mercredi 18 décembre 2019

Constantin Chemliouk: Le "vandalisme de l'Eglise" du Phanar au 20ème siècle et l'Eglise russe


Il y a beaucoup de choses en commun dans les actions illégales de la hiérarchie du Phanar au début des XXe et XXIe siècles. 
Photo : UOJ

Reconnaissance des rénovateurs schismatiques par le Patriarcat de Constantinople au XXe siècle et parallèles évidents avec la modernité.

Aujourd'hui, quand nous voyons les canons de l'Eglise piétinés sous nos yeux, beaucoup de croyants orthodoxes pensent qu'une telle anarchie est unique et engagée pour la première fois. Toutefois, ce n'est pas le cas.

Dans sa lettre récemment publiée, Sa Béatitude le Métropolite Anastase, Primat de l'Eglise albanaise, a noté que "la situation en Ukraine, provoquée par le patriarche Bartholomée, ressemble au "schisme mélitien", que l'Eglise a surmonté par des procédures différentes et que la solution finale fut donnée par le Premier Conseil œcuménique".

Cependant, des parallèles avec les événements d'aujourd'hui peuvent être trouvés non seulement dans les temps anciens (le schisme mélitien) mais aussi dans une histoire relativement récente. Il s'agit de la reconnaissance par le Patriarcat de Constantinople du schisme rénovateur ou de la soi-disant "Église vivante" qui s'est développée sur le territoire de l'Union soviétique. Ensuite, le Phanar a utilisé, en fait, les mêmes méthodes qu'aujourd'hui et a finalement reçu une évaluation appropriée de ses actions par les représentants les plus éminents et les plus autorisés de l'Église russe. 

Phanar et l'URSS : en quête de protection

Le Patriarcat de Constantinople a toujours recherché des alliés politiques forts qui l'aideraient à survivre et à prendre pied sur le territoire de l'ancien Empire byzantin après la conquête turque. Depuis le tout début du XXe siècle, la résidence du Patriarcat de Constantinople, située dans l'un des quartiers d'Istanbul, a été à plusieurs reprises menacée de liquidation. A plusieurs reprises, le gouvernement turc a tenté d'abolir le Patriarcat de Constantinople et d'expulser de son territoire la haute hiérarchie ecclésiastique grecque. Elle a adopté plusieurs lois qui ont rendu le séjour du clergé de Constantinople sur le territoire de l'Etat turc aussi compliqué que possible. Par conséquent, les Phanariotes ont maintenu des contacts avec des représentants d'organisations internationales, des membres d'autres confessions chrétiennes (principalement anglicanes et catholiques), des représentants de l'État grec et des États-Unis d'Amérique.

Ce lien, et surtout compte tenu de la situation actuelle, ne serait pas imparfait s'il ne rendait pas le Patriarcat de Constantinople totalement dépendant de personnalités politiques et religieuses et de leurs intérêts.

Il y eut beaucoup d'exemples de ce genre.

En particulier, le Patriarche Grégoire VII s'est personnellement opposé à la réforme du calendrier initiée par son prédécesseur, le Patriarche Mélèce [Metaxakis], mais a cédé aux pressions des autorités grecques, dont il était totalement dépendant. De son propre aveu, "le changement de calendrier a été imposé par le gouvernement grec".

Comme vous le savez, dans les années 20 du siècle dernier, avec la chute de l'Empire ottoman et la formation de l'Etat turc, Mustafa Atatürk est arrivé au pouvoir. Son régime a entravé de toutes les manières possibles les activités des Phanariotes, les considérant comme des réactionnaires qui déstabilisent la société.

Le gouvernement de l'URSS, arrivé au pouvoir à la suite de la Révolution d'Octobre 1917, a eu à son tour une influence assez importante sur la Turquie, car il lui a fourni une aide militaire importante. C'est pourquoi les Phanariotes, en quête de protection contre le régime d'Atatürk, se sont tournés vers Moscou.

