mardi 24 novembre 2015

Jean-Claude LARCHET: Recension/Michel Quenot, « Les glorieux combattants » [Éditions Orthdruk 2015]

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Michel Quenot, « Les glorieux combattants », Éditions Orthdruk, 2015, 229 pages, 141 illustrations en couleur.


Le protopresbytre Michel Quenot poursuit son travail d’exploration systématique des différents thèmes iconographiques en nous présentant cette fois un volume consacré aux saints guerriers.Le premier chapitre évoque la référence aux armes et aux armées dans l’Ancien Testament (affrontements guerriers du peuple de Dieu, forte présence des armées célestes, métaphores du combat spirituel, dans les Psaumes notamment).Le deuxième chapitre souligne que le Christ rompt avec la loi du talion et à l’enchaînement de la violence, opposant le pardon et l’amour des ennemis aux représailles, affirme que son royaume n’est pas de ce monde, répète qu’il est venu apporter la paix, et donne la prééminence absolue au combat spirituel. C’est sur ce « bon combat » qu’insisteront aussi saint Paul et les apôtres, préconisant ainsi une « violence pacifique ».

Le troisième chapitre s’intéresse au statut de la présence chrétienne dans l’armée impériale. Celle-ci est inexistante dans les premiers temps, où les chrétiens sont assimilés par les Romains à des Juifs et sont donc exemptés de service militaire. De l’an 70 à 110 environ, aucun chrétien ne s’engage volontairement dans l’armée. C’est la pression barbare qui, à partir du règne de Marc Aurèle (160-180), entraîne un recrutement forcé. Jusqu’à Constantin cependant, l’armée compte un faible pourcentage de chrétiens. Sous les empereurs païens qui se succèdent, leur situation est difficile: lorsqu’ils refusent de rendre à l’empereur le culte qu’il exige ou de sacrifier aux dieux, ils subissent le martyre. L’avènement des empereurs chrétiens rend leur situation plus facile, mais ne les libère pas de tout problème de conscience: comment concilier les implications du métier des armes avec l’interdiction de tuer et l’idéal de paix inhérents au christianisme ? Saint Athanase d’Alexandrie et saint Ambroise de Milan invitent les soldats à la modération (c’est-à-dire à éviter les exactions) et à ne tuer qu’en cas de nécessité, tandis que saint Basile demande à ceux qui ont tué de se purifier et d’accepter une excommunication de trois ans. L’auteur exprime de manière nuancée le dilemme devant lequel se trouve le soldat chrétien, et le biais par lequel, dans certaines circonstances, une guerre défensive se justifie sans pourtant que la guerre, qui ne peut jamais être mieux qu’un moindre mal, puisse jamais être qualifiée de juste :« Le combat contre le mal requiert un grand discernement, car comment s’y opposer sans commettre soi-même des actes répréhensibles dont chaque conflit armé offre une large palette? Comment faire usage de la force sans céder à la violence? Tâche redoutable que celle du soldat chrétien! Dans sa position d’intermédiaire entre l’agresseur et l’agressé, il lui revient d’agir avec droiture, prêt à défendre l’innocent, mais sans anéantir ou blesser physiquement et psychiquement l’adversaire par pure vengeance ou plaisir. Cet immense contrôle de soi revêt une dimension ascétique indéniable. Le courage manifesté dans la retenue ou dans un type d’action mesuré entraîne souvent reproches et critiques de la part des partisans de la violence aveugle et donc coupable, dans la répression des ennemis.

