lundi 11 décembre 2017

Tatiana Vladimirovna Torstensen: Saint Sébastien de Karaganda (6)



7.
Ma première rencontre avec le père Sébastien m’a complètement sidérée. J’étais arrivée à Karaganda le 31 août 1952, soit huit ans après Batiouchka. J’y étais venue rendre visite à ma meilleure amie, médecin elle aussi. Karaganda me plut et je décidai de m’y installer.
À la fin d’octobre, mon amie tomba gravement malade de malaria, et la fièvre atteignit 40-41°C, provoquant un profond délire de psychose aigüe. Sa fille appela l’ambulance en pleine nuit : mon amie fut conduite dans un hôpital psychiâtrique. Quand nous sommes allées là-bas, à 20 kilomètres de Karaganda, sa fille et moi, elle était méconnaissable, horrible à voir. Elle nous arrachait des mains la nourriture que nous avions apportée, elle l’engloutissait puis en reprenait. Ensuite elle s’est mise à quatre pattes, à tourner autour de nous. Les aides-soignantes l’ont emmenée dans sa salle. Nous étions sidérées, anéanties. Sa fille sanglotait, nous étions mortes de fatigue. Nous voyant dans cet état, ma voisine apprenant ce drame, nous dit : –Ne désespérez pas. Je vous conseille d’aller dès demain à Mikhaïlovka. Il y a là un prêtre-moine tout à fait exceptionnel. Nombreux sont ceux qui croient fermement en son aide. Demandez-lui de prier pour votre amie. Allez-y sans douter et sans crainte. S’il est d’accord, la malade guérira. Expliquez-lui ce qui se passe. Elle ne connaissait pas l’adresse, mais, dit-elle, il est connu à Mikhaïlovka, on vous montrera le chemin.
Dès mon arrivée à Karaganda, je m’étais rendue les samedis et dimanches à l’église du 2e puits de mine, j’y avais fait connaissance avec beaucoup de gens, mais personne ne m’avait parlé de ce prêtre de Mikhaïlovka.
Dès le lendemain, je me suis rendue à Mikhaïlovka. Les femmes m’ont effectivement montré le chemin de la rue Basse où il habitait. Mère Agrippine m’a ouvert la porte. Je lui ai exposé l’objet de ma visite. Elle m’a dit très aimablement : –Oui, il faut que vous parliez au père Sébastien. Elle m’a indiqué comment se rendre là où le père Sébastien célébrait un office à la mémoire d’un défunt. « Asseyez-vous sur le banc près de la maison, et quand vous entendrez chanter, cela voudra dire que le père va sortir. Il n’aime pas s’arrêter dans la rue, mais vous, marchez à côté de lui, et dites-lui tout ce qu’il faut lui dire. Tout en marchant, il vous écoutera. »
Il en fut exactement ainsi. Il marchait sans rien dire, sans ralentir, mais il écoutait attentivement mes propos. Lorsque je lui demandai son aide, il s’arrêta, me regarda avec une expression empreinte de bonté et un regard qui pénétrait dans l’âme et doucement, il dit : « Elle n’est pas orthodoxe, ni même croyante ». J’en fus stupéfaite. « Oui, dis-je, elle est luthérienne. Son père était estonien et sa mère russe. Elle n’est pas contre la foi, mais elle en est loin. Pourtant elle est bonne et gentille ». Le prêtre avait repris sa marche rapide. « Les luthériens sont aussi des chrétiens, dit Batiouchka. Je vais prier pour elle. Allez la voir d’ici deux ou trois jours et priez vous-même de tout cœur. »
Trois jours plus tard, en arrivant à l’hôpital, une infirmière nous vit dans la cour et nous dit en souriant : « J’ai une bonne nouvelle pour vous : hier votre malade est sortie de crise : elle se repose chez les convalescents.
Mon amie était redevenue comme avant. Nous étions très heureuses d’un tel changement en l’espace de deux jours. Dans le train qui nous ramenait à la maison, j’étais assise dans un coin, je me suis tournée vers la fenêtre et me suis mise à pleurer. Cher père Sébastien ! Quel miracle !
Le lendemain, juste après avoir achevé la tournée des malades, je suis sortie de l’hôpital pour aller remercier Batiouchka.
À la maison, il était attentionné, accueillant. Il m’a invité à rester pour le repas de midi avec eux, il était joyeux et m’a posé beaucoup de questions.
Mère Agrippine m’a donné une adresse où je pourrais dormir après les liturgies nocturnes. Peu après, je suis devenue le médecin traitant de Batiouchka et sa fille spirituelle. Ma vie a pris alors un tout autre cours.

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