mardi 27 juin 2023

Père Georges Florovsky: Revenir aux Pères de l'Eglise

Père Georges Florovsky
de bienheureuse mémoire


I. Revenir aux Pères

1« En suivant les saints Pères »… C’était l’habitude, dans l’Église ancienne, d’introduire des affirmations doctrinales par ces mots. La confession de foi de Chalcédoine s’ouvre ainsi en reprenant les confessions de foi des deux premiers conciles. Le concile Nicée II, en 787, commence le Horos à propos des images d’une façon plus élaborée : « … nous conservons intact le bien de l’Église catholique ; et nous suivons les six saints conciles œcuméniques, d’abord celui qui s’est réuni dans l’illustre métropole de Nicée, puis également celui qui s’est réuni dans la ville impériale, protégée de Dieu ». L’enseignement des Pères est l’expression formelle et normative de référence.

  • 2 [Saint Vincent de LérinsCommonitorium, traduction de P. Monat (2005) pour le site patristique.org (...)
  • 3 [Cf. Ap 21, 5.]
  • 4 On a récemment suggéré que les Gnostiques avaient été les premiers à invoquer de façon explicite l’ (...)

2Cependant, cela représentait bien plus qu’un simple « appel à l’ancienneté ». En vérité, depuis ses origines, l’Église met toujours l’accent sur la permanence de sa foi à travers les siècles. Cette identité, depuis les temps apostoliques, est le signe et le témoignage le plus visible d’une foi droite qui est toujours la même. Selon l’affirmation bien connue de Vincent de Lérins, in ipsa item catholica ecclesia magnopere curandum est ut id teneamus quod ubique, quod semper, quod ab omnibus creditum est – « Dans l’Église catholique même, il faut veiller soigneusement à s’en tenir ce qui a été cru partout, et toujours et par tous » (Commonitorium2, 2, 5). Mais « l’ancienneté » n’est pas en elle-même une preuve suffisante de la foi véritable. Bien plus, le message chrétien était, à l’évidence, une « nouveauté » frappante pour le « monde ancien » et véritablement un appel à un renouvellement radical. Ce qui est « ancien » a disparu et tout est renouvelé3. D’un autre côté, les hérésies elles aussi se réclamaient souvent du passé et invoquaient l’autorité de certaines traditions. Et de fait, les hérésies s’attardaient souvent dans des conceptions passéistes4. Des formulations archaïques peuvent être dangereusement trompeuses. Vincent de Lérins lui-même était pleinement conscient de ce danger. Qu’il suffise à ce sujet de citer ce passage terrible :

  • 5 Commonitorium, 6, 10.

Et, ô surprenant retour des choses ! les promoteurs de cette opinion sont considérés comme catholiques, mais leurs partisans comme hérétiques : les maîtres sont absous, et les disciples condamnés ; ceux qui ont écrit les livres seront enfants du Royaume, ceux qui les auront défendus, c’est la géhenne qui les accueillera5.

3Vincent de Lérins a ici en mémoire saint Cyprien et les Donatistes. Cyprien lui-même était confronté à cette même situation. L’ancienneté comme telle peut s’avérer n’être qu’un préjugé tenace ; c’est ce qu’on lit dans sa lettre 74 : « L’ancienneté sans la vérité n’est que la vétusté de l’erreur ». Et encore, dans les 87 Sentences des évêques : « Le Seigneur a dit : Je suis la vérité, il n’a pas dit : Je suis la coutume » (87 Sentences, 30). Une façon de dire que les usages anciens comme tels ne garantissent pas la vérité. La Vérité n’est pas simplement une habitude.