La guerre étant par nature un mal, le terme de guerre juste devient par conséquent abusif et utopique. Toute guerre entraîne en effet dans son sillage de multiples drames personnels et collectifs. Mais de même que Moïse autorise la répudiation d’une épouse dans l’Ancien Testament, ce qui faire dire à Jésus que cette concession répond à la “dureté de cœur” (Mt 19, 8) des hommes, ainsi la guerre est acceptée en raison de la situation particulière du monde, où l’on ne peut laisser certains groupes ou nations agir impunément lorsque des hommes et des femmes sont cruellement opprimés. »L’auteur cite alors le Document du Concile de l’Église orthodoxe russe du 16 août 2000, qui dans son chapitre 8 intitulé « Guerre et paix » remarque : « Porteurs de la bonne nouvelle de la réconciliation (Rm 10, 15), mais se trouvant dans “ce monde” qui gît dans le mal (1 Jn 5, 19) et est marqué par la violence, les chrétiens sont confrontés à l’obligation de participer à différents combats. Tout en reconnaissant la guerre comme un mal, l’Église ne défend pas à ses fidèles de participer aux opérations militaires, lorsqu’il s’agit de défendre le prochain ou de restaurer la justice bafouée. La guerre est alors indésirable, mais inévitable. »Particulièrement intéressant est cet épisode historique, relaté par ce même Document et également cité par l’auteur :

« Lorsque le patriarche de Constantinople envoya le saint, égal aux Apôtres, Cyrille prêcher l’Évangile et que celui-ci fut arrivé dans la capitale des Sarrasins, de savants disciples de Mahomet disputèrent de la foi avec lui. Il lui fut entre autre demandé: “Le Christ est votre Dieu. Il vous a commandé de prier pour vos ennemis, de faire le bien à ceux qui vous haïssent et vous persécutent, à celui qui vous frappe sur la joue de présenter l’autre, mais que faites-vous? Si quelqu’un vous offense, vous affûtez votre arme, vous combattez, vous tuez. Pourquoi donc n’écoutez-vous pas votre Christ?” Les ayant écoutés, saint Cyrille interrogea ses interlocuteurs: “Si dans une seule loi sont contenus deux commandements, qui sera le vrai citoyen? Celui qui accomplit l’un des commandements ou celui qui accomplit les deux?” Lorsqu’ils eurent répondu qu’accomplit mieux la loi celui qui observe les deux commandements, le saint prêcheur continua: “Le Christ notre Dieu, en nous enseignant à prier pour ceux qui nous ont offensé et de leur faire du bien, a dit, de même, que personne ne peut montrer de plus grand amour en cette vie qu’en donnant son âme pour ses amis (Jn 15, 3). Voilà pourquoi nous supportons avec grandeur d’âme les offenses qui nous sont faites personnellement, mais nous nous défendons les uns les autres et offrons notre vie au combat pour notre prochain, afin que vous, qui avez réduit nos compatriotes en esclavage, ne rendiez pas esclaves leurs âmes avec leurs corps, les contraignant à renier leur foi et à agir contre les commandements de Dieu. Nos soldats chrétiens défendent l’arme à la main la Sainte Église et le souverain en lequel ils honorent le pouvoir du Roi céleste; ils gardent la patrie, sachant que sa destruction serait suivie immédiatement de la chute du pouvoir et de l’ébranlement de la foi en l’Évangile. Voilà les gages précieux pour lesquels les soldats doivent combattre jusqu’à la dernière goutte de sang sur le champ de bataille. L’Église les élève au rang des saints martyrs et les appelle intercesseurs devant Dieu.” ».Le quatrième chapitre présente les caractères généraux de l’iconographie des saints soldats, souligant la place importance qu’elle occupe dans les églises; il analyse les différents attributs militaires dont ils sont pourvus: armure, bouclier, épée, arc, lance, chevaux…, dont la représentation est souvent symbolique.Le cinquième chapitre évoque la figure des premiers grands stratèges (saint Georges, saint Théodore Tiron, saint Théodore Stratilate, saint Mercure, saint Démètre de Thessalonique, saint Procope). Le sixième chapitre est dédié à des soldats chrétiens martyrisés en groupes (le saints martyrs de la Légion thébaine, les 70 soldats syriens d’Apamée, les cent cinquante soldats martyrs en Isaurie, les quarante martyrs de Sébaste, etc.).Le septième chapitre présente les soldats martyrs jusqu’à Constantin le Grand, depuis Longin le Centurion jusqu’à saint Ménas d’Égypte. Le huitième chapitre consacre de brèves notices aux soldats qui, au cours des siècles suivants et jusqu’à la fin du premier millénaire, ont combattu sous le signe de la Croix.Le neuvième chapitre donne quelques exemples seulement de saints soldats du second millénaire (le Grand prince Vladimir, Boris et Gleb, Alexandre Nevsky, Dimitri Donskoï, le prince Lazare de Serbie, l’amiral Théodore Ushakov, et très près de nous, un soldat russe mort martyr au cours de la guerre contre les islamistes tchétchènes: Eugène Rodionoff (1977-1996).À travers toutes les notices qu’il leur consacre, l’auteur montre que ces hommes valeureux ont prioritairement combattu avec les armes de la foi, brillant par leur bonté, luttant surtout contre leurs passions, et se montrant toujours prêts à sacrifier leur vie pour les autres, mais aussi pour le maintien de la foi chrétienne. Beaucoup sont morts en martyrs pour avoir confessé leur foi dans un environnement qui lui était hostile et la mettait en balance avec leur vie.Le dernier chapitre montre comment le combat de ces saints soldats est relié au combat spirituel intérieur dont le christianisme a fait de tout temps sa priorité : les services liturgiques qui leur sont dédiés sont habités par cette notion.