Il faut souligner ici que le jeune gouvernement soviétique des années 1920 et 1930 s'est dirigé vers la destruction de l'Église orthodoxe russe. Dans ce cas, il ne s'agissait pas seulement de la liquidation physique de la hiérarchie et des prêtres de l'Église orthodoxe russe. Les bolcheviks ont créé une structure d'église parallèle qui, selon les créateurs, était censée détruire l'Église de l'intérieur. A cette fin, le gouvernement de l'URSS a initié l'émergence de l'église dite "vivante" ou "rénovationniste". Les chercheurs pensent que les traits caractéristiques du rénovationnisme étaient la reconnaissance de la "justice du bouleversement social dans le pays", une coopération étroite avec le gouvernement soviétique, et dans les premières années d'activité - le recours à des organismes répressifs.
I. Malyutine. Une caricature de l'Église "rouge" 
(rénovationniste). Revue "Crocodile", 1923

C'est avec l'aide de ces organes très répressifs qu'en mai 1922 fut créée "l'église vivante" et que le Patriarche de la véritable Église (Tikhon) fut arrêté. De plus, les autorités ont, d'une part, soutenu les partisans de "l'église vivante" et, d'autre part, se sont opposées au fonctionnement de l'Eglise orthodoxe russe, ce qui a entraîné une forte augmentation du nombre de paroisses "rénovationnistes". Ainsi, dès 1923, plus de la moitié de l'épiscopat, des prêtres et des paroisses faisaient partie de "l'église vivante".

Cependant, les rénovateurs schismatiques avaient un sérieux problème - le manque de reconnaissance de la légalité de leurs actions de la part des autres Églises orthodoxes locales. C'est dans ce but qu'ils décidèrent de recourir à l'aide du Phanar. C'était facile à faire parce que les Phanariotes étaient dans une position très difficile.

Reconnaissance du schisme

En mars 1924, le Patriarche Grégoire VII de Constantinople envoya une copie de la circulaire sur l'introduction d'un nouveau style de calendrier (la même circulaire fut envoyée au Nom du Patriarche Tikhon) adressée au chef du synode rénovateur, le "métropolite" Eudocime. "L'église vivante" perçut cette circulaire comme un acte de reconnaissance par le Patriarcat œcuménique. A son tour, le synode rénovateur (définitivement, avec le consentement de Trotsky, Smidovitch et Toutchkov) offrit au chef du Phanar, ainsi qu'à sa suite, une résidence en Union soviétique "avec plein entretien, sous réserve de la légalisation du synode et de toutes les résolutions du "concile" (rénovateur) de 1923, qui destitua le Patriarche Tikhon."

Apparemment, dans un élan de gratitude pour une offre aussi généreuse (qu'il rejetait encore), le patriarche Grégoire VII exhorta le Patriarche Tikhon à abandonner le Patriarcat. De plus, le patriarche Grégoire déclara qu'il prendrait "à l'invitation des milieux ecclésiastiques" de l'URSS "la question de la pacification des troubles et des désaccords qui se sont produits récemment dans l'Église fraternelle, en désignant pour cela une commission patriarcale spéciale d'évêques." En même temps, le patriarche Grégoire VII soulignait que dans son activité, cette commission devait s'appuyer sur "les mouvements ecclésiaux loyaux au Gouvernement de l'URSS."

On sait que la position du Patriarche fut sensiblement influencée par les vues du représentant du Patriarcat de Constantinople, l'Archimandrite Basile (Dimopoulo), qui résidait en URSS et en a informé le Patriarche [Tikhon]de manière très tendancieuse et unilatérale. Par exemple, le Père Basile est allé jusqu'à "resanctifier" les trônes des temples saisis dans l'Église canonique et à ne soutenir que la communion "eucharistique" avec les rénovationnistes.

Le patriarche Grégoire VII de Constantinople 

Dans une lettre de réponse au patriarche Grégoire, le Primat de l'Eglise russe, saint Tikhon, écrit : " Nous avons été embarrassés et surpris que le chef de l'Eglise de Constantinople, sans aucun contact préalable avec nous en tant que représentant légal et chef de l'Eglise orthodoxe russe, intervienne dans la vie interne et dans les affaires de l'Eglise russe autocéphale. Les Saints Conciles (voir les 2e et 3e Règles du Deuxième Concile œcuménique, etc.) n'ont reconnu que la primauté d'honneur pour l'évêque de Constantinople mais n'ont pas reconnu et ne reconnaissent pas la primauté d'autorité pour lui... Par conséquent, tout envoi d'une commission sans avoir eu de contact avec moi en tant que seul Premier Hiérarque orthodoxe légitime de l'Église orthodoxe russe, à mon insu, est illégal, ne sera pas accepté par le peuple orthodoxe russe et n'apportera pas la paix mais encore plus de trouble et de schisme dans la vie de l'Église orthodoxe russe déjà en souffrance. Le peuple n'est pas avec des schismatiques, mais avec son Patriarche légal et orthodoxe."