4La tradition authentique est la tradition de la vérité, traditio veritatis. Cette tradition, selon saint Irénée, est fondée sur et garantie par ce « sûr charisme de la vérité », qui a été déposé dans l’Église depuis son commencement et préservé par la succession ininterrompue du ministère épiscopal : « Qui cum episcopatus successione charisma veritatis certum acceperunt » (Contre les hérésies IV, 40, 2). La Tradition dans l’Église n’est pas la continuité de la mémoire humaine ou la perpétuation de rites et d’usages. C’est une « tradition-dépôt », qui ne peut pas être comptée au nombre des règles mortelles. En définitive, la tradition est la continuité de la présence permanente de l’Esprit Saint dans l’Église, qui assure que Dieu continue de la guider et de l’illuminer. L’Église n’est pas prisonnière de la « lettre ». Au contraire elle est constamment poussée en avant par l’« esprit ». Le même Esprit, l’Esprit de Vérité, qui « a parlé par les prophètes », qui a guidé les Apôtres, guide encore de manière continue l’Église vers une appréhension et une compréhension plus pleines de la vérité divine, de gloire en gloire.

5« En suivant les saints Pères »… Ce n’est pas une référence à quelque tradition abstraite, réduite à des formules et des affirmations. C’est, avant tout, un appel au témoignage des saints. En vérité, nous en appelons aux apôtres, et pas seulement à une « apostolicité » abstraite. C’est de cette même façon que nous nous référons aux Pères. Le témoignage des Pères appartient, intrinsèquement et intégralement, à la structure même de la foi orthodoxe. L’Église est liée de façon égale au kérygme et à la doctrine des Pères. Citons sur ce point une admirable hymne ancienne (peut-être due à Saint Romanos le Mélode) :

  • 6 Paul Maas, (ed.), Frühbyzantinische Kirchenpoesie, I, Bonn 1910, s. 24.

Conservant le kérygme des Apôtres et les doctrines des Pères, l’Église a scellé l’unique foi et en portant la tunique de la vérité elle donne forme droite au brocart de la théologie céleste et glorifie le grand mystère de la piété….6

  • 7 [Saint Athanase, Saint Grégoire le théologien et Saint Jean Chrysostome.]

6L’Église est « apostolique », bien sûr. Mais l’Église est aussi « patristique ». Elle est intrinsèquement « l’Église des Pères ». Ces deux « notes » ne peuvent pas être séparées. C’est seulement en étant « patristique » que l’Église est véritablement « apostolique ». Le témoignage des Pères est beaucoup plus qu’une simple caractéristique historique, une voix du passé. Citons un passage d’une autre hymne de l’office des Trois Hiérarques7 :

Par votre parole de connaissance, vous avez composé les doctrines que les pêcheurs d’hommes avaient d’abord établies en mots simples ; votre connaissance tenait de la puissance de l’Esprit, et notre simple piété avait besoin de prendre forme.

  • 8 Louis Bouyer, « Le renouveau des études patristiques », La Vie Intellectuelle, XV, Février 1947, p. (...)

7Il y a pour ainsi dire deux étapes de base dans la proclamation de la foi chrétienne. « Notre simple foi avait besoin de prendre forme ». Il y avait une urgence interne, une logique interne, une nécessité interne, dans ce passage du kérygme à la doctrine. En vérité, l’enseignement des Pères et la doctrine de l’Église sont encore le même « simple message » qui fut transmis, donné en dépôt, une fois pour toutes, par les apôtres. Mais à présent il est pour ainsi dire véritablement et pleinement articulé. La prédication apostolique est gardée vivante dans l’Église, et pas seulement conservée. En ce sens, l’enseignement des Pères est une catégorie permanente de l’existence chrétienne, la mesure et le critère permanents et ultimes de la foi droite. Les Pères ne sont pas seulement des témoins d’une foi ancienne, testes antitquitatis. Ils sont bien plutôt des témoins de la vraie foi, testes veritatis. Parler de « l’esprit des Pères », c’est une référence intrinsèque à la théologie orthodoxe, pas moins que l’Écriture sainte et en vérité jamais séparée d’elle. Comme cela a été bien dit récemment, « l’Église catholique de tous les temps n’est pas seulement la fille de l’Église des Pères, mais elle est et demeure l’Église des Pères8 ».