La réflexion de l’auteur se rattache aussi à l’actualité:

« Des événements récents prouvent, s’il en est encore besoin, que nous sommes entrés dans une nouvelle phase concernant la présence chrétienne en Occident. La poussée islamiste radicale, discrète dans un premier temps, gagne en importance et surprend ceux-là même qui l’ont jusqu’à récemment banalisée. Non pas qu’il faille craindre une société pluriculturelle, mais une tolérance aveugle, et donc sans discernement, fait le lit de l’intolérance qui exploite sournoisement les failles des sociétés ouvertes qui finissent par s’autoflageller. L’indifférence religieuse de nombreux citoyens, issus de familles chrétiennes, crée un vide que les idéologies les plus fallacieuses s’empressent de combler, imposant peu à peu leur vision du monde. L’hédonisme, érigé en religion, endort chez les uns la conscience, muselée chez d’autres par la peur et l’angoisse, laissant le champ libre aux nouvelles formes de pensée totalitaire. Dans sa crainte de déplaire aux groupes de pression, l’État devient à son tour complice par son silence et son inaction. Comment expliquer que la moindre atteinte aux intérêts de certains groupes reçoive un vaste écho et produise une réaction musclée, alors que les agressions contre les chrétiens et leur patrimoine restent souvent ignorées et bénéficient de l’impunité? Cette politique à géométrie variable marque le début d’une persécution larvée qui tend hélas à s’amplifier. L’histoire ancienne et récente dans certaines régions du globe livre l’exemple de chrétiens qui ont affronté des conditions d’hostilité extrêmes. Dans ce sens, le témoignage (martyria en grec), auquel chaque chrétien est appelé, revêt parfois une forme aiguë. Les soldats et guerriers, dont il est question ici, ont lutté pour leur foi, pour la défense des libertés fondamentales et ont témoigné en cela de leur attachement au Christ. La tiédeur de nombreux chrétiens résulte d’une perte du sens du sacré liée à l’obscurcissement du regard spirituel. »

Ce livre a le grand intérêt d’offrir une synthèse sur une catégorie de saints très présente dans l’Église orthodoxe, mais souvent mal comprise, en rassemblant des figures dispersées dans les Synaxaires, en les faisant mieux connaître, et en dégageant de manière nuancée la signification spirituelle de leur statut particulier qui ne va pas de soi, puisque l’idéal du christianisme est un idéal de paix qui a priori ne fait pas bon ménage avec les implications du métier des armes.
Comme dans tous les livres précédents du P. Michel Quenot, les illustrations sont abondantes (près de cent quarante), fort bien choisies, et souvent inédites. Les éditions orthdruk ont une fois de plus réalisé un ouvrage de grande qualité typographique et graphique pour un prix modéré.
Le livre est diffusé pour tous pays sauf la Suisse par La Procure, et en Suisse par la Diffusion Albert le Grand. Il peut être commandé en ligne à la Librairie du monastère orthodoxe de la Transfiguration.

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