Après cette lettre, le patriarche Grégoire a complètement rompu toute communion avec le Patriarche Tikhon et a tout fait pour que les rénovateurs soient reconnus par les autres Églises locales. Finalement, des quatre Patriarcats orientaux, seul le Patriarche d'Antioche, qui n'était pas dans l'orbite de l'influence du Phanar, refusa de se ranger du côté des rénovateurs.

"Vandalisme ecclésiastique" du Phanar et Métropolite Antoine (Khrapovitsky)
Le métropolite Antoine(Khrapovitsky). 
De 1918, Métropolite de Kiev et de Galice, 
Premier Hiérarque de l'ERHF(1920-1936)

Il est intéressant de noter que le patriarche Grégoire VII de Constantinople était un grand partisan du pouvoir soviétique et se considérait en droit de punir les évêques de l'Église orthodoxe russe qui s'opposaient au régime soviétique. Ainsi, il bannit de la prêtrise deux archevêques de Constantinople - Anastase (Gribanovsky) et Alexandre (Nemolovsky) - parce qu'ils avaient commémoré le Patriarche Tikhon et leur conseilla de reconnaître les bolchéviks. Ayant été sur le trône patriarcal pendant environ un an, Grégoire VII fut remplacé par le patriarche Constantin, à qui le métropolite Antoine (Khrapovitsky) écrivit :

"Jusqu'à présent, depuis ma jeunesse, j'ai élevé la voix uniquement pour glorifier les Patriarches orientaux, en particulier les Patriarches œcuméniques, verbalement et par écrit... Je me suis toujours déclaré, par mes actes et mes paroles, philhellène et grand amateur d'idées. Cependant, je ne suis pas papiste et je me souviens bien qu'en plus des grands évêques de l'Église, il y en avait beaucoup d'autres, ennemis internes de l'Église, hérétiques et même hérésiarques... Les deux derniers prédécesseurs de Votre Sainteté avaient aussi tendance à désobéir à la Sainte Eglise et aux canons."

Le Métropolite Antoine appelait "vandalisme ecclésiastique" la situation qui s'était développée dans le monde orthodoxe à cause du Phanar lorsque les Patriarches de Constantinople étaient intervenus dans les affaires des autres Eglises orthodoxes.

Lorsque les autorités finlandaises destituèrent Mgr Seraphim (Lukyanov) de la direction de l'Église de Finlande, les Phanariotes proposèrent, sans accord avec lui, et contrairement à son avis, d'ordonner l'archimandrite Germain [Herman (Aava)] comme évêque. Et c'est lui qui fut plus tard élu chef de l'Église de Finlande.

Le Métropolite Antoine (Khrapovitsky) appela Germain "un faux évêque" et exhorta ceux qui concélébraient et communiaient avec lui à se repentir. Dans une lettre au hiéromoine Polycarpe de Valaam, Vladyka écrivit : "J'ai reçu votre triste nouvelle et j'ai beaucoup déploré l'amertume impitoyable des archi-pasteurs grecs, et je considère Germain comme un simple laïc... Il est clair qu'un gang hérétique est entré dans le Patriarcat de Constantinople... Au Nom de Dieu, je vous conseille de ne pas obéir au faux évêque Germain et au patriarche honteusement décédé Grégoire VII, qui a ruiné le patriarcat par son acte..."

Le métropolite Serge (Stragorodsky) et le rénovationnisme des phanariotes

Le patriarche Constantin resta sur le trône pendant 43 jours seulement et fut exilé en Grèce par le gouvernement turc du pays et il démissionna du Patriarcat quelques mois plus tard. A sa place, fut élu le métropolite de Nicée Basile [Franc-maçon de la Loge Proodos/ Progrès], poursuivit la ligne de rapprochement avec les Rénovationnistes.