8Le trait principal de la théologie patristique était son caractère « existentiel », pour reprendre un néologisme admis. Les Pères faisaient de la théologie, comme le dit Grégoire de Nazianze « à la manière de pêcheurs d’hommes, et non à la manière d’Aristote » (Discours 23, 12). Leur théologie était encore un « message », un kérygme. Leur théologie était encore une « théologie kérygmatique », même si elle était ordonnée logiquement et soutenue par des arguments rationnels. La référence ultime restait la vision de la foi, la connaissance et l’expérience spirituelles. Séparée de la vie du Christ, la théologie ne porte pas de convictions et, si elle est sans lien avec la vie de la foi, elle peut dégénérer en dialectique creuse, une logorrhée vaine, sans aucune conséquence spirituelle. La théologie patristique était existentiellement enracinée dans l’engagement décisif de la foi. Ce n’était pas une « discipline » explicative d’elle-même, que l’on pouvait présenter de façon argumentée, c’est à dire « à la manière d’Aristote », sans aucun engagement spirituel préalable. À l’époque des controverses théologiques et des débats incessants, les grands Pères cappadociens ont formellement protesté contre le recours à la dialectique, aux syllogismes d’Aristote et ont prôné de référer la théologie à la vision de la foi. La théologie patristique ne devait pas seulement être « prêchée » ou prêchée et « proclamée » depuis la chaire, elle devait aussi être proclamée dans les mots de la prière et des saints rites, et, en vérité, manifestée dans toute l’architecture de la vie chrétienne. Cette théologie là ne pouvait en aucun cas être séparée de la vie de prière et de la pratique de la vertu. « Le sommet de la pureté est le commencement de la théologie », selon les mots de saint Jean Climaque (Échelle du Paradis, 30).

9D’un autre côté une théologie de ce genre est toujours, pour ainsi dire, « propédeutique », du fait que sa visée, son but ultime est de s’assurer de et de reconnaître le mystère du Dieu vivant, et en vérité d’en porter témoignage, en parole et en acte. La « théologie » n’est pas une fin en soi. Ce n’est jamais qu’un moyen. La théologie, et même les dogmes ne proposent pas davantage qu’une mise en forme rationnelle de la vérité révélée, et un témoignage « noétique » rendu à celle-ci. C’est seulement dans l’acte de foi que cette mise en forme trouve son contenu plénier. Les formulations christologiques ne sont pleinement signifiantes que pour ceux qui ont fait la rencontre du Christ vivant et qui l’ont reçu et reconnu comme Dieu et Sauveur, et qui vivent dans la foi en Lui, en son Corps, l’Église. En ce sens, la théologie n’est jamais une discipline auto-référentielle. Elle en appelle constamment à la vision de la foi. « Ce que nous avons vu et ce que nous avons entendu, nous vous l’annonçons » (1 Jn 1, 1). Séparés de cette annonce, les formulations théologiques sont vides et sans effet. C’est pour cela aussi qu’elles ne peuvent pas être prises « abstraitement », c’est-à-dire en dehors de tout contexte de foi. Il est trompeur d’isoler des affirmations particulières des Pères et de les détacher de la perspective globale dans laquelle elles ont véritablement été élaborées, tout comme il est trompeur de bricoler avec des citations détachées de l’Écriture. C’est une habitude dangereuse de « citer » les Pères, c’est-à-dire quelques-unes de leurs phrases et des affirmations, prises isolément ; en dehors de leur contexte concret, le seul dans lequel elles ont leur signification propre et pleine et sont vraiment vivantes. « Suivre les Pères », ne signifie pas simplement les « citer ». « Suivre » les Pères signifie acquérir leur « esprit », leur phronèma.

II. Quels Pères ? Les risques d’une périodisation trompeuse

  • 9 MabillonBernardi Opera, Praefatio generalis, n. 23, Migne, PL, CLXXXII, c. 26.

