre théologie n’a pas d’effet pratique sur les mariages actuels, nous devons alors nous efforcer de rendre la théologie pertinente pour la vie des époux orthodoxes. La nature sacramentelle d’un mariage orthodoxe et la présence réelle de Dieu, en tant que troisième Personne de la « trinité » composée de Dieu, de l’homme et de la femme, doit être rendue effective pour tendre à la transformation sacramentelle des époux. Une manière de réaliser cela est de déplacer la focalisation d’un mariage dans lequel je reçois, vers un mariage dans lequel je donne. Je pense que la compréhension moderne du mariage se résume à un moyen par lequel les gens obtiennent des avantages : amour, compagnie, enfants, etc. Il conviendrait de présenter un modèle qui se focalise sur le don, la « kénose » (l’action de se dépouiller, de se vider de soi), cela aiderait certainement les mariages orthodoxes à se renforcer : le modèle orthodoxe du mariage en tant que témoignage (martyria) du sacrifice de soi du Christ. En fait, quand on parle du mariage comme d’une icône du Christ et de Son Eglise, il faudrait préciser que c’est spécifiquement l’amour sacrificiel du Christ qui doit être reflété dans le mariage. Et, tout comme un « cercle de patrimoine orthodoxe » est transformé en Eglise par la présence et l’action eucharistique du Saint Esprit, le couple marié n’est plus seulement un élément socio-économique ou un instrument de reproduction, mais une « petite Eglise », le corps du Christ, Son image dans et pour le monde.
Un point intéressant dans ce contexte est la question de la volonté libre et non contrainte posée au début de l’office du mariage. Il semblerait, historiquement parlant, qu’il n’y ait pas eu de consentement mutuel « libre et non contraint » dans la majorité des mariages chrétiens. En Russie, les mariages étaient arrangés par les parents. On peut bien penser que l’attraction mutuelle ait joué un rôle dans certains mariages, mais « la liberté de se marier » n’existait pas en tant qu’institution jusqu’à très récemment. Même de nos jours, des circonstances diverses – depuis une grossesse non prévue jusqu’à des considérations économiques – établissent des contraintes dans la décision des personnes de se marier. Ainsi, si les paroles concernant la volonté libre et non contrainte signifiaient une liberté absolue et une absence complète de contrainte, peu de mariages s’approcheraient alors de ce critère – ou alors ces paroles doivent signifier autre chose que ce que l’on pourrait initialement penser. Peut-être qu’à ce moment la volonté libre est « offerte » à la personne - faire le choix de dire « Oui ». En d’autres mots, la question n’est pas tant de demander si le couple est venu à l’église avec une absence totale de contraintes, mais s’ils veulent placer leur volonté libre et non contrainte pour aller de l’avant dans cette relation. Ce n’est pas un choix sans signification, puisque sinon il s’agit d’un rejet. En d’autres termes, ce qui se passe se passera, indépendamment du fait que les deux personnes soient consentantes ou non, le mariage aura lieu. Mais il est dans le pouvoir du couple de faire « fonctionner » le mariage. Et même si le contexte de l’office semble le suggérer autrement au premier regard, cette action même de mettre la volonté humaine en fonction est un élément intrinsèque nécessaire au sacrement. J’ai écrit ailleurs sur la distinction entre le miracle, l’action humaine, et les sacrements. Lorsque Dieu agit seul, il s’agit d’un miracle, lorsque l’homme agit seul, il s’agit d’une action humaine ; lorsque les volontés et actions de Dieu et de l’homme se croisent, il s’agit d’un sacrement. La volonté « libre et non contrainte » des participants humains est alors nécessaire pour que le mariage soit un sacrement. Et ce ne peut être un simple désir général de se marier, il doit être spécifique et immédiat – la volonté de prendre cette personne que vous voyez ici devant vous pour votre conjoint. Là encore, il y a un parallèle eucharistique à ce mystère : l’homme ne peut pas devenir le Corps du Christ, Dieu ne peut pas transformer l’homme en Corps du Christ contre la volonté de celui-ci ; c’est seulement à l’intersection de la volonté de Dieu et de la volonté de l’homme que le sacrement du Corps a lieu.
D’autre part, je dois aussi m’arrêter et demander : à quoi deux personnes consentent-elles exactement, ou qu’ont-elles l’intention de faire ? Il ne s’agit certainement pas de la question de vivre ensemble ou d’avoir des enfants – les gens font cela depuis des milliers d’années sans la bénédiction de l’Eglise. Aussi, quand on parle du mariage comme d’une icône du Christ et de Son Eglise, il ne s’agit pas de l’image d’une cohabitation ou d’une procréation, mais du martyre. Le couronnement, élément central de l’office, n’a réellement qu’une seule signification : l’octroi de la couronne des martyrs. La véritable question à laquelle répondent les époux – en disant « Oui » - n’est pas s’ils veulent vivre ensemble et faire des enfants, mais s’ils acceptent la croix et de faire ce sacrifice : « Avez-vous la volonté libre et non contrainte de donner votre vie pour cette personne que vous voyez là devant vous ? Il n’y a aucune liste d’engagements contenant une clause négociable ; parce qu’en faisant don de votre vie, vous l’abandonnez totalement, sans attendre aucun échange, ni marché, ni bénéfice en retour. »
Je pense qu’il s’agit là de la seule façon dont la question sur la libre volonté a du sens. Le mariage peut être pré-arrangé ou la décision contrainte selon certains critères – et cela est acceptable -, mais sacrifice de soi à l’image du Christ est un libre choix, tout comme le Sien.
Comment ce concept est-il exprimé liturgiquement ? Je pense que le rapport entre les rites du mariage et l’Eucharistie n’a rien de fortuit – cela fait sens intuitivement, même si cela manque d’historicité. Ainsi, idéalement, toute Liturgie devrait révéler le sacrifice du Christ pour nous et nous engager à reporter cette image sur notre conjoint et sur le monde. Et quand l’autosacrifice du Christ est compris comme modèle de notre mariage, l’Eucharistie devient l’expression liturgique de la réponse « Oui », qui alors transforme ce bref moment au début de la cérémonie du mariage, de quelque chose de temporel et pas vraiment mémorable, en une chose connectée à l’intemporalité de l’Eucharistie.
Version française Hypodiacre Pierre
d'après
Orthochristian
https://pravoslavie.ru/80718.html
Vous nous avez manqué Claude. Bonne rentrée que Dieu bénisse votre travail. p. Gontran
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