Le Synode de l'"Eglise vivante" répondit à cette élection par un message dans lequel il demanda au nouveau patriarche de "prendre paternellement soin de notre chagrin d'Eglise et de se déplacer pour sauver la fille malade - l'Eglise russe", et l'invita à prendre part au "Concile" rénovationniste.

Le patriarche Basile répondit : "Nous sommes présents in absentia avec vous et, dans la mesure du possible, nous contribuerons à l'élimination rapide et complète de la triste division qui, nuisible à votre Église orthodoxe, remplit aussi la Grande Mère l'Église de la plus profonde douleur. Cette lettre, ainsi que d'autres documents, permettait aux rénovationnistes schismatiques de prétendre qu'ils "étaient en communion avec le centre originel de l'Orthodoxie orientale" et de rejeter tous les corps d'autorité ecclésiastique canoniques.

Les schismatiques ne cessaient de souligner qu'ils étaient reconnus par les patriarches orientaux, ce qui signifiait qu'il ne pouvait y avoir aucun doute sur leur légitimité.

En réponse à une lettre d'un évêque rénovationniste qui eut recours à de tels arguments, le métropolite Serge (Stragorodsky) a écrit : "Une indication que certains Patriarches, par exemple de Constantinople et, plus récemment, de Jérusalem, ont échangé des messages avec le Synode [rénovationniste], nous convainc peu. Nous savons que seuls sont dans l'unité de l'Église ceux qui sont en communion avec leur évêque et patriarche légitimes, que celui qui est excommunié par son Patriarche ne peut être accepté en communion avec les autres (Canon 1, Concile de Sainte Sophie ). Et celui qui entre en communion avec un excommunié doit être excommunié (Canons apostoliques 10, 12)".

Donc, si les Patriarches de Constantinople et de Jérusalem sont entrés en communion avec les Rénovationnistes, tant pis pour les Patriarches. Tous, patriarches et laïcs, sont égaux devant la loi de Dieu. Ainsi, lorsqu'au XVe siècle, le patriarche de Constantinople s'est effondré en union avec Rome, l'Eglise russe a refusé de le suivre et les prêtres vivant en Russie ne sont pas devenus orthodoxes. Ainsi, la communion du patriarche de Constantinople avec les Rénovationnistes ne peut que faire du Patriarche un Rénovateur plutôt que de rendre un Rénovateur orthodoxe."

D'accord, si dans cette citation au lieu du terme "rénovationniste" vous écrivez "les membres de "l'église orthodoxe ukrainienne schismatique" et remplacez le patriarche de Jérusalem par le patriarche d'Alexandrie, les paroles du métropolite Serge semblent être écrites aujourd'hui.

Comme nous le voyons, une fois de plus, l'aphorisme selon lequel l'histoire se répète toujours deux fois s'avère juste. D'une part, c'est mauvais, car cela signifie que les figurants de la présente histoire n'ont pas tiré les bonnes conclusions de ce qui eut lieu auparavant. Mais, d'autre part, en se répétant, l'histoire nous montre les mécanismes qui peuvent aider à surmonter les problèmes actuels.

Et surtout, en voyant comment la structure des schismatiques est activement et énergiquement promue aujourd'hui, nous ne devrions pas céder à l'anxiété et, peut-être même, au désespoir. L'Église du Christ dans son histoire a passé à plusieurs reprises l'épreuve des hérésies et des schismes, mais chaque fois elle nous a fait rappeler les paroles du Christ : "J'édifierai mon Église, et les portes de l'enfer ne prévaudront pas contre elle " (Matthieu 16, 18).

C'est pourquoi notre attitude envers les schismatiques de "l'église orthodoxe ukrainienne schismatique"  devrait être basée sur les mêmes principes que l'attitude de l'Eglise russe envers les rénovationnistes des années 1920. Ces principes, l'Évangile, la Tradition de l'Église et ses canons, sont valables aujourd'hui.

Version française Claude Lopez-Ginisty
d'après

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