10Nous arrivons à présent au point crucial. Le nom « Pères de l’Église » est habituellement réservé aux maîtres de l’Église ancienne. Et on affirme couramment que leur autorité tient à leur ancienneté, à leur proximité relative avec l’« Église primitive », avec le premier « Âge » de l’Église. Déjà saint Jérôme contestait cette idée. En vérité, il n’y a pas eu diminution de l’autorité ; et pas de diminution du caractère immédiat de la compétence et du savoir spirituels au cours de l’histoire du christianisme. Pourtant cette idée d’une « diminution » a fortement affecté notre pensée théologique moderne. En fait, on affirme trop souvent, consciemment ou inconsciemment, que l’Église des commencements était pour ainsi dire plus proche du jaillissement de la vérité. Si c’est là admettre notre propre échec, nos insuffisances et faire humblement acte d’auto-critique, une telle affirmation a de l’écho, elle est utile. Mais il est dangereux d’en faire le point de départ ou la base de notre théologie de l’histoire de l’Église ou même de notre théologie de l’Église. C’est vrai que l’âge apostolique doit garder sa position unique. Pourtant, ce n’était qu’un commencement. Et il y a un large accord pour reconnaître que l’âge des Pères a lui aussi pris fin et en conséquence on n’y voit qu’un développement ancien, dépassé, « archaïque ». La limite de l’âge patristique est diversement définie : on considère habituellement Jean Damascène comme le « dernier Père » d’Orient, et Grégoire le Grand ou Isidore de Séville comme les « derniers Pères » en Occident. Cette périodisation a été à juste titre critiquée récemment. Ne pourrait-on pas, par exemple, inclure au moins Théodore Studite parmi les Pères ? Et déjà Mabillon suggérait que Bernard de Clairvaux, le Doctor mellifluus, était « le dernier Père, et sûrement pas inférieur aux plus anciens9 ». En réalité, il y a là plus qu’une question de périodisation. Du point de vue occidental, l’Âge des Pères a été remplacé et même supplanté par l’Âge des Docteurs, qui a représenté un pas en avant fondamental. Depuis l’aube de la Scolastique, la théologie patristique a été considérée comme dépassée, est devenue véritablement un « âge ancien », une sorte de prélude archaïque. Ce point de vue, légitime pour l’Occident, a malheureusement été accepté aussi par beaucoup en Orient, aveuglément et de manière non-critique. En conséquence on se trouve devant une alternative : soit on regrette le retard de l’Orient qui n’a jamais développé aucune scolastique qui lui soit propre. Soit on s’enferme dans « l’âge ancien », d’une manière plus ou moins archéologique, et on pratique ce qui a été décrit non sans humour comme une « théologie de la répétition ». Cette dernière éventualité n’est, de fait, qu’une forme particulière d’une imitation de la scolastique.

11Il n’est pas rare de nos jours qu’on affirme que l’« Âge des Pères » s’est probablement achevé beaucoup plus tôt qu’avec Jean Damascène. Très souvent, on ne va pas au-delà du règne de Justinien ou même, déjà, du concile de Chalcédoine. Léonce de Byzance n’était-il pas déjà le « premier scolastique » ? Psychologiquement cette attitude se comprend tout à fait, mais théologiquement elle ne se justifie pas. Il est vrai que les Pères du quatrième siècle sont particulièrement impressionnants et leur grandeur unique ne peut pas être contestée. Cependant l’Église est restée pleinement vivante aussi après Nicée et Chalcédoine. L’accent excessif couramment mis sur les « cinq premiers siècles » fausse gravement la vision théologique et empêche la compréhension juste du dogme de Chalcédoine lui-même. Le décret du sixième concile œcuménique est souvent considéré comme un simple « appendice » à celui de Chalcédoine, qui n’intéresserait que les spécialistes, et la grande figure de Maxime le Confesseur est presque complètement ignorée. Et en conséquence, la portée théologique du septième concile œcuménique (Nicée II) est dangereusement obscurcie, au point qu’on finit par se demander pourquoi le « Triomphe de l’Orthodoxie » est lié à la commémoration de la victoire de l’Église sur les iconoclastes. S’agissait-il seulement d’une controverse à propos des rites ? Nous oublions souvent que le « consensus de cinq siècles », c’est-à-dire, effectivement, jusqu’à Chalcédoine, était une formulation protestante et reflétait une « théologie de l’histoire » propre à certains protestants. C’était une formulation étroite, mais en même temps elle paraissait trop inclusive à ceux qui voulaient s’enfermer dans l’âge apostolique. La question, pourtant, est que l’expression orientale usuelle des « sept conciles œcuméniques » est à peine meilleure, puisqu’elle tend, c’est habituellement le cas, à réduire ou à limiter l’autorité spirituelle de l’Église aux huit premiers siècles, comme si l’« Âge d’or » de la chrétienté était déjà terminé et que nous étions à présent à nouveau dans une âge de fer, bien plus bas sur l’échelle de la vigueur et de l’autorité spirituelles. Notre pensée théologique a été dangereusement affectée par l’idée de déclin, qui a été adoptée pour interpréter en Occident l’histoire de l’Église depuis la Réforme. La plénitude de l’Église, ainsi, était interprétée de manière statique, et l’attitude à l’égard de l’Antiquité a été faussée et comprise à contresens. Et après tout, cela ne fait pas beaucoup de différence de réduire l’autorité normative de l’Église à un siècle, ou à cinq, ou à huit siècles. Mais il ne devrait y avoir aucune réduction ! Il n’y a donc place pour aucune « théologie de la répétition ». L’Église a encore pleine autorité comme c’était le cas dans le passé, et l’Esprit de Vérité la presse aujourd’hui tout autant que dans le passé.

12Un des résultats immédiats de notre périodisation irréfléchie est que nous ignorons, tout simplement, l’héritage de la théologie byzantine. Nous sommes prêts, plus encore que dans la précédente décennie, à admettre l’autorité pérenne des Pères, particulièrement depuis la renaissance des études patristiques en Occident. Mais nous avons encore tendance à limiter le spectre de cette période des Pères et à l’évidence les théologiens byzantins ne sont pas spontanément comptés parmi les Pères. Nous sommes enclins à établir une discrimination plutôt rigide entre période patristique (dans un sens plus ou moins étroit) et période byzantine. Nous sommes aussi enclins à considérer la période byzantine comme une suite mineure de l’âge patristique. Nous avons encore des doutes sur sa pertinence normative pour la pensée théologique. En réalité, la théologie byzantine a été beaucoup plus qu’une répétition de la théologie patristique, et ce qu’elle a apporté de nouveau n’était pas non plus inférieur à l’apport de l’Antiquité chrétienne. En vérité, la théologie byzantine fut une continuation organique de l’âge patristique. Y a-t-il eu rupture ? Est-ce que l’éthos de l’Église orthodoxe orientale a jamais changé, à un moment précis de l’histoire, qui n’a jamais été vraiment identifié unanimement, de sorte que le que développement ultérieur aurait une autorité et une importance moindres, s’il en a encore une ? Admettre cela, voilà ce que l’on fait implicitement en se rattachant de façon réductrice aux sept conciles œcuméniques. Alors, Syméon le Nouveau Théologien et Grégoire Palamas sont tout simplement laissés de côté, de même que les grands conciles hésychastes du 14e siècle sont ignorés et oubliés. Quelle place, quelle autorité pour eux dans l’Église ?

13En réalité, Syméon et Grégoire sont encore des maîtres qui ont autorité et ils inspirent tous ceux qui, dans l’Église orthodoxe, s’efforcent d’arriver à la perfection et vivent une vie de prière et de contemplation, qu’ils vivent dans des communautés monastiques ou dans la solitude de désert, et même dans le monde. Ces personnes pleines de foi n’ont conscience d’aucune rupture que ce soit entre les Pères et Byzance. La Philocalie, cette grande encyclopédie de la piété orientale, qui comprend des œuvres écrites au long de bien des siècles, devient de plus en plus, de nos jours, le manuel qui guide et instruit tous ceux qui sont désireux de pratiquer l’orthodoxie dans notre contexte contemporain. L’autorité de son compilateur, Nicodème l’Hagiorite, a été récemment reconnue et mise en valeur par sa canonisation officielle dans l’Église. En ce sens, nous devons dire : « l’Âge des Pères continue dans l’Église adorante ». Ne devrait-il pas continuer également dans nos études, dans nos recherches et notre formation théologiques ? Ne devrions-nous pas retrouver l’esprit des Pères aussi dans notre pensée et notre enseignement théologiques ? Le retrouver, non pas comme un style ou une attitude archaïques, non pas comme une relique vénérable, mais comme une attitude existentielle, comme une orientation spirituelle ? Ce n’est que de cette manière que notre théologie sera réintégrée dans la plénitude de notre existence chrétienne. Ce n’est pas assez de garder la liturgie byzantine comme nous le faisons, de restaurer l’iconographie et la musique byzantines, comme nous sommes encore réticents à le faire, et de pratiquer certaines formes de dévotion. Mais on doit aller aux racines même de cette « piété traditionnelle » et retrouver l’esprit des Pères. Autrement nous pourrions courir le risque d’être écartelés intérieurement, comme beaucoup le sont actuellement, entre les formes traditionnelles de piété et des habitudes de réflexion théologique très éloignées de la tradition. C’est un danger réel. Comme adorateurs, nous sommes encore dans la tradition des Pères. Ne devrions-nous pas nous tenir aussi, consciemment et explicitement, dans la même tradition comme théologiens, comme témoins et enseignants de l’orthodoxie. Pouvons-nous garder notre intégrité autrement ?

Haut de page

Notes

2 [Saint Vincent de LérinsCommonitorium, traduction de P. Monat (2005) pour le site patristique.org ; M. Meslin avait publié une traduction en 1959, pour les Éditions du Soleil Levant, Namur.]

3 [Cf. Ap 21, 5.]

4 On a récemment suggéré que les Gnostiques avaient été les premiers à invoquer de façon explicite l’autorité d’une « Tradition apostolique » et que c’était cet usage qui avait poussé saint Irénée à élaborer sa propre conception de la Tradition. Voir D. B. Reynders, « Paradosis : Le progrès de l’idée de tradition jusqu’à Saint Irénée », Recherches de Théologie ancienne et médiévale, V (1933), p. 155-191. Quoi qu’il en soit, les Gnostiques avaient l’habitude de se référer à la Tradition.

5 Commonitorium, 6, 10.

6 Paul Maas, (ed.), Frühbyzantinische Kirchenpoesie, I, Bonn 1910, s. 24.

7 [Saint Athanase, Saint Grégoire le théologien et Saint Jean Chrysostome.]

8 Louis Bouyer, « Le renouveau des études patristiques », La Vie Intellectuelle, XV, Février 1947, p. 18.

9 MabillonBernardi Opera, Praefatio generalis, n. 23, Migne, PL, CLXXXII, c. 26.

SOURCE: 

OPENEDITION JOURNAL

Pour citer cet article

Référence papier

Georges Florovsky« La tradition des Pères et l’ethos de l’Église orthodoxe »Revue des sciences religieuses, 89/4 | 2015, 443-450.

Référence électronique

Georges Florovsky« La tradition des Pères et l’ethos de l’Église orthodoxe »Revue des sciences religieuses [En ligne], 89/4 | 2015, mis en ligne le 04 février 2016, consulté le 23 juin 2023URL : http://journals.openedition.org/rsr/2800 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rsr.2800